Les Basis Boys et la conquête de la Colombie-Britannique par le clan Martin
Dossier drogue et politique en Colombie-Britannique –partie 4
(précédent)
Durant la course au leadership du Parti libéral du Canada, la campagne de l’ex-ministre fédéral des Finances, M. Paul Martin Jr, prit des allures de pêche miraculeuse en Colombie-Britannique. En effet, les partisans de M. Martin réussirent à prendre le contrôle de l’ensemble des 34 Associations libérales de comté fédéral que compte la province de Colombie-Britannique, sauf une. (23)
Cette mainmise sur les Associations libérales de comté fut rendue possible grâce à une campagne de recrutement massif que déployèrent les organisateurs du clan Martin aux quatre coins de la province. Ainsi, en l’espace de seulement 18 mois, le membership du PLC (section de C.-B.), qui ne comptait que 4000 adhérents en février 2002, gonfla jusqu’à atteindre 37 226 membres, en août 2003. (24)
En tenant compte des frais d’adhésion de dix dollars par tête, cette croissance exponentielle du membership libéral s’est traduite par une rentrée d’argent de l’ordre de 330 000$ dans les coffres du PLC (section de C.-B.). À cette somme s’ajoute 600 000$ en contributions financière à la caisse du parti. Signe que les « Basi’s Boys » furent hyper-actifs durant la campagne de recrutement, le nouveau membership comptait désormais 40% d’Indo-canadiens.
Malgré leur performance époustouflante, les organisateurs libéraux pro-Martin de Colombie-Britannique n’auront pas pu savourer leur exploit bien longtemps. Lorsque les perquisitions au parlement révélèrent que David Basi, l’un des plus prolifiques recruteurs de membres Indo-canadiens, faisait désormais figure de suspect dans une enquête secrète de l’escouade des stups, le succès des partisans de M. Martin s’est vite transformé en cauchemar.
Assailli de questions par les journalistes, le président du Parti libéral fédéral (section de C.-B.), M. Bill Cunningham, a dû reconnaître que M. Basi avait fait « beaucoup de travail » pour la campagne du clan Martin en Colombie-Britannique. M. Cunningham a également dû admettre que Basi et ses « boys » exerçaient leur influence dans trois circonscriptions fédérales de Vancouver et même ailleurs dans la province. (25)
L’ex-ministre fédéral libéral Herb Dhaliwal est sans doute le plus gros gibier politique que les « Basi’s Boys » peuvent afficher sur leur tableau de chasse. M. Dhaliwal représentait le comté fédéral de South Burnaby (Vancouver, C.-B.) depuis 1997 lorsque les « Basi’s Boys » ont sournoisement pris le contrôle de son Association libérale de comté, en novembre 2002.
M. Dhaliwal, qui était perçu à l’époque comme un des ministres les plus loyaux au premier ministre Jean Chrétien, représenta une menace directe pour le clan Martin dès le moment où il sous-entendit qu’il pourrait peut-être se porter candidat dans la course au leadership du Parti Libéral du Canada. Les organisateurs libéraux pro-Martin prirent peur que la candidature de M. Dhaliwal ne divise le vote des Indo-canadiens de Colombie-Britannique.
Après tout, ce Herb Dhaliwal n’était pas n’importe qui à Vancouver. Il était devenu le premier Indo-canadien à occuper un poste de ministre au sein d’un gouvernement fédéral. M. Chrétien avait aussi fait de M. Dhaliwal son lieutenant politique en Colombie-Britannique, ce qui signifie que ce dernier a souvent servi d’interlocuteur pour le fédéral auprès du gouvernement provincial de M. Campbell, qui était lui-même peuplé de supporters de M. Martin.
Les organisateurs du clan Martin ont donc convenu que l’heure était venue de mettre M. Dhaliwal hors d’état de nuire politiquement. Ils se lancèrent d’abord dans une campagne de recrutement massif, lors de laquelle le membership de l’Association libérale de comté passa de 500 à 5000 membres en l’espace de 18 mois. (26)
L’équipe de M. Dhaliwal aurait bien voulu en faire autant. Seulement, il se trouve que c’était les supporters de M. Martin qui contrôlait la distribution de formulaires d’adhésion au Parti et que ceux-ci n’en donnaient pas assez aux partisans du ministre M. Dhaliwal. (27)
Ensuite, les organisateurs du clan Martin convoquèrent l’assemblée annuelle de l’Association de comté en choisissant une date où M. Dhaliwal était à l’extérieur du pays, plus précisément en Inde, où il dirigeait une mission commerciale pour le compte du gouvernement canadien. (28)
À son retour au Canada, les partisans de M. Dhaliwal avaient perdu le contrôle de leur Association de comté, qui passa aux mains des organisateurs du clan Martin. Plus tard, en 2003, M. Dhaliwal annonçait qu’il quittait la vie politique.
Dans les semaines qui suivirent les perquisitions au parlement, plusieurs médias alléguèrent que les « Basi’s boys » avaient joué un rôle lors de la prise de contrôle de l’Association de comté de South Burnaby. M. Dhaliwal exigea alors du premier ministre Gordon Campbell qu’il revienne de ses vacances d’Hawaii pour rendre des comptes sur le rôle que jouèrent les aides ministériels dans cette affaire. Sans succès.
Dégoûté, M. Dhaliwal, déclara : « J’étais le ministre le plus haut placé en C.-B., qui travaillait étroitement avec le premier [ministre], et ils avaient leur propre personnel politique qui essayait de me miner. Je trouve ça incroyable. » (29) De son côté, M. Cunningham dû concéder « qu’il y a probablement une certaine validité » aux allégations voulant que les supporters de M. Martin n’aurait jamais pu prendre le contrôle de l’Association de comté South-Burnaby sans l’aide de M. Basi. (30)
L’un des comtés fédéraux où l’influence de M. Basi s’est fait le plus sentir est celui de Esquimalt-Juan de Fuca. Alors que les Indo-canadiens constituent moins de 2% de la population du comté, ils n’en représentent pas moins de 67% du membership de l’Association libérale de comté. (31)
Selon Les Jacques, le vice-président de l’association de comté d’Esquimalt-Juan de la Fuca, Basi et sa bande avaient recruté plus de 400 nouveaux membres, tous des Indo-canadiens, ce qui représentait alors plus de la moitié du membership de l’Association. Fort de cette majorité, M. Basi avait tout le loisir de désigner certains de ses amis pour siéger sur l’exécutif de l’Association de comté. (32)
C’est ainsi qu’un certain Mandeep Sandhu fut élu sur l’exécutif à l’occasion de l’assemblée annuelle de l’Association de comté, le 7 décembre 2003. Rappelons que M. Sandhu est l’un des individus que la GRC soupçonne d’être impliqué dans des activités de blanchiment aux côtés de M. Basi. D’ailleurs, pour différentes raisons, l’élection de Sandhu va embarrasser au plus haut point les libéraux fédéraux.
En premier lieu, parce qu’il sera révélé que M. Sandhu n’est même pas membre du Parti libéral fédéral, ce qui provoquera l’annulation de son élection sur l’exécutif. En fait, M. Sandhu est membre du NPD fédéral, tout comme son père, Kewal. D’après M. Jacques, M. Sandhu était un choix de dernière minute, en remplacement d’un candidat qui s’était désisté. Toujours est-il que cette tournure des événements suscitera un profond dégoût chez plusieurs membres de l’Association de comté. (33)
Puis, en deuxième lieu, parce qu’on apprendra que deux jours après son élection sur l’exécutif de l’Association de comté, le domicile de M. Sandhu, à Victoria, fut l’objet d’une perquisition au cours de laquelle les policiers saisirent un ordinateur et une somme inconnue d’argent en liquide.
On découvrira aussi que M. Sandhu est le cousin du constable Ravinder Dosanjh, qui est suspendu de la police de Victoria depuis le 15 décembre 2003 en rapport avec l’affaire. D’ailleurs, les liens entre les deux individus ne sont pas que de nature familiale puisque MM. Dosanjh et Sandhu possèdent conjointement une propriété évaluée à 310 000$ à North Saanich. (34)
Or, il sera révélé plus tard que les tribulations disciplinaires de l’agent Dosanjh sont directement reliées à la perquisition chez M. Sandhu. Ainsi, le 15 décembre 2004, soit un an jour pour après le début de sa suspension, l’agent Dosanjh, qui compte 13 années d’expérience policière, fut formellement accusé d’entrave à l’administration de la justice au terme d’une enquête interne de la police de Victoria. On lui reproche d’avoir conseillé à son cousin Sandhu de mentir sur l’origine de l’argent qui avait été trouvé chez lui lors de la perquisition de sa maison. (35)
Par ailleurs, quand on sait que M. Sandhu sera plus tard accusé de conspiration en vue de faire le trafic de marijuana, on comprend mieux pourquoi le constable Dosanjh l’encouragea à induire ses collègues policiers en erreur sur l’origine des fonds trouvés chez lui. (36)
Mais l’implication de M. Basi dans l’Association de comté d’Esquimalt-Juan de la Fuca ne s’est pas simplement limitée à fournir de la « chair à voter » et à faire installer ses associés sur les sièges de l’exécutif. M. Basi a aussi participé à des négociations de coulisses entourant la nomination du futur candidat libéral qui représentera cette circonscription lors des prochaines élections.
C’est ici qu’entre en scène un député de la défunte Alliance canadienne, M. Keith Martin, qui fut également membre du tout aussi défunt Reform Party. M. Keith Martin—qui n’a aucun lien de parenté avec le premier ministre du Canada—est l’indélogable député fédéral du comté d’Esquimalt-Juan de la Fuca depuis 1993. Réélu à deux reprises, la deuxième fois en novembre 2000 avec une avance de 12 000 voix sur son plus proche adversaire, Keith Martin représentait alors ce qu’on peut appeler un « cheval gagnant » en politique électoraliste. (37)
Ainsi, seulement deux semaines après les perquisitions, le député Martin annonçait qu’il avait choisi de quitter le nouveau Parti Conservateur du Canada, née de la fusion avec l’Alliance canadienne, pour se joindre au PLC. Drôle de sens du timing !
Par ailleurs, on notera que l’une des principales divergences entre M. Martin et le caucus de l’ancienne Alliance canadienne avait justement porté sur la question de la décriminalisation de la marijuana, à laquelle est favorable le député d’Esquimalt-Juan de la Fuca. M. Martin, qui travailla notamment dans le milieu carcéral à titre de médecin et d’agent correctionnel avant de devenir député, en avait même fait son cheval de bataille à la Chambre des Communes, en présentant un projet de loi privé sur cette question, en 2002 (qui n’aboutit nulle part, comme les précédents).
Bien entendu, M. Keith Martin n’a pas décidé son changement d’allégeance sans s’être d’abord assuré que sa nouvelle famille politique d’adoption l’accueillerait à bras ouverts. Et tout indique qu’une rencontre tenue avant le temps des fêtes, en décembre 2003, entre Keith Martin et l’Association libérale de comté, fut déterminante dans sa décision de faire défection.
Lors de sa conférence de presse où il annonça formellement sa décision de se joindre aux libéraux, le député Martin confirmait d’ailleurs la présence de M. Basi lors de cette réunion fatidique. « C’était une bonne idée de savoir où se situaient ces gens sur un certain nombre de questions reliée à l’élection », tenta de se justifier M. Martin. « Au-delà de ça, il n’y a aucune relation [NDLR : entre lui et M. Basi] », ajouta avec prudence le député, qui fut réélu dans son comté lors des élections fédérales de juin 2004 avec une majorité considérablement réduite. (38)
Soupçonné par la GRC de tremper dans le blanchiment d’argent, M. Basi a aussi été appelé à s’impliquer dans la collecte de fonds des libéraux fédéraux de C.-B. Selon M. Sean Holman, un journaliste qui avait été membre de l’exécutif des Jeunes Libéraux fédéraux de C.-B. durant les années ’90, le rôle de M. Basi dans le financement s’est accru après que le directeur de campagne du clan Martin en C.-B., M. Mark Marissen, eut décidé d’écarter deux influents organisateurs libéraux—MM. Prem Vinning et Peter Warkentin—parce qu’il mettait en doute leur loyauté envers M. Paul Martin Jr. (39)
Une bonne partie de ce financement provient d’ailleurs des frais d’adhésion que doivent débourser, en théorie, les nouveaux membres du PLC. Or, dans les faits, peu de gens semblent avoir payé de leur poche leur adhésion au PLC. « Ils sont supposés de le faire, mais ils ne le font pas », confia un initié des libéraux fédéraux sous le couvert de l’anonymat à un journaliste du quotidien The Province. Selon lui, l’argent serait venu des coffres de la campagne du clan Martin.
Ainsi, bien que l’achat en vrac de cartes de membres soit formellement prohibé par le PLC, des libéraux fédéraux rencontrés par un journaliste de CanWest News Service reconnurent que toutes les courses au leadership qui furent couronnées de succès avaient impliqué des collectes d’importantes sommes d’argent qui ne seront jamais déclarés au Directeur général des Élections, ou au conseiller en éthique du gouvernement fédéral. (40)
Ces soupçons de magouillages sont renforcés par le fait que seulement 25% des quelque 37 000 membres du PLC (section de C.-B.) exercèrent leur droit de vote lors de la course au leadership. Cette faible participation laisse pour le moins perplexe. En effet, quelle utilité pourrait trouver une personne à adhérer à un parti politique si elle ne se prévaut pas du principal privilège qui se rattache au membership, soit celui d’avoir voix au chapitre au niveau du choix du prochain leader ? (41)
En fait, ce faible taux de participation pourrait facilement s’expliquer par le fait que les listes de membership contiennent des membres-bidons qui n’existent que sur papier. Après les perquisitions au parlement, plusieurs cas de membres fantômes furent d’ailleurs portés à la connaissance du public.
On pense notamment à un résident de Victoria qui a révélé que son chien, qui a rendu l’âme il y a cinq ans, avait été inscrit sur la liste de membres du PLC. Après son décès, le mammifère canin continua à recevoir des convocations aux réunions des Jeunes Libéraux. Une carte de Noël signée par M. Paul Martin et son épouse, Mme Sheila Ann, avait même été envoyé à l’attention de cette pauvre bête deux ans plus tôt ! (42)
De plus, le journal étudiant The Martlet révélait qu’un étudiant de l’Université de Victoria et un ancien étudiant qui a gradué de cette même université ont tous deux été inscrit contre leur gré sur la liste de membre. « Je ne voulais particulièrement pas être un membre actif du parti », relate l’étudiant en science politique Jeremy Hewitt. « La première chose que je sais, j’étais un membre », raconte-t-il. (43)
Un ancien étudiant de l’Université qui a vécu une expérience similaire a accepté de raconter son histoire sous le couvert de l’anonymat afin de ne pas nuire à ses projets de carrière. « J’étais allé à New York avec un groupe de Martinistes (NDLR : surnom des partisans de M. Martin) et ils voulaient que j’assiste à une soirée officielle des libéraux (…) à notre retour », se souvient-il. « On avait promis qu’il y aurait à boire et tout. Je n’y suis jamais allé, mais un mois plus tard, j’étais un membre. Je n’ai jamais payé et je n’ai jamais rien signé. »
Enfin, des journalistes du Vancouver Sun qui eurent accès à la version électronique des listes de membres ont découvert plusieurs cas de membership multiples. M. Gurparkash S. Dhami est l’un de ceux dont le nom apparaît à deux reprises sur les listes. Lorsque les journalistes ont rejoint M. Dhami par téléphone, celui-ci leur répondit que personne ne parlait anglais à ce numéro et raccrocha. (44)
Comme nous l’explique l’ex-député libéral provincial Allan Warnke, rien n’est plus facile que d’inscrire des « fantômes » sur la liste de membres du PLC. « Essentiellement, en autant qu’il n’y a pas de chèques ou quelque chose comme ça, si les memberships sont payés en argent comptant, vous pouvez presque mettre n’importe quel nom en autant qu’il y ait une adresse dessus, et donc vous pouvez avoir une situation où vous avez des personnes fantômes, des gens qui n’existent même pas, qui apparaissent sur les formulaires de membre. Ou vous pouvez aussi avoir des gens qui sont multiples. En d’autres mots, vous inscrivez un tas de gens qui ne savent absolument rien du Parti Libéral, qui n’ont jamais entendu parler du Parti Libéral, mais vous les inscrivez et vous incluez une adresse. » (45)
Et que pense M. Cunningham de tout ceci ? « Nous n’aimons pas ça, mais nous nous attendons à ce qu’il y ait des cas où les règles n’ont pas été suivies à la lettre. » Puis, sur un ton plutôt fataliste, M. Cunningham ajouta : « Il y aura toujours des exemples de recruteurs excessivement enthousiastes qui pourraient ne pas avoir été impliqués dans les activités du parti auparavant et qui n’ont pas une pleine compréhension de la conduite à laquelle on s’attend des recruteurs. »
Bref, à en croire M. Cunningham, déplorer ce genre d’abus reviendrait à se plaindre de la neige en hiver : ça ne change rien car il y en aura toujours !
Puis, la station de télévision CJOH d’Ottawa diffusait un reportage explosif dans lequel il était allégué que la police enquêtait sur l’origine des fonds qui servirent à payer les dizaines de milliers de nouvelles adhésions au PLC (section de C.-B.). CJOH rapporte aussi que la police enquêtait également sur le voyage gratuit de plus de 80 membres des Jeunes Libéraux à la Convention libérale de Toronto, en novembre 2003, lors de laquelle Paul Martin fut élu à la tête du PLC. (46)
Enfin, l’enquête policière se penche aussi sur des allégations voulant que plusieurs employés de l’assemblée législative de C.-B. se soient vu offrir 6000$ chacun pour prendre part à la campagne de membership du PLC (section C.-B.). M. Cunningham réagit à ce reportage en qualifiant de « complètement fausses » ces allégations. « Chaque cent (versé) au parti est divulgué, et doit l’être, selon la loi », se défend-il.
Qui a financé le membership fantôme ?
Sources
(précédent)
Durant la course au leadership du Parti libéral du Canada, la campagne de l’ex-ministre fédéral des Finances, M. Paul Martin Jr, prit des allures de pêche miraculeuse en Colombie-Britannique. En effet, les partisans de M. Martin réussirent à prendre le contrôle de l’ensemble des 34 Associations libérales de comté fédéral que compte la province de Colombie-Britannique, sauf une. (23)
Cette mainmise sur les Associations libérales de comté fut rendue possible grâce à une campagne de recrutement massif que déployèrent les organisateurs du clan Martin aux quatre coins de la province. Ainsi, en l’espace de seulement 18 mois, le membership du PLC (section de C.-B.), qui ne comptait que 4000 adhérents en février 2002, gonfla jusqu’à atteindre 37 226 membres, en août 2003. (24)
En tenant compte des frais d’adhésion de dix dollars par tête, cette croissance exponentielle du membership libéral s’est traduite par une rentrée d’argent de l’ordre de 330 000$ dans les coffres du PLC (section de C.-B.). À cette somme s’ajoute 600 000$ en contributions financière à la caisse du parti. Signe que les « Basi’s Boys » furent hyper-actifs durant la campagne de recrutement, le nouveau membership comptait désormais 40% d’Indo-canadiens.
Malgré leur performance époustouflante, les organisateurs libéraux pro-Martin de Colombie-Britannique n’auront pas pu savourer leur exploit bien longtemps. Lorsque les perquisitions au parlement révélèrent que David Basi, l’un des plus prolifiques recruteurs de membres Indo-canadiens, faisait désormais figure de suspect dans une enquête secrète de l’escouade des stups, le succès des partisans de M. Martin s’est vite transformé en cauchemar.
Assailli de questions par les journalistes, le président du Parti libéral fédéral (section de C.-B.), M. Bill Cunningham, a dû reconnaître que M. Basi avait fait « beaucoup de travail » pour la campagne du clan Martin en Colombie-Britannique. M. Cunningham a également dû admettre que Basi et ses « boys » exerçaient leur influence dans trois circonscriptions fédérales de Vancouver et même ailleurs dans la province. (25)
L’ex-ministre fédéral libéral Herb Dhaliwal est sans doute le plus gros gibier politique que les « Basi’s Boys » peuvent afficher sur leur tableau de chasse. M. Dhaliwal représentait le comté fédéral de South Burnaby (Vancouver, C.-B.) depuis 1997 lorsque les « Basi’s Boys » ont sournoisement pris le contrôle de son Association libérale de comté, en novembre 2002.
M. Dhaliwal, qui était perçu à l’époque comme un des ministres les plus loyaux au premier ministre Jean Chrétien, représenta une menace directe pour le clan Martin dès le moment où il sous-entendit qu’il pourrait peut-être se porter candidat dans la course au leadership du Parti Libéral du Canada. Les organisateurs libéraux pro-Martin prirent peur que la candidature de M. Dhaliwal ne divise le vote des Indo-canadiens de Colombie-Britannique.
Après tout, ce Herb Dhaliwal n’était pas n’importe qui à Vancouver. Il était devenu le premier Indo-canadien à occuper un poste de ministre au sein d’un gouvernement fédéral. M. Chrétien avait aussi fait de M. Dhaliwal son lieutenant politique en Colombie-Britannique, ce qui signifie que ce dernier a souvent servi d’interlocuteur pour le fédéral auprès du gouvernement provincial de M. Campbell, qui était lui-même peuplé de supporters de M. Martin.
Les organisateurs du clan Martin ont donc convenu que l’heure était venue de mettre M. Dhaliwal hors d’état de nuire politiquement. Ils se lancèrent d’abord dans une campagne de recrutement massif, lors de laquelle le membership de l’Association libérale de comté passa de 500 à 5000 membres en l’espace de 18 mois. (26)
L’équipe de M. Dhaliwal aurait bien voulu en faire autant. Seulement, il se trouve que c’était les supporters de M. Martin qui contrôlait la distribution de formulaires d’adhésion au Parti et que ceux-ci n’en donnaient pas assez aux partisans du ministre M. Dhaliwal. (27)
Ensuite, les organisateurs du clan Martin convoquèrent l’assemblée annuelle de l’Association de comté en choisissant une date où M. Dhaliwal était à l’extérieur du pays, plus précisément en Inde, où il dirigeait une mission commerciale pour le compte du gouvernement canadien. (28)
À son retour au Canada, les partisans de M. Dhaliwal avaient perdu le contrôle de leur Association de comté, qui passa aux mains des organisateurs du clan Martin. Plus tard, en 2003, M. Dhaliwal annonçait qu’il quittait la vie politique.
Dans les semaines qui suivirent les perquisitions au parlement, plusieurs médias alléguèrent que les « Basi’s boys » avaient joué un rôle lors de la prise de contrôle de l’Association de comté de South Burnaby. M. Dhaliwal exigea alors du premier ministre Gordon Campbell qu’il revienne de ses vacances d’Hawaii pour rendre des comptes sur le rôle que jouèrent les aides ministériels dans cette affaire. Sans succès.
Dégoûté, M. Dhaliwal, déclara : « J’étais le ministre le plus haut placé en C.-B., qui travaillait étroitement avec le premier [ministre], et ils avaient leur propre personnel politique qui essayait de me miner. Je trouve ça incroyable. » (29) De son côté, M. Cunningham dû concéder « qu’il y a probablement une certaine validité » aux allégations voulant que les supporters de M. Martin n’aurait jamais pu prendre le contrôle de l’Association de comté South-Burnaby sans l’aide de M. Basi. (30)
L’un des comtés fédéraux où l’influence de M. Basi s’est fait le plus sentir est celui de Esquimalt-Juan de Fuca. Alors que les Indo-canadiens constituent moins de 2% de la population du comté, ils n’en représentent pas moins de 67% du membership de l’Association libérale de comté. (31)
Selon Les Jacques, le vice-président de l’association de comté d’Esquimalt-Juan de la Fuca, Basi et sa bande avaient recruté plus de 400 nouveaux membres, tous des Indo-canadiens, ce qui représentait alors plus de la moitié du membership de l’Association. Fort de cette majorité, M. Basi avait tout le loisir de désigner certains de ses amis pour siéger sur l’exécutif de l’Association de comté. (32)
C’est ainsi qu’un certain Mandeep Sandhu fut élu sur l’exécutif à l’occasion de l’assemblée annuelle de l’Association de comté, le 7 décembre 2003. Rappelons que M. Sandhu est l’un des individus que la GRC soupçonne d’être impliqué dans des activités de blanchiment aux côtés de M. Basi. D’ailleurs, pour différentes raisons, l’élection de Sandhu va embarrasser au plus haut point les libéraux fédéraux.
En premier lieu, parce qu’il sera révélé que M. Sandhu n’est même pas membre du Parti libéral fédéral, ce qui provoquera l’annulation de son élection sur l’exécutif. En fait, M. Sandhu est membre du NPD fédéral, tout comme son père, Kewal. D’après M. Jacques, M. Sandhu était un choix de dernière minute, en remplacement d’un candidat qui s’était désisté. Toujours est-il que cette tournure des événements suscitera un profond dégoût chez plusieurs membres de l’Association de comté. (33)
Puis, en deuxième lieu, parce qu’on apprendra que deux jours après son élection sur l’exécutif de l’Association de comté, le domicile de M. Sandhu, à Victoria, fut l’objet d’une perquisition au cours de laquelle les policiers saisirent un ordinateur et une somme inconnue d’argent en liquide.
On découvrira aussi que M. Sandhu est le cousin du constable Ravinder Dosanjh, qui est suspendu de la police de Victoria depuis le 15 décembre 2003 en rapport avec l’affaire. D’ailleurs, les liens entre les deux individus ne sont pas que de nature familiale puisque MM. Dosanjh et Sandhu possèdent conjointement une propriété évaluée à 310 000$ à North Saanich. (34)
Or, il sera révélé plus tard que les tribulations disciplinaires de l’agent Dosanjh sont directement reliées à la perquisition chez M. Sandhu. Ainsi, le 15 décembre 2004, soit un an jour pour après le début de sa suspension, l’agent Dosanjh, qui compte 13 années d’expérience policière, fut formellement accusé d’entrave à l’administration de la justice au terme d’une enquête interne de la police de Victoria. On lui reproche d’avoir conseillé à son cousin Sandhu de mentir sur l’origine de l’argent qui avait été trouvé chez lui lors de la perquisition de sa maison. (35)
Par ailleurs, quand on sait que M. Sandhu sera plus tard accusé de conspiration en vue de faire le trafic de marijuana, on comprend mieux pourquoi le constable Dosanjh l’encouragea à induire ses collègues policiers en erreur sur l’origine des fonds trouvés chez lui. (36)
Mais l’implication de M. Basi dans l’Association de comté d’Esquimalt-Juan de la Fuca ne s’est pas simplement limitée à fournir de la « chair à voter » et à faire installer ses associés sur les sièges de l’exécutif. M. Basi a aussi participé à des négociations de coulisses entourant la nomination du futur candidat libéral qui représentera cette circonscription lors des prochaines élections.
C’est ici qu’entre en scène un député de la défunte Alliance canadienne, M. Keith Martin, qui fut également membre du tout aussi défunt Reform Party. M. Keith Martin—qui n’a aucun lien de parenté avec le premier ministre du Canada—est l’indélogable député fédéral du comté d’Esquimalt-Juan de la Fuca depuis 1993. Réélu à deux reprises, la deuxième fois en novembre 2000 avec une avance de 12 000 voix sur son plus proche adversaire, Keith Martin représentait alors ce qu’on peut appeler un « cheval gagnant » en politique électoraliste. (37)
Ainsi, seulement deux semaines après les perquisitions, le député Martin annonçait qu’il avait choisi de quitter le nouveau Parti Conservateur du Canada, née de la fusion avec l’Alliance canadienne, pour se joindre au PLC. Drôle de sens du timing !
Par ailleurs, on notera que l’une des principales divergences entre M. Martin et le caucus de l’ancienne Alliance canadienne avait justement porté sur la question de la décriminalisation de la marijuana, à laquelle est favorable le député d’Esquimalt-Juan de la Fuca. M. Martin, qui travailla notamment dans le milieu carcéral à titre de médecin et d’agent correctionnel avant de devenir député, en avait même fait son cheval de bataille à la Chambre des Communes, en présentant un projet de loi privé sur cette question, en 2002 (qui n’aboutit nulle part, comme les précédents).
Bien entendu, M. Keith Martin n’a pas décidé son changement d’allégeance sans s’être d’abord assuré que sa nouvelle famille politique d’adoption l’accueillerait à bras ouverts. Et tout indique qu’une rencontre tenue avant le temps des fêtes, en décembre 2003, entre Keith Martin et l’Association libérale de comté, fut déterminante dans sa décision de faire défection.
Lors de sa conférence de presse où il annonça formellement sa décision de se joindre aux libéraux, le député Martin confirmait d’ailleurs la présence de M. Basi lors de cette réunion fatidique. « C’était une bonne idée de savoir où se situaient ces gens sur un certain nombre de questions reliée à l’élection », tenta de se justifier M. Martin. « Au-delà de ça, il n’y a aucune relation [NDLR : entre lui et M. Basi] », ajouta avec prudence le député, qui fut réélu dans son comté lors des élections fédérales de juin 2004 avec une majorité considérablement réduite. (38)
Soupçonné par la GRC de tremper dans le blanchiment d’argent, M. Basi a aussi été appelé à s’impliquer dans la collecte de fonds des libéraux fédéraux de C.-B. Selon M. Sean Holman, un journaliste qui avait été membre de l’exécutif des Jeunes Libéraux fédéraux de C.-B. durant les années ’90, le rôle de M. Basi dans le financement s’est accru après que le directeur de campagne du clan Martin en C.-B., M. Mark Marissen, eut décidé d’écarter deux influents organisateurs libéraux—MM. Prem Vinning et Peter Warkentin—parce qu’il mettait en doute leur loyauté envers M. Paul Martin Jr. (39)
Une bonne partie de ce financement provient d’ailleurs des frais d’adhésion que doivent débourser, en théorie, les nouveaux membres du PLC. Or, dans les faits, peu de gens semblent avoir payé de leur poche leur adhésion au PLC. « Ils sont supposés de le faire, mais ils ne le font pas », confia un initié des libéraux fédéraux sous le couvert de l’anonymat à un journaliste du quotidien The Province. Selon lui, l’argent serait venu des coffres de la campagne du clan Martin.
Ainsi, bien que l’achat en vrac de cartes de membres soit formellement prohibé par le PLC, des libéraux fédéraux rencontrés par un journaliste de CanWest News Service reconnurent que toutes les courses au leadership qui furent couronnées de succès avaient impliqué des collectes d’importantes sommes d’argent qui ne seront jamais déclarés au Directeur général des Élections, ou au conseiller en éthique du gouvernement fédéral. (40)
Ces soupçons de magouillages sont renforcés par le fait que seulement 25% des quelque 37 000 membres du PLC (section de C.-B.) exercèrent leur droit de vote lors de la course au leadership. Cette faible participation laisse pour le moins perplexe. En effet, quelle utilité pourrait trouver une personne à adhérer à un parti politique si elle ne se prévaut pas du principal privilège qui se rattache au membership, soit celui d’avoir voix au chapitre au niveau du choix du prochain leader ? (41)
En fait, ce faible taux de participation pourrait facilement s’expliquer par le fait que les listes de membership contiennent des membres-bidons qui n’existent que sur papier. Après les perquisitions au parlement, plusieurs cas de membres fantômes furent d’ailleurs portés à la connaissance du public.
On pense notamment à un résident de Victoria qui a révélé que son chien, qui a rendu l’âme il y a cinq ans, avait été inscrit sur la liste de membres du PLC. Après son décès, le mammifère canin continua à recevoir des convocations aux réunions des Jeunes Libéraux. Une carte de Noël signée par M. Paul Martin et son épouse, Mme Sheila Ann, avait même été envoyé à l’attention de cette pauvre bête deux ans plus tôt ! (42)
De plus, le journal étudiant The Martlet révélait qu’un étudiant de l’Université de Victoria et un ancien étudiant qui a gradué de cette même université ont tous deux été inscrit contre leur gré sur la liste de membre. « Je ne voulais particulièrement pas être un membre actif du parti », relate l’étudiant en science politique Jeremy Hewitt. « La première chose que je sais, j’étais un membre », raconte-t-il. (43)
Un ancien étudiant de l’Université qui a vécu une expérience similaire a accepté de raconter son histoire sous le couvert de l’anonymat afin de ne pas nuire à ses projets de carrière. « J’étais allé à New York avec un groupe de Martinistes (NDLR : surnom des partisans de M. Martin) et ils voulaient que j’assiste à une soirée officielle des libéraux (…) à notre retour », se souvient-il. « On avait promis qu’il y aurait à boire et tout. Je n’y suis jamais allé, mais un mois plus tard, j’étais un membre. Je n’ai jamais payé et je n’ai jamais rien signé. »
Enfin, des journalistes du Vancouver Sun qui eurent accès à la version électronique des listes de membres ont découvert plusieurs cas de membership multiples. M. Gurparkash S. Dhami est l’un de ceux dont le nom apparaît à deux reprises sur les listes. Lorsque les journalistes ont rejoint M. Dhami par téléphone, celui-ci leur répondit que personne ne parlait anglais à ce numéro et raccrocha. (44)
Comme nous l’explique l’ex-député libéral provincial Allan Warnke, rien n’est plus facile que d’inscrire des « fantômes » sur la liste de membres du PLC. « Essentiellement, en autant qu’il n’y a pas de chèques ou quelque chose comme ça, si les memberships sont payés en argent comptant, vous pouvez presque mettre n’importe quel nom en autant qu’il y ait une adresse dessus, et donc vous pouvez avoir une situation où vous avez des personnes fantômes, des gens qui n’existent même pas, qui apparaissent sur les formulaires de membre. Ou vous pouvez aussi avoir des gens qui sont multiples. En d’autres mots, vous inscrivez un tas de gens qui ne savent absolument rien du Parti Libéral, qui n’ont jamais entendu parler du Parti Libéral, mais vous les inscrivez et vous incluez une adresse. » (45)
Et que pense M. Cunningham de tout ceci ? « Nous n’aimons pas ça, mais nous nous attendons à ce qu’il y ait des cas où les règles n’ont pas été suivies à la lettre. » Puis, sur un ton plutôt fataliste, M. Cunningham ajouta : « Il y aura toujours des exemples de recruteurs excessivement enthousiastes qui pourraient ne pas avoir été impliqués dans les activités du parti auparavant et qui n’ont pas une pleine compréhension de la conduite à laquelle on s’attend des recruteurs. »
Bref, à en croire M. Cunningham, déplorer ce genre d’abus reviendrait à se plaindre de la neige en hiver : ça ne change rien car il y en aura toujours !
Puis, la station de télévision CJOH d’Ottawa diffusait un reportage explosif dans lequel il était allégué que la police enquêtait sur l’origine des fonds qui servirent à payer les dizaines de milliers de nouvelles adhésions au PLC (section de C.-B.). CJOH rapporte aussi que la police enquêtait également sur le voyage gratuit de plus de 80 membres des Jeunes Libéraux à la Convention libérale de Toronto, en novembre 2003, lors de laquelle Paul Martin fut élu à la tête du PLC. (46)
Enfin, l’enquête policière se penche aussi sur des allégations voulant que plusieurs employés de l’assemblée législative de C.-B. se soient vu offrir 6000$ chacun pour prendre part à la campagne de membership du PLC (section C.-B.). M. Cunningham réagit à ce reportage en qualifiant de « complètement fausses » ces allégations. « Chaque cent (versé) au parti est divulgué, et doit l’être, selon la loi », se défend-il.
Qui a financé le membership fantôme ?
Sources