Le côté obscur de l'ascension de JFK
1956 était une année électorale. En plus de la campagne présidentielle, le poste de gouverneur de l'Illinois et un siège au sénat américain étaient aussi en jeu ainsi que plusieurs autres fonctions électives. En tant que grand patron de la machine démocrate du comté de Cook, le maire Richard J. Daley pesa de toute son influence dans le choix des candidats démocrates à tous les échelons du gouvernement. (38) Cette année-là, l'élection présidentielle avait cependant des airs de déjà vu. Eseinhower sollicita un second mandat, Adlai Stevenson était de nouveau candidat à l'investiture démocrate et Chicago accueillit encore une fois la convention nationale démocrate.
Daley fit activement campagne pour Stevenson, allant même jusqu'à le qualifier publiquement de "plus grand homme d'État de notre ère." (39) Stevenson remporta l'investiture par une écrasante majorité, en receuillant l'appui de 905 délégués contre seulement 210 pour son plus proche adversaire, le gouverneur de New York Averell Harriman. Rompant avec la tradition, Stevenson soumis le choix de son colistier aux délégués de la convention. La déléguation de l'Illinois, qui était sous le contrôle quasi-exclusif de Daley, se rangea dans le camp d'un jeune sénateur du Massachussetts relativement peu connu à l'époque. Son nom ? John F. Kennedy... (40)
À l'instar de Daley, le sénateur Kennedy était un catholique de descendance irlandaise. À cette affinité confessionnelle s'ajoutait d'autres liens. Daley était en bons termes avec le père de JFK, Joseph P. Kennedy, qui était le propriétaire du Merchandise Mart, le plus gros magasin de tout le Chicago métropolitain. Les liens entre Joe Kennedy et le maire de Chicago remontaient à l'époque où Daley siégeait encore à la législature de l'Illinois. (41)
Enfin, le beau-frère de JFK, Sargent Shriver, était à la fois le directeur du Merchandise Mart et le président du Chicago Board of Education, une instance relevant de l'administration Daley. JFK passa à deux doigts de remporter la nomination, mais ce fut finalement le sénateur Kefauver qui eut le dessus. Néanmoins, cet épisode permit à JFK de se faire connaître auprès d'un public plus large. Un avenir politique prometteur semblait s'annoncer à lui.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que la machine démocrate fit piètre figure cette année-là. Non seulement Eseinhower a-t-il encore une fois battu Stevenson, en lui infligant une défaite encore plus cinglante qu'en 1952, mais les républicains de l'Illinois conservèrent à la fois le poste de gouverneur et leur siège au sénat américain. Compte-tenu du rôle prépondérant joué par Daley durant ces campagnes, certains démocrates mécontents remirent en question son leadership à la tête de la machine du parti. Bien qu'il rejetta ces critiques, Daley n'était pas sans ignorer le sort réservé aux perdants en politique. Il s'attela donc à la tâche de réorganiser la machine démocrate en vue du prochain grand rendez-vous électoral. Ce qui nous amène à 1960...
Cette année-là, le sénateur Kennedy et son clan se donnèrent à fond pour conquérir l'investiture démocrate, puis la présidence des États-Unis. Dans son livre de souvenirs publié en 1965, Ted Sorenson, l'un des plus fidèles collaborateurs de JFK, donna un aperçu de la campagne essouflante menée par l'aspirant à la présidence américaine : "Rien qu'en 1960, il avait parcouru plus de 100 000 kilomètres en avion, dans plus de douze États, souvent à l'occasion de primaires cruciales, et presque toujours avec sa femme. Il avait prononcé 550 discours sur tous les sujets imaginables. Il avait voté ou présenté des lois, s'était exprimé sur toutes les questions de l'actualité sans jamais se rétracter." (42)
Mais JFK ne devait pas sa victoire qu'à son travail électoral acharné. Les gros bonnets de la politique et de la pègre de Chicago jouèrent également un rôle crucial. Si Sargent Shriver était le directeur de la campagne de JFK dans l'Illinois, il reste que dans les faits, le vrai patron c'était Daley. (43) Un vieil ami de Shriver, James B. McCahey, joua un rôle significatif lors des primaires démocrates. McCahey était président d'une compagnie de charbon de Chicago et un important collecteur de fonds du maire Daley. Lors des primaires, McCahey fut chargé de diriger la campagne du sénateur Kennedy dans le sud du Wisconsin. (44)
JFK bénéficia également de l'aide du parrain de la mafia de Chicago, Sam Giancana, dit "Mooney". Giancana avait été un tueur à gages d'Al Capone dans le quartier de la Petite Italie de Chicago. À l'âge de vingt ans, on disait qu'il avait déjà des dizaines de meurtres à son actif. Criminel de carrière, Giancana fut arrêté à une soixantaine de reprise au cours de sa vie. À la fin des années '50, les casinos de Las Vegas et de La Havane, à Cuba, l'avaient rendu millionnaire. Son organisation contrôlait au moins six des quartiers les plus peuplés de Chicago. L'influence de Giancana s'étendait aussi aux milieux du show business, notamment aux gens du spectacle qui devaient verser d'importantes sommes d'argent pour se produire dans les casinos contrôlés par l'Oufit. (45) Giancana entretint également une longue relation avec la chanteuse Phyllis McGuire, du populaire trio The McGuire Sisters.
L'implication d'un personnage comme Giancana dans la campagne de Kennedy n'avait rien de particulièrement étonnant. Après tout, le patriarche de la famille, Joe Kennedy, avait développé ses propres entrées dans le monde interlope durant les années '20 et au début des années '30, lorsqu'il trempait dans la contrebande d'alcool. (46) D'ailleurs, les témoignages sur la collusion entre l'Outfit et la campagne de JFK sont abondants, notamment dans le livre choc, "La face cachée du clan Kennedy", du journaliste Seymour Hersh, qui fut lauréat du prix Pulitzer en 1970.
Dans son livre, Hersh interviewa Tina Sinatra, la fille du célèbre chanteur de charme américain du même nom dont les liens avec la pègre avaient été documentés par le FBI. (47) Celle-ci révéla à Hersh que Frank Sinatra sollicita personnellement Giancana, à Hyannis Port, à la fin de 1959, pour qu'il use de son influence afin de donner un coup de pouce à Kennedy. "Je crois en cet homme et je crois qu'il fera un bon président. Avec votre aide, je pense que nous pouvons y arriver", plaida le roi des crooners au caïd mafieux. (48)
Hersh interviewa également Jeanne Humphreys, la deuxième épouse de Murray Humphreys. "Je sais tout sur les Kennedy et les élections. Ça a été au centre de notre vie pendant toute l'année 1960", confia Mme Humphreys. (49) Selon elle, son mari s'était opposé à l'idée de soutenir JFK. Humphreys gardait un souvenir amer de sa collaboration avec Joe Kennedy à l'époque de la prohibition. "Murray disait que c'était un bluffeur et un tricheur", se rappellait-elle.
Les têtes dirigeantes de l'Outfit tranchèrent la question lors d'un vote, mais Humphreys fut le seul à se prononcer contre. "Il lui a été très pénible de devoir soutenir Kennedy comme les autres. Ça lui restait sur l'estomac", expliqua Jeanne Humphreys. "Mais il a obéi. La garantie donnée par Joe Kennedy était que les enquêteurs laisseraient l'organisation tranquille. Moi, j'étais très naïve. Je ne savais pas qu'un président pouvait être élu grâce à la pègre de Chicago. Dans mon ignorance, je croyais que la majorité décidait." (50)
Hersh écrivit aussi que Robert J. McDonnell, avocat spécialisé dans la défense des chefs mafieux, lui affirma avoir contribué à organiser une rencontre entre Joe Kennedy et Giancana. (51) À l'époque, McDonnell connaissait d'importants problèmes financiers en raison de son alcoolisme et de sa passion du jeu, ce qui l'amena à offrir ses services à la pègre. Il épousa la fille de Giancana durant les années '80.
"Je ne sais pas quels accords ont été conclu ni quelles promesses ont été faites ; mais je peux vous dire que Mooney avait beaucoup d'atouts dans son jeu", expliqua McDonnell en faisait référence à Giancana. "Il pouvait placer des hommes dans chaque circonscription pour assister les responsables des bureaux de vote, de même qu'il pouvait ordonner aux syndicats de faire campagne pour Kennedy. Je sais bien qu'aujourd'hui, ils ne votent plus comme on le leur dit, mais c'était différent en 1960. Mooney savait se faire obéir." (52)
C'est en janvier 1960 que le sénateur Kennedy donna officiellement le coup d'envoi à sa campagne en annonçant sa candidature à l'investiture démocrate. JFK désirait participer à des primaires dans plusieurs régions du pays. Faire bonne figure aux primaires, c'était encore la meilleure façon d'impressionner les bonzes du parti. Kennedy avait d'autant plus intérêt à mettre les bouchées doubles qu'il devait aussi faire la preuve que son catholicisme ne constituait pas un handicap insurmontable à ses ambitions présidentielles. À l'époque, de nombreux protestants craignaient qu'un catholique à la Maison Blanche ne devienne une marionette du pape recevant ses ordres du Vatican.
Afin d'éviter d'avoir à mener une campagne intensive à travers l'ensemble des États-Unis, JFK scella des alliances avec des politiciens locaux dans certains États clés, comme la Californie et l'Ohio. Par contre, une victoire aux primaires du Wisconsin, en avril, aurait une signification réelle, car il se présentait contre le populaire sénateur Hubert Humphrey de l'État voisin du Minnesota. (53) Malgré la supériorité écrasante de sa machine électorale et de ses moyens financiers, les résultats obtenus au Wisconsin furent bien en-dessous des attentes du clan Kennedy.
JFK ne parvint qu'à arracher qu'une victoire modeste qui avait des allures de défaite aux yeux de plusieurs observateurs. Certes, Kennedy était arrivé en tête en obtenant 40 % de l'ensemble des suffrages, et 56 % des voix démocrates (les primaires du Wisconsin étant "ouvertes", de nombreux républicains avaient accordé leur vote à Kennedy). Mais JFK devait une bonne partie de son score à l'appui qu'il reçut dans trois circonscriptions du Wisconsin à forte majorité catholique. Dans les quatre circonscriptions dominées par les protestants, il mordit la poussière. Kennedy était conscient que ce n'était pas avec ce genre de résultats qu'il convaincera les dirigeants du parti qu'il est le meilleur espoir des démocrates pour la présidence.
Pour sa part, son adversaire Humphrey, qui disposait de moyens bien plus modiques, affirma avoir remporté une victoire morale sur la "grande surface" de Kennedy. Gonflé à bloc, Humphrey défia publiquement JFK de l'affronter lors des primaires prévues pour le mois de mai en Virginie occidentale. Les responsables de la campagne de JFK réalisèrent bien vite que le catholicisme du candidat à l'investiture représentait un obstacle majeur dans cet État où la population était protestante à 95 %. Craignant que le travail d'arrache-pied qui était entrepris encore une fois par les membres du clan Kennedy pourrait se révéler insuffisant pour venir à bout de l'anti-catholicisme sévissant en Virginie occidentale, les stratèges de la campagne décidèrent d'innonder d'argent cet État en proie à des difficultés économiques. (55)
Dans son autobiographie, "The Education of a Public Man", Hubert Humphrey révéla que l'archevêque de Boston, Richard Cardinal Cushing, lui avait avoué le rôle qu'il joua lors des primaires en Virginie occidentale. "Je lis les livres écrits par tous ces jeunes loups proches de John Kennedy, et qui se flattent de l'avoir fait élire", lui dit le prélat, ajoutant: "Mais je vais vous dire la vérité : c'est son père Joe et moi qui avons construit son succès, ici même dans cette pièce." Ainsi, l'archevêque de Boston et le patriarche de la famille Kennedy décidèrent de verser de l'argent à diverses églises protestantes. "Nous avons décidé quelle église, quel prédicateur et quelle somme leur donner: cent, deux cents, cinq cents dollars", confessa Cushing. (56)
Mais ce n'est pas tout. McCahey, le collecteur de fonds du maire Daley, révéla à Hersh que le versement de pots-de-vin en Virginie occidentale avait commencé dès octobre 1959. Les responsables démocrates de chaque comté reçurent en moyenne 5000 $ chacun, soit environ 275 000 $ en tout. (57) "Mais ça n'avait pas marché. On ne se présente pas à la primaire comme ça", expliqua McCahey. C'est d'ailleurs lui qui conseilla aux Kennedy "de tout oublier et de recommencer à zéro" en adoptant une nouvelle stratégie.
"C'est le shérif qui compte, c'est son nom qu'on voit sur les banderoles politiques quand on arrive en ville. C'est à lui qu'il faut graisser la patte", affirma-t-il. (58) C'est également le shérif à qui revenait la responsabilité d'embaucher des scrutateurs pour le scrutin ainsi que de dresser les listes de candidats officiellement désignés par leur parti. Dans cet État, il était courant que certains candidats paient la totalité ou une partie des coûts engendrés par les élections afin d'avoir le privilège d'être placé en haut des listes. (59)
Hersh a également parlé avec un des organisateurs de la campagne de Humphrey, Rein Vander Zee, lequel fut à même de constater les ravages de la nouvelle stratégie du clan Kennedy. Ex-agent du FBI, Vander Zee était chargé plus précisément de traiter avec les shérifs de Virginie occidentale – lesquels avaient accepté de soutenir son candidat moyennant certaines contreparties monétaires. "Quatre ou cinq jours avant les primaires, voilà que je n'arrive plus à joindre certains de mes gars", raconta Vander Zee. "Flairant le sale coup, je monte dans ma voiture et commence à patrouiller en ville. Comme par hasard, les shérifs étaient eux aussi introuvables, et toutes les pancartes avaient été remplacées par celles de Kennedy !" (60)
Enfin, Hersh rapporta que des journalistes de l'influent quotidien The Wall Street Journal passèrent cinq semaines en Virginie occidentale pour y écrire un article au sujet des primaires. Selon Hersh, ceux-ci "découvrirent que les Kennedy avaient transformé ce qui n'était qu'une fraude électorale traditionnelle somme toute limitée en une véritable machine de corruption s'étendant à tout l'État. Ils parvinrent à la conclusion que le clan avait investi une fortune – dont une bonne part provenait de Chicago, où R. Sargent Shriver, beau-frère de JFK, représentait les intérêts commerciaux de la famille." (61)
Les journalistes apprirent aussi que l'essentiel de l'argent fut remis à McCahey. Celui-ci se défendit de ces allégations en affirmant à Hersh que son rôle s'était limité à prêcher les mérites de JFK auprès des enseignants de chaque comté. (62) Toujours est-il que le Wall Street ne publia jamais cette enquête journalistique explosive, la direction du prestigieux quotidien ayant exigé que certaines des sources soient nommées, ce qu'aucune n'accepta.
À cela s'ajoutait l'argent de la mafia. Le responsable de cette levée de fonds particulière fut Paul D'Amato, dit "Skinny", qui était propriétaire d'une boîte de nuit dans le New Jersey et devint, en 1960, directeur d'une maison de jeu du Nevada dans laquelle Sinatra et Giancana possédaient des parts. D'Amato avait posé une condition : si JFK était élu, son administration devait annuler l'ordre d'expulsion émis à l'encontre d'un chef de gang du New Jersey, Joey Adonis. (63)
Après avoir reçu des garanties de la part Joe Kennedy, D'Amato passa le chapeau et collecta la somme de 50 000 $ auprès de divers caïds du monde interlope. Des conversations téléphoniques interceptées par le FBI confirmèrent par la suite l'existence de contributions financières de la pègre à la campagne de JFK en Virginie occidentale. Les fonds recueillis par D'Amato se rendirent ensuite dans les poches des shérifs de comté. (64)
Fort de tout ces appuis, JFK remporta la primaire de Virginie occidentale haut la main. Il fut majoritaire dans quarante-huit des cinquante-cinq comtés que compte l'État et reçut 84 000 voix de plus que Humphrey. Le clan Kennedy devait son succès autant à sa persévérance qu'à la fortune investie par le patriarche en Virginie occidentale, qui s'éleverait à 2 millions $, une somme qui était alors sans précédent dans l'histoire des États-Unis. (65) "Avec l'argent que John Kennedy et son père ont distribué de tous côtés, la Virginie occidentale pourra se passer d'aide publique pendant une quinzaine d'années», ironisa le sénateur défait Humphrey avant de se retirer de la course à l'investiture. (66)
Salué par le New York Times comme un "grand chambardement", le triomphe de Kennedy en Virginie occidentale représenta un incontestable point tournant dans les primaires démocrates. (67) Cette victoire fit en effet une forte impression auprès des démocrates de tout les États-Unis. Kennedy se servira de ses résultats en Virginie occidentale pour souligner sa capacité à rallier le vote protestant. À partir de ce moment, son catholicisme cessa d'être perçu comme un sérieux handicap aux yeux d'un nombre grandissant de dignitaires du parti. (68) Avant la fin du mois de mai, JFK avait gagné sept primaires, en partie grâce au soutien de ceux qui s'empressaient d'emboîter le pas à celui que l'on désignait désormais comme le meneur.
Quand JFK en doit une à la machine de Chicago
sources:
(38) Id., p. 179.
(39) Id., p. 193.
(40) Id., p. 194.
(41) Id., p. 250.
(42) Hersh, p. 98.
(43) Cohen, Taylor, p. 262.
(44) Hersh, p. 104.
(45) Id., p. 146-147.
(46) REEVES C. Thomas, "LE SCANDALE KENNEDY – La fin d'un mythe", Plon (1992), p. 40.
(47) LA Times, "FBI Files on Sinatra Detail Links to JFK, Mob Figures", Lisa Getter and Ronald J. Ostrow, December 9 1998, p. A1.
(48) Hersh, p. 142-143.
(49) Id., p. 147.
(50) Id., p. 148.
(51) Id., p. 140.
(52) Id., p. 141.
(53) Reeves, p. 176.
(54) Id., p. 179.
(55) Id., p. 180.
(56) Hersh, p. 107-108.
(57) Id., p. 104.
(58) Id., p. 105.
(59) Id., p. 101.
(60) Id., p. 107.
(61) Id., p. 101-102.
(62) Id., p. 104.
(63) Id., p. 108.
(64) Reeves, p. 184.
(65) Hersh, p. 99.
(66) Reeves, p. 185.
(67) Id., p. 185.
(68) Id., p. 195.