Le racket dextorsion des distributeurs de Loto-Québec
Dossier Raymond Garneau –partie 3
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Raymond Garneau sous toutes probabilités
Alors que l’enquête relative au dossier SAQ continue à suivre son cours, l’opposition et les journaux firent éclater une nouvelle affaire de favoritisme politique, impliquant une autre société d’État qui avait été également sous la responsabilité du M. Raymond Garneau durant les six années qu’il a passé à la tête du ministère des finances : Loto-Québec !
Depuis sa création, en 1969, par le gouvernement de l’Union Nationale, la société Loto-Québec avait fait l’objet d’incessantes allégations de favoritisme et de patronage. Une enquête menée par le défunt quotidien The Montreal Star, en 1973, avait révélé que les contrats de distribution de Loto-Québec avaient servi à récompenser des organisateurs politiques, des parents et des amis. Durant l’été 1973, le premier ministre Bourassa avait même indiqué qu’il avait l’intention de revoir le système d’octroi de contrats de distribution à Loto-Québec. Cependant, les libéraux ne sont jamais passés à l’acte et les révélations du Star tombèrent alors dans l’oubli.
Puis, le 28 janvier 1976, le ministre d’État aux finances, M. Paul Berthiaume, annonce la création d’une commission d’étude, présidée par l’avocat Jacques Gilbert, avec pour mandat d’examiner en profondeur le fonctionnement de Loto-Québec. Cette annonce va avoir pour effet de ré-alimenter l’impression que rien ne va plus chez la société d’État responsable du jeu.
Six mois plus tôt, en 1975, la rumeur avait voulu qu’au même moment où elle remettait au ministre de la justice son rapport explosif sur la SAQ, la CECO lui en avait remis un autre, celui-là concernant la société Loto-Québec. On n’a toutefois jamais su ce qui était advenu de ce document. [1]
D’une façon ou d’une autre, l’enquête policière sur les combines louches à Loto-Québec semble être étroitement reliée à celle que mène la SQ relativement aux fraudes à la SAQ. C’est à tout le moins ce que suggère le fait que ce soit le même policier de la SQ qui dirige l’enquête sur la SAQ, le lieutenant Roger Chartrand, qui soit aussi en charge de l’enquête au sujet de Loto-Québec.
De plus, ce sont certaines activités d’un des personnages au centre du Projet Z, l’ancien secrétaire particulier du ministre Garneau, M. Paul-Émile Giguère, qui fut par la suite muté à la vice-présidence de Loto-Québec, qui permis à la SQ de découvrir un autre stratagème d’extorsion et de chantage lié au financement de la caisse électorale libérale.
À l’instar du Projet Z, les agissements de M. Giguère entraînèrent des accusations d’extorsion contre ce dernier. C’est ainsi que le 14 juin 1976 M. Giguère fut inculpé à la cour criminelle de Saint-Hyacinthe d’avoir obligé un distributeur de billets de Loto-Québec à acheter des collections de monnaie olympique au prix fort, faute de quoi le concessionnaire risquait de perdre son contrat avec la société d’État. [2]
Toutefois, cette affaire n’ira pas très loin puisque, dix jours plus tard, M. Giguère était libéré de ses accusations dans le dossier Loto-Québec par le juge Michel Dumaine. Selon La Presse, « le plaignant a été moins catégorique qu’il l’avait apparemment été avec les enquêteurs policiers. Il a déclaré qu’en réalité, il s’était imaginé avoir été menacé par l’accusé. » [3]
Voilà qui ressemble pas mal à une rétractation. Peut-être s’était-il passé « quelque chose » entre le moment où le plaignant, un dénommé Gilles Loiselle, a fait sa première déclaration à la police et celui où il a fait sa déposition au tribunal ? Toujours est-il que le juge Dumaine n’a eu d’autre choix que de rejeter les accusations portées contre M. Giguère pour motif d’insuffisance de preuve.
À la même époque, on apprend que le gouvernement s’apprête à transférer M. Maurice Custeau, ex-député de l’UN et président de Loto-Québec depuis sa fondation, à la Régie des installations olympiques (RIO) pour agir à titre de promoteur des Jeux. Selon des sources que La Presse qualifie de « dignes de foi », l’enquête policière menée dans le dossier Loto-Québec ne serait pas étrangère à cette mutation. En fait, la nomination de M. Custeau était apparemment si pressante qu’un successeur ne lui avait toujours pas été désigné à Loto-Québec lorsque la nouvelle de sa nomination à la RIO fut diffusée dans les médias.
Le 16 juin 1976, La Presse commence à lever le voile sur une partie du mystère en révélant l’existence d’un racket d’extorsion auprès des distributeurs de billets de Loto-Québec destiné à financer la caisse électorale libérale. Voilà qui n’est évidemment pas sans rappeler les contributions forcées que devaient effectuer les distilleries et autres entreprises faisant affaire avec la SAQ.
On apprend alors qu’au cours de l’hiver 1972-73, vingt-deux concessionnaires de Loto-Québec liés à l’Union Nationale avaient été convoqués par un collecteur de fonds du PLQ, M. Lucien Julien, qui avait exigé d’eux des versements de 5 000$ par comté qu’ils desservent comme condition primordiale du prolongement de leur contrat avec la société d’État.
La réunion avait été tenue au bureau de M. René Hébert, ancien trésorier du PLQ, à la Place Victoria. Pour le PLQ, la nécessité de faire le plein en argent neuf venait du fait qu’il y avait des élections dans l’air à ce moment-là. Ces élections seront d’ailleurs remportées haut la main par les libéraux de Bourassa, qui raflèrent 102 des 110 sièges que comptait alors l’Assemblée nationale.
Puis, le 17 juin 1976, c’est au tour du reporter Richard Desmarais de la station de radio CKAC de faire de nouvelles révélations percutantes. Le journaliste déclara avoir obtenus différents documents reliés à l’enquête policière dans cette affaire, incluant des copies de différents chèques qui avaient été saisies par la Sûreté du Québec, l’année précédente, dans le cadre de son enquête sur l’affaire de favoritisme à la SAQ. [4]
Parmi ces documents, on retrouve deux chèques de 20 000$, daté du 30 novembre 1972 et du 29 janvier 1973, émis par la compagnie Promotions industrielles Fleur de Lys, qui appartient à d’importants bailleurs de fonds de l’Union Nationale. Cette compagnie, qui agit comme concessionnaire pour Loto-Québec, détient huit routes de distribution.
Les deux chèques, qui étaient tous deux adressés au compte 8-800 du Montreal Trust, le compte en fiducie de la caisse électorale du PLQ, avaient été signés par M. Gill Lortie, un ancien président de Fleur de Lys, et M. Roland Beauregard, l’un des propriétaire de la même entreprise, dont le frère, Ferland, est alors conseiller juridique à la Société d’exploitation des loteries et courses. D’après les enquêteurs de la SQ, les deux paiements, totalisant 40 000$, ont été faits à la demande de M. Lucien Julien.
Le journaliste Desmarais a aussi dévoilé l’existence de 13 autres chèques, de 170$ chacun, qui avaient également été émis par la compagnie Fleur de Lys. Les chèques, qui s’échelonnaient sur la période entre le 27 décembre 1973 et le 10 juillet 1974, étaient tous adressés à Mme Lise Aubry, l’épouse de M. Ronald Poupart, le directeur général du PLQ, qui lui endossait les chèques. MM. Poupart et Beauregard prétendirent tous deux que Mme Aubry avait occupé un emploi à Fleur de Lys et que ces sommes lui avaient été versées à titre de salaire.
La même journée que le reporter Desmarais dévoilait l’existence de ces chèques, le ministre Garneau devait une fois de plus se défendre des allégations avancées par l’opposition péquiste lors de la période des questions à l’Assemblée nationale. M. Garneau plaide alors qu’il n’y est pour rien et va même jusqu’à traiter cette affaire comme si ça ne le regardait pas en aucune façon. « Il n’y a rien qui m’oblige, comme ministre, à surveiller les faits et gestes des distributeurs », déclare-t-il à l’Assemblée nationale, le 18 juin 1976.
M. Garneau affirme également à qui veut l’entendre qu’il « ne connaît pas la façon de procéder de ceux qui essaient de retenir des souscriptions pour le Parti libéral ». Pourtant, sa prétendue ignorance ne l’empêche pas de soutenir que les concessionnaires qui ont contribué à la caisse électorale « l’ont fait librement ». Mais comment a-t-il pu acquérir cette certitude s’il ne connaît rien des méthodes de financement de son propre parti ? Mystère et boule de gomme.
C’est une chose de plaider l’ignorance et c’en est une autre de dire que personne n’a rien fait de mal. Dans le premier cas, M. Garneau se couvre lui-même ; dans l’autre, il couvre des gens, plus particulièrement des organisateurs politiques œuvrant pour le compte de sa formation politique. Les organisateurs politiques sont souvent des personnages peu connus du grand public. Leur travail peut faire une grande différence lors d’une campagne électorale. En d’autres mots, ni M. Garneau, ni le Parti libéral, n’avait intérêt à se mettre à dos de pareils gens.
Face aux questions insistantes de l’opposition, la principale ligne de défense du gouvernement libéral sera de dire qu’aucune plainte n’a jamais été reçue de la part des distributeurs. Mais pourquoi au juste ceux-ci voudraient-ils mordre la main de ceux qui les nourrit ? Faut-il rappelez que les distributeurs, comme tous bons marchands, sont là avant tout pour faire des affaires, pas pour jouer aux redresseurs de torts ?
Malheureusement pour M. Garneau, l’ancien président de Fleur de Lys, M. Gill Lortie, le contredit publiquement sur ce point précis quelques jours plus tard. M. Lortie déclara en effet à La Presse : « Le ministre Garneau se dit surpris de voir qu’on ait attendu trois ans pour se plaindre de présumés combines louches à Loto-Québec. Il oublie de dire que le bureau du premier ministre Bourassa est au courant de l’affaire depuis fort longtemps. » [5]
L’homme d’affaires nie catégoriquement que la somme de 40 000$ que son ancienne entreprise avait versée à la caisse électorale libérale était une contribution volontaire. « Je n’étais pas d’accord avec ça, et c’est pour ça qu’à un moment donné, on m’a forcé de quitter la compagnie », affirme-t-il. « Au début de novembre 1974, les frères Beauregard m’ont dit que la compagnie perdrait son agence de distribution des billets de Loto-Québec si je ne démissionnais pas. L’ultimatum venait de Maurice Custeau. Comme je n’avais pas le choix, car je n’aurais pas fait d’argent en restant, j’ai donné ma démission. »
Quant au soi-disant emploi que Mme Aubry aurait occupé à la compagnie Fleur de Lys, M. Lortie n’hésite pas à dire qu’il s’agissait-là d’une autre combine : « C’est encore Ronald Beauregard qui, avec son frère Ferland, a été organisateur politique de Maurice Custeau, en 1966, qui a manigancé avec Ronald Poupart, l’un de ses amis d’enfance, pour qu’on lui fasse des chèques au nom de sa femme. Je vous jure que Mme Poupart n’a jamais travaillé pour la compagnie. Je connaissais très bien tous mes employés ; Beauregard et Poupart mentent quand ils disent que Lise Aubry faisait des enquêtes téléphoniques chez elle pour la compagnie ».
Le 22 juin, la SQ effectua une perquisition aux bureaux de la compagnie Fleur de Lys. Les policiers ont alors pu saisir une nouvelle série de six chèques, cette fois-ci émis à l’ordre de M. Pierre Le Bel, frère de l’avocat Jacques Le Bel, l’un des beaux-frères du premier ministre du Québec. Selon M. Lortie, M. Pierre Le Bel a remplacé Mme Lise Aubry sur la liste de paie de Fleur de Lys. [6]
Dans son article, le journaliste Jean-Pierre Charbonneau rapporte que « cette affirmation, qui s’appuie sur la copie de l’agenda de M. Lortie, en date du 16 septembre 1974, est renforcée par le fait que M. Le bel a reçu les chèques pour des montants identiques à ceux versés à la femme de Ronald Poupart, soit 170$ par semaine ». De son côté, l’ancien président du PLQ, le notaire Claude Desrosiers, a commenté la situation en déclarant qu’à son avis, les paiements à l’épouse de M. Ronald Poupart « n’étaient pas justifiables ».
Lorsqu’elle rendra public son rapport préliminaire, la commission Gilbert abordera brièvement ce sujet : « Par ailleurs, nous ne pouvons nous expliquer l’engagement par certains concessionnaires d’individus qui n’exerçaient en réalité que des fonctions accessoires ou pratiquement inutiles à l’intérieur des opérations de la concession. » [7]
(Trente ans plus tard, lors des audiences de la commission Gomery, on apprendra que la firme Groupaction avait eu recours à la même combine des emplois fictifs comme d’un « paravent pour camoufler » les généreuses contributions financières qu’elle versait au Parti libéral du Canada, section Québec. Entre 1996 et 2001, pas moins de 15 militants et organisateurs politiques du PLC avaient été rémunérés par Groupaction pour des emplois fictifs à l’agence de publicité. Les libéraux fédéraux n’ont définitivement pas inventé la roue avec les commandites…). [8]
Outre ces contributions à la caisse électorale, les policiers ont aussi examiné d’autres contributions financières fixées selon le pro-rata des ventes de billets de Mini-Loto. Curieusement, au lieu de les envoyer au compte 8-800 du Montreal Trust, ces contributions étaient plutôt versées au Fonds de l’Athlète Québécois, un organisme à but supposément non-lucratif constitué d’hommes d’affaires et de personnalités liées au Parti libéral.
On y retrouve entre autres M. Paul Desrochers, le conseiller spécial et organisateur en chef de M. Robert Bourassa, M. Jacques Courtois, président du club de hockey Le Canadien, M. Claude Lefebvre, ex-président des Jeux du Québec. On retrouve aussi un des personnages qui sera plus tard relié au dossier des commandites : M. Jean Pelletier, futur maire de Québec, qui deviendra plus tard chef de cabinet du gouvernement Chrétien. [9] Le Fonds qui, à ce moment-là, a déjà recueilli 400 000$, espérait alors atteindre 1 million$ sous peu.
À l’Assemblée nationale, durant la période des questions du 16 juin 1976, le ministre Garneau avait mentionné qu’il était au courant des allégations qui pesaient sur cet organisme depuis l’automne dernier. Sans le nommer, M. Garneau affirme ceci au sujet des allégations visant le Fonds de l’Athlète Québécois : « …la seule information que j’ai eue, c’est qu’il y avait une collecte qui se faisait pour des organismes sportifs, qui n’était absolument pas reliée à aucun parti politique, pas plus le Parti québécois que le Parti libéral ou un autre parti politique. Certaines personnes nous avaient dit qu’elles avaient reçu des pressions assez fortes de cet organisme. »
Le lendemain, à la période des questions, le ministre d’État aux finances, M. Berthiaume, confirme que, suite à des « rumeurs » au sujet dudit organisme, il avait envoyé à tous les concessionnaires une lettre datée du 10 novembre 1975, dont voici d’ailleurs un extrait : « Si des souscriptions vous sont demandées autrement que sur une base strictement volontaire, je vous saurais gré de refuser votre contribution et de m’informer personnellement de ce fait le plus rapidement possible » Bien entendu, le ministre d’État indique n’avoir reçu aucune plainte quelle qu’elle soit.
Toutefois, M. Berthiaume affirme ensuite qu’il « ne crois pas qu’il soit d’intérêt public de nommer l’organisme », pour lequel il ne tari pourtant pas d’éloges. D’après lui, la raison d’être de l’organisme « est louable à tous égards » car il « représente une excellente cause ». Le problème, c’est que M. Berthiaume ne fourni aucun détail, justement, sur le but de cet « organisme sportif » et sur l’usage qui est fait des fonds sollicités. Il justifie son comportement quelque peu cachottier en disant craindre « que l’organisme puisse subir un préjudice à cause de techniques qui auraient pu être utilisées par des bénévoles travaillant pour cet organisme ».
Mais c’était peine perdue, puisque les journaux dévoilent le nom de l’organisme, le Fonds de l’Athlète Québécois dès le lendemain. M. Berthiaume dira alors : « Je regrette un peu que ce soit sorti ». On apprend alors que le Fonds avait reçu une subvention de 50 000$ du haut-commissariat à la jeunesse, aux sports et aux loisirs, peu de temps après sa création, en 1974. On réentendra parler de cet obscure Fonds lorsque la SQ remettra son rapport d’enquête au gouvernement.
En attendant, le 9 juillet 1976, le ministre Berthiaume rend public le rapport préliminaire de la commission Gilbert. Bien que son mandat porte sur le fonctionnement administratif de Loto-Québec, il n’en demeure pas moins que la commission Gilbert a collaboré avec l’enquête de la SQ, en remettant à celle-ci tous les documents et renseignements qu’elle a recueillie depuis la fin du mois de janvier. [10]
Des extraits du rapport Gilbert publiés dans Le Devoir indique que la commission confirme que les concessionnaires étaient ardemment sollicités pour des contributions :
« Là où les revenus des concessions sont excessifs et injustifiés, la tentation était grande de solliciter les concessionnaires à faire des contributions importantes à différents organismes à but non lucratif, charitable, politique, sportif ou autre.
Notre étude et l’examen des états financiers nous ont permis de constater que certains concessionnaires exerçaient ou contribuaient aux partis politiques. Bien que ces activités n’aient rien d’illégal en soi, ceci ne doit pas dispenser une société d’État à but lucratif, telle Loto-Québec, d’exercer un contrôle administratif rigoureux sur la performance et les activités de ses concessionnaires. » [11]
Mais, au lieu de cela, la commission rapporte que c’est une « politique du laisser-aller » qui prévaut auprès des concessionnaires.
Commentant le rapport Gilbert dans un éditorial, le directeur du Devoir, M. Claude Ryan, écrit que le système de concessions de Loto-Québec constitue « une porte ouverte en permanence au patronage et au favoritisme. Rien n’empêche de distribuer aux “amis” du régime ou de la direction les concessions les plus plantureuses : ce sont souvent, comme par accident, celles qui exigent le moins de travail réel de la part du bénéficiaire ». [12]
En effet, M. Ryan indique que « le processus actuel de la Société pour le choix de ses concessionnaires repose pratiquement sur l’unique décision du président si l’on considère le pouvoir réel des commissaires dans la structure juridique actuelle. »
Le dossier Loto-Québec fit à nouveau l’objet d’attention médiatique à moins d’une semaine avant les élections de novembre 1976. On apprenait alors que la SQ avait remis au ministre de la Justice, le 2 septembre 1976, une partie de son rapport d’enquête portant sur le trafic d’influence dans cette société d’État. La police provinciale demandait alors au gouvernement Bourassa de porter des accusations contre deux des percepteurs du PLQ.
Le rapport de la SQ, un imposant document de 283 pages, renferme entre autres plusieurs photocopies de chèques de sommes considérables qui furent versés dans les comptes secrets. L’enquête policière avait alors pu établir que les contributions des concessionnaires à la caisse électorale libérale s’élèvent à 200 000$. [13]
La police provinciale avait d’abord demandé au gouvernement Bourassa de porter des accusations d’extorsion contre deux percepteurs du PLQ, soit M. Lucien Julien, d’Outremont, et M. Marcel Lacroix, de Lévis. Mais deux mois plus tard, la SQ changeait son fusil d’épaule suite à des consultations avec le ministère de la Justice et estimait désormais que les deux hommes devaient plutôt être poursuivis pour trafic d’influence. Dans le premier cas, les coupables s’exposent à une sentence maximale de 14 années d’emprisonnement, tandis que dans le second, la peine maximale est fixée à cinq ans. [14]
Toujours est-il que le rapport de police contient une foule de citations de concessionnaires confirmant hors de tout doute l’existence d’un système d’extorsion au profit de la caisse électorale libérale. L’un d’eux, M. Réal Auger, déclara dans son témoignage : « C’est libre de la main qui signe le chèque, mais pas libre de celle qui donne, car tu te dis que si tu paies pas, tu perds ton contrat ».
M. Réal Hottin affirme de son côté qu’il ne pouvait « se permettre à 49 ans de perdre une concession qui m’a fait vivre depuis six ans ». Mme Madeleine Lasnier dira : « Cette pression m’a coûté 4 000$ », tandis que Mme Cyprienne déclare aux policiers : « Je savais à quoi m’attendre si je ne fournissais pas. »
Le rapport cite aussi deux joueurs de l’équipe de hockey Le Canadien, tous deux également concessionnaires pour Loto-Québec. Le fameux M. Serge Savard a entre autres déclaré : « sur le plan des affaires, je n’avais d’autre choix que de verser la somme exigée ». Pour sa part, l’ancien défenseur, M. Émile “Butch” Bouchard, affirma : « Pour moi, c’était un bon investissement… »
C’est ainsi que les enquêteurs de la SQ découvrirent que 23 concessionnaires de Loto-Québec avaient versé 185 491$ au Fond de l’athlète québécois à la fin de décembre 1975. À ce sujet, l’article du journal Le Devoir ajoute : « le rapport policier précise que cette dernière collecte fut effectuée par trois concessionnaires mandatés comme tels auprès de leurs collègues, bien que MM. Paul Desrochers et Maurice Custeau aient participé à une réunion qui a précédé cette sollicitation ».
Il faudra toutefois attendre jusqu’au début de l’année 1977 avant que des accusations formelles ne soient portées contre les deux collecteurs de fonds du Parti libéral. Le premier, M. Lucien Julien, ex-trésorier suppléant du PLQ, dû alors répondre à 22 accusations criminelles de trafic d’influence relativement à divers pots-de-vin qu’il aurait sollicités, acceptés ou convenu d’accepter, en rapport avec la distribution des billets de Loto-Québec.
Ces accusations découlent directement de la réunion que M. Julien avait convoqué à la Place Victoria, vers la fin de 1972, où il avait fait venir vingt-deux distributeurs de Loto-Québec afin de les solliciter pour une contribution à la caisse électorale libérale. Au moment de la réunion, les contrats des distributeurs étaient à quatre mois de leur échéance. M. Julien avait alors amassé 136 000$ des personnes sollicitées, aucune n’ayant refusé. Puis, en avril 1973, sur les 22 distributeurs, 20 d’entre eux virent leur contrat se renouveler. [15]
Le deuxième collecteur de fonds, M. Marcel Lacroix, s’était vu confier la tâche de rencontrer les concessionnaires de Loto-Québec faisant affaire dans la région de Québec par le secrétaire du Parti libéral du Québec, M. Denis Bédard. M. Lacroix fit face à 12 chefs d’accusations de trafic d’influence. On lui reprochait plus spécifiquement d’avoir accepté, entre 1970 et 1973, des pots-de-vin totalisant 9 000$ pour le compte du Parti libéral du Québec.
M. Lacroix était accusé d’avoir reçu 3 000$ de Mme Madeleine Lasnier, présidente de « Établissement Mirepoix Inc. » afin d’user de son influence auprès du gouvernement en vue du renouvellement du contrat de l’entreprise de Mme Lasnier. La SQ a également conclu que M. Lacroix s’y était pris de la même manière pour collecter 2 500$ de la part de Mme Cyprienne Morisette, propriétaire de « Les Distributions B.D.F.M. Enr », et 3 500$ de M. Gilbert Perras, président de « Les Distributions Gilbert Limitée ».
Mais le 20 juin 1977, M. Lacroix fut libéré de ses accusations au stade de l’enquête préliminaire par le juge Yvon Sirois, de la cour des sessions de la paix. Vu que l’enquête préliminaire faisait l’objet d’une ordonnance de non-publication, il n’a pas été possible de connaître en détail les motifs ayant mené le juge Sirois à prononcer l’acquittement de M. Lacroix. [16]
Quant au premier solliciteur de fonds accusé, M. Julien, il fut acquitté beaucoup plus tard, soit le 15 novembre 1978. Même si, au procès, la couronne avait réussit à faire la preuve que M. Julien avait l’influence nécessaire auprès du gouvernement Bourassa, en 1972, et qu’il avait accepté pour lui-même ou une autre personne ou un organisme une récompense en argent, le juge Marcel Beauchemin fut incapable de déclarer M. Julien coupable.
Dans son jugement, le magistrat a indiqué que la couronne n’avait pas fait la preuve que les dons en argent faits à l’accusé avaient été faits « en considération d’une aide ou d’une influence ». [17] Ce sera sans doute la dernière fois qu’on entendit parler de cette affaire d’extorsion auprès des concessionnaires de Loto-Québec.
(suivant)
Sources:
[1] Le Devoir, « Une commission étudiera le fonctionnement de Loto-Québec », par Gilles Lesage, 29 janvier 1976.
[2] La Presse, « Les “bleus” de Loto-Québec devaient payer à la caisse “rouge” », par Jean-Pierre Charbonneau, 16 juin 1976.
[3] La Presse, « Loto-Québec—Giguère libéré faute de preuves », par Jean-Pierre Charbonneau, 24 juin 1976.
[4] Le Devoir, « Loto-Québec a-t-il servi à financer les libéraux ? », par Gilles Lesage, 18 juin 1976.
[5] La Presse, « Le “scandale” de Loto-Québec—Bourassa était au courant—Gill Lortie », par Jean-Pierre Charbonneau, 19 juin 1976.
[6] La Presse, « Loto-Québec—La SQ saisit des chèques chez “Fleur de Lys”, par Jean-Pierre Charbonneau, 23 juin 1976.
[7] Le Devoir, « Loto-Québec et le rapport Gilbert », 12 juillet 1976.
[8] Le Journal de Montréal, « 15 employés du Parti libéral sous la table », par Laurent Soumis, 8 avril 2005.
[9] La Presse, « Loto-Québec—40.000$ au PLQ pour une concession », par Jean-Pierre Charbonneau, 18 juin 1976.
[10] Le Devoir, « La distribution de Loto-Québec doit être révisé en profondeur », par Gilles Lesage, 10 juillet 1976.
[11] Le Devoir, « Loto-Québec et le rapport Gilbert », 12 juillet 1976.
[12] Le Devoir, « Loto-Québec : des méthodes trop propices au patronage », par Claude Ryan, 16 juillet 1976.
[13] Le Devoir, « Loto-Québec—La SQ presse le gouvernement de porter des accusations », 9 novembre 1976.
[14] Le Devoir, « Loto-Québec : un montant de 200 000$ aurait été souscrit », 10 novembre 1976.
[15] La Presse, « Pots-de-vin : vingt-deux accusations contre un “collecteur de fonds” du Parti libéral », 25 février 1977.
[16] Journal de Québec, « Preuves insuffisantes contre l’ex-trésorier de Robert Bourassa », 21 juin 1977.
[17] Le Devoir, « Un ex-trésorier suppléant du PLQ est acquitté de trafic d’influence », par Bernard Morrier, 16 novembre 1978.
(précédent)
Raymond Garneau sous toutes probabilités
Alors que l’enquête relative au dossier SAQ continue à suivre son cours, l’opposition et les journaux firent éclater une nouvelle affaire de favoritisme politique, impliquant une autre société d’État qui avait été également sous la responsabilité du M. Raymond Garneau durant les six années qu’il a passé à la tête du ministère des finances : Loto-Québec !
Depuis sa création, en 1969, par le gouvernement de l’Union Nationale, la société Loto-Québec avait fait l’objet d’incessantes allégations de favoritisme et de patronage. Une enquête menée par le défunt quotidien The Montreal Star, en 1973, avait révélé que les contrats de distribution de Loto-Québec avaient servi à récompenser des organisateurs politiques, des parents et des amis. Durant l’été 1973, le premier ministre Bourassa avait même indiqué qu’il avait l’intention de revoir le système d’octroi de contrats de distribution à Loto-Québec. Cependant, les libéraux ne sont jamais passés à l’acte et les révélations du Star tombèrent alors dans l’oubli.
Puis, le 28 janvier 1976, le ministre d’État aux finances, M. Paul Berthiaume, annonce la création d’une commission d’étude, présidée par l’avocat Jacques Gilbert, avec pour mandat d’examiner en profondeur le fonctionnement de Loto-Québec. Cette annonce va avoir pour effet de ré-alimenter l’impression que rien ne va plus chez la société d’État responsable du jeu.
Six mois plus tôt, en 1975, la rumeur avait voulu qu’au même moment où elle remettait au ministre de la justice son rapport explosif sur la SAQ, la CECO lui en avait remis un autre, celui-là concernant la société Loto-Québec. On n’a toutefois jamais su ce qui était advenu de ce document. [1]
D’une façon ou d’une autre, l’enquête policière sur les combines louches à Loto-Québec semble être étroitement reliée à celle que mène la SQ relativement aux fraudes à la SAQ. C’est à tout le moins ce que suggère le fait que ce soit le même policier de la SQ qui dirige l’enquête sur la SAQ, le lieutenant Roger Chartrand, qui soit aussi en charge de l’enquête au sujet de Loto-Québec.
De plus, ce sont certaines activités d’un des personnages au centre du Projet Z, l’ancien secrétaire particulier du ministre Garneau, M. Paul-Émile Giguère, qui fut par la suite muté à la vice-présidence de Loto-Québec, qui permis à la SQ de découvrir un autre stratagème d’extorsion et de chantage lié au financement de la caisse électorale libérale.
À l’instar du Projet Z, les agissements de M. Giguère entraînèrent des accusations d’extorsion contre ce dernier. C’est ainsi que le 14 juin 1976 M. Giguère fut inculpé à la cour criminelle de Saint-Hyacinthe d’avoir obligé un distributeur de billets de Loto-Québec à acheter des collections de monnaie olympique au prix fort, faute de quoi le concessionnaire risquait de perdre son contrat avec la société d’État. [2]
Toutefois, cette affaire n’ira pas très loin puisque, dix jours plus tard, M. Giguère était libéré de ses accusations dans le dossier Loto-Québec par le juge Michel Dumaine. Selon La Presse, « le plaignant a été moins catégorique qu’il l’avait apparemment été avec les enquêteurs policiers. Il a déclaré qu’en réalité, il s’était imaginé avoir été menacé par l’accusé. » [3]
Voilà qui ressemble pas mal à une rétractation. Peut-être s’était-il passé « quelque chose » entre le moment où le plaignant, un dénommé Gilles Loiselle, a fait sa première déclaration à la police et celui où il a fait sa déposition au tribunal ? Toujours est-il que le juge Dumaine n’a eu d’autre choix que de rejeter les accusations portées contre M. Giguère pour motif d’insuffisance de preuve.
À la même époque, on apprend que le gouvernement s’apprête à transférer M. Maurice Custeau, ex-député de l’UN et président de Loto-Québec depuis sa fondation, à la Régie des installations olympiques (RIO) pour agir à titre de promoteur des Jeux. Selon des sources que La Presse qualifie de « dignes de foi », l’enquête policière menée dans le dossier Loto-Québec ne serait pas étrangère à cette mutation. En fait, la nomination de M. Custeau était apparemment si pressante qu’un successeur ne lui avait toujours pas été désigné à Loto-Québec lorsque la nouvelle de sa nomination à la RIO fut diffusée dans les médias.
Le 16 juin 1976, La Presse commence à lever le voile sur une partie du mystère en révélant l’existence d’un racket d’extorsion auprès des distributeurs de billets de Loto-Québec destiné à financer la caisse électorale libérale. Voilà qui n’est évidemment pas sans rappeler les contributions forcées que devaient effectuer les distilleries et autres entreprises faisant affaire avec la SAQ.
On apprend alors qu’au cours de l’hiver 1972-73, vingt-deux concessionnaires de Loto-Québec liés à l’Union Nationale avaient été convoqués par un collecteur de fonds du PLQ, M. Lucien Julien, qui avait exigé d’eux des versements de 5 000$ par comté qu’ils desservent comme condition primordiale du prolongement de leur contrat avec la société d’État.
La réunion avait été tenue au bureau de M. René Hébert, ancien trésorier du PLQ, à la Place Victoria. Pour le PLQ, la nécessité de faire le plein en argent neuf venait du fait qu’il y avait des élections dans l’air à ce moment-là. Ces élections seront d’ailleurs remportées haut la main par les libéraux de Bourassa, qui raflèrent 102 des 110 sièges que comptait alors l’Assemblée nationale.
Puis, le 17 juin 1976, c’est au tour du reporter Richard Desmarais de la station de radio CKAC de faire de nouvelles révélations percutantes. Le journaliste déclara avoir obtenus différents documents reliés à l’enquête policière dans cette affaire, incluant des copies de différents chèques qui avaient été saisies par la Sûreté du Québec, l’année précédente, dans le cadre de son enquête sur l’affaire de favoritisme à la SAQ. [4]
Parmi ces documents, on retrouve deux chèques de 20 000$, daté du 30 novembre 1972 et du 29 janvier 1973, émis par la compagnie Promotions industrielles Fleur de Lys, qui appartient à d’importants bailleurs de fonds de l’Union Nationale. Cette compagnie, qui agit comme concessionnaire pour Loto-Québec, détient huit routes de distribution.
Les deux chèques, qui étaient tous deux adressés au compte 8-800 du Montreal Trust, le compte en fiducie de la caisse électorale du PLQ, avaient été signés par M. Gill Lortie, un ancien président de Fleur de Lys, et M. Roland Beauregard, l’un des propriétaire de la même entreprise, dont le frère, Ferland, est alors conseiller juridique à la Société d’exploitation des loteries et courses. D’après les enquêteurs de la SQ, les deux paiements, totalisant 40 000$, ont été faits à la demande de M. Lucien Julien.
Le journaliste Desmarais a aussi dévoilé l’existence de 13 autres chèques, de 170$ chacun, qui avaient également été émis par la compagnie Fleur de Lys. Les chèques, qui s’échelonnaient sur la période entre le 27 décembre 1973 et le 10 juillet 1974, étaient tous adressés à Mme Lise Aubry, l’épouse de M. Ronald Poupart, le directeur général du PLQ, qui lui endossait les chèques. MM. Poupart et Beauregard prétendirent tous deux que Mme Aubry avait occupé un emploi à Fleur de Lys et que ces sommes lui avaient été versées à titre de salaire.
La même journée que le reporter Desmarais dévoilait l’existence de ces chèques, le ministre Garneau devait une fois de plus se défendre des allégations avancées par l’opposition péquiste lors de la période des questions à l’Assemblée nationale. M. Garneau plaide alors qu’il n’y est pour rien et va même jusqu’à traiter cette affaire comme si ça ne le regardait pas en aucune façon. « Il n’y a rien qui m’oblige, comme ministre, à surveiller les faits et gestes des distributeurs », déclare-t-il à l’Assemblée nationale, le 18 juin 1976.
M. Garneau affirme également à qui veut l’entendre qu’il « ne connaît pas la façon de procéder de ceux qui essaient de retenir des souscriptions pour le Parti libéral ». Pourtant, sa prétendue ignorance ne l’empêche pas de soutenir que les concessionnaires qui ont contribué à la caisse électorale « l’ont fait librement ». Mais comment a-t-il pu acquérir cette certitude s’il ne connaît rien des méthodes de financement de son propre parti ? Mystère et boule de gomme.
C’est une chose de plaider l’ignorance et c’en est une autre de dire que personne n’a rien fait de mal. Dans le premier cas, M. Garneau se couvre lui-même ; dans l’autre, il couvre des gens, plus particulièrement des organisateurs politiques œuvrant pour le compte de sa formation politique. Les organisateurs politiques sont souvent des personnages peu connus du grand public. Leur travail peut faire une grande différence lors d’une campagne électorale. En d’autres mots, ni M. Garneau, ni le Parti libéral, n’avait intérêt à se mettre à dos de pareils gens.
Face aux questions insistantes de l’opposition, la principale ligne de défense du gouvernement libéral sera de dire qu’aucune plainte n’a jamais été reçue de la part des distributeurs. Mais pourquoi au juste ceux-ci voudraient-ils mordre la main de ceux qui les nourrit ? Faut-il rappelez que les distributeurs, comme tous bons marchands, sont là avant tout pour faire des affaires, pas pour jouer aux redresseurs de torts ?
Malheureusement pour M. Garneau, l’ancien président de Fleur de Lys, M. Gill Lortie, le contredit publiquement sur ce point précis quelques jours plus tard. M. Lortie déclara en effet à La Presse : « Le ministre Garneau se dit surpris de voir qu’on ait attendu trois ans pour se plaindre de présumés combines louches à Loto-Québec. Il oublie de dire que le bureau du premier ministre Bourassa est au courant de l’affaire depuis fort longtemps. » [5]
L’homme d’affaires nie catégoriquement que la somme de 40 000$ que son ancienne entreprise avait versée à la caisse électorale libérale était une contribution volontaire. « Je n’étais pas d’accord avec ça, et c’est pour ça qu’à un moment donné, on m’a forcé de quitter la compagnie », affirme-t-il. « Au début de novembre 1974, les frères Beauregard m’ont dit que la compagnie perdrait son agence de distribution des billets de Loto-Québec si je ne démissionnais pas. L’ultimatum venait de Maurice Custeau. Comme je n’avais pas le choix, car je n’aurais pas fait d’argent en restant, j’ai donné ma démission. »
Quant au soi-disant emploi que Mme Aubry aurait occupé à la compagnie Fleur de Lys, M. Lortie n’hésite pas à dire qu’il s’agissait-là d’une autre combine : « C’est encore Ronald Beauregard qui, avec son frère Ferland, a été organisateur politique de Maurice Custeau, en 1966, qui a manigancé avec Ronald Poupart, l’un de ses amis d’enfance, pour qu’on lui fasse des chèques au nom de sa femme. Je vous jure que Mme Poupart n’a jamais travaillé pour la compagnie. Je connaissais très bien tous mes employés ; Beauregard et Poupart mentent quand ils disent que Lise Aubry faisait des enquêtes téléphoniques chez elle pour la compagnie ».
Le 22 juin, la SQ effectua une perquisition aux bureaux de la compagnie Fleur de Lys. Les policiers ont alors pu saisir une nouvelle série de six chèques, cette fois-ci émis à l’ordre de M. Pierre Le Bel, frère de l’avocat Jacques Le Bel, l’un des beaux-frères du premier ministre du Québec. Selon M. Lortie, M. Pierre Le Bel a remplacé Mme Lise Aubry sur la liste de paie de Fleur de Lys. [6]
Dans son article, le journaliste Jean-Pierre Charbonneau rapporte que « cette affirmation, qui s’appuie sur la copie de l’agenda de M. Lortie, en date du 16 septembre 1974, est renforcée par le fait que M. Le bel a reçu les chèques pour des montants identiques à ceux versés à la femme de Ronald Poupart, soit 170$ par semaine ». De son côté, l’ancien président du PLQ, le notaire Claude Desrosiers, a commenté la situation en déclarant qu’à son avis, les paiements à l’épouse de M. Ronald Poupart « n’étaient pas justifiables ».
Lorsqu’elle rendra public son rapport préliminaire, la commission Gilbert abordera brièvement ce sujet : « Par ailleurs, nous ne pouvons nous expliquer l’engagement par certains concessionnaires d’individus qui n’exerçaient en réalité que des fonctions accessoires ou pratiquement inutiles à l’intérieur des opérations de la concession. » [7]
(Trente ans plus tard, lors des audiences de la commission Gomery, on apprendra que la firme Groupaction avait eu recours à la même combine des emplois fictifs comme d’un « paravent pour camoufler » les généreuses contributions financières qu’elle versait au Parti libéral du Canada, section Québec. Entre 1996 et 2001, pas moins de 15 militants et organisateurs politiques du PLC avaient été rémunérés par Groupaction pour des emplois fictifs à l’agence de publicité. Les libéraux fédéraux n’ont définitivement pas inventé la roue avec les commandites…). [8]
Outre ces contributions à la caisse électorale, les policiers ont aussi examiné d’autres contributions financières fixées selon le pro-rata des ventes de billets de Mini-Loto. Curieusement, au lieu de les envoyer au compte 8-800 du Montreal Trust, ces contributions étaient plutôt versées au Fonds de l’Athlète Québécois, un organisme à but supposément non-lucratif constitué d’hommes d’affaires et de personnalités liées au Parti libéral.
On y retrouve entre autres M. Paul Desrochers, le conseiller spécial et organisateur en chef de M. Robert Bourassa, M. Jacques Courtois, président du club de hockey Le Canadien, M. Claude Lefebvre, ex-président des Jeux du Québec. On retrouve aussi un des personnages qui sera plus tard relié au dossier des commandites : M. Jean Pelletier, futur maire de Québec, qui deviendra plus tard chef de cabinet du gouvernement Chrétien. [9] Le Fonds qui, à ce moment-là, a déjà recueilli 400 000$, espérait alors atteindre 1 million$ sous peu.
À l’Assemblée nationale, durant la période des questions du 16 juin 1976, le ministre Garneau avait mentionné qu’il était au courant des allégations qui pesaient sur cet organisme depuis l’automne dernier. Sans le nommer, M. Garneau affirme ceci au sujet des allégations visant le Fonds de l’Athlète Québécois : « …la seule information que j’ai eue, c’est qu’il y avait une collecte qui se faisait pour des organismes sportifs, qui n’était absolument pas reliée à aucun parti politique, pas plus le Parti québécois que le Parti libéral ou un autre parti politique. Certaines personnes nous avaient dit qu’elles avaient reçu des pressions assez fortes de cet organisme. »
Le lendemain, à la période des questions, le ministre d’État aux finances, M. Berthiaume, confirme que, suite à des « rumeurs » au sujet dudit organisme, il avait envoyé à tous les concessionnaires une lettre datée du 10 novembre 1975, dont voici d’ailleurs un extrait : « Si des souscriptions vous sont demandées autrement que sur une base strictement volontaire, je vous saurais gré de refuser votre contribution et de m’informer personnellement de ce fait le plus rapidement possible » Bien entendu, le ministre d’État indique n’avoir reçu aucune plainte quelle qu’elle soit.
Toutefois, M. Berthiaume affirme ensuite qu’il « ne crois pas qu’il soit d’intérêt public de nommer l’organisme », pour lequel il ne tari pourtant pas d’éloges. D’après lui, la raison d’être de l’organisme « est louable à tous égards » car il « représente une excellente cause ». Le problème, c’est que M. Berthiaume ne fourni aucun détail, justement, sur le but de cet « organisme sportif » et sur l’usage qui est fait des fonds sollicités. Il justifie son comportement quelque peu cachottier en disant craindre « que l’organisme puisse subir un préjudice à cause de techniques qui auraient pu être utilisées par des bénévoles travaillant pour cet organisme ».
Mais c’était peine perdue, puisque les journaux dévoilent le nom de l’organisme, le Fonds de l’Athlète Québécois dès le lendemain. M. Berthiaume dira alors : « Je regrette un peu que ce soit sorti ». On apprend alors que le Fonds avait reçu une subvention de 50 000$ du haut-commissariat à la jeunesse, aux sports et aux loisirs, peu de temps après sa création, en 1974. On réentendra parler de cet obscure Fonds lorsque la SQ remettra son rapport d’enquête au gouvernement.
En attendant, le 9 juillet 1976, le ministre Berthiaume rend public le rapport préliminaire de la commission Gilbert. Bien que son mandat porte sur le fonctionnement administratif de Loto-Québec, il n’en demeure pas moins que la commission Gilbert a collaboré avec l’enquête de la SQ, en remettant à celle-ci tous les documents et renseignements qu’elle a recueillie depuis la fin du mois de janvier. [10]
Des extraits du rapport Gilbert publiés dans Le Devoir indique que la commission confirme que les concessionnaires étaient ardemment sollicités pour des contributions :
« Là où les revenus des concessions sont excessifs et injustifiés, la tentation était grande de solliciter les concessionnaires à faire des contributions importantes à différents organismes à but non lucratif, charitable, politique, sportif ou autre.
Notre étude et l’examen des états financiers nous ont permis de constater que certains concessionnaires exerçaient ou contribuaient aux partis politiques. Bien que ces activités n’aient rien d’illégal en soi, ceci ne doit pas dispenser une société d’État à but lucratif, telle Loto-Québec, d’exercer un contrôle administratif rigoureux sur la performance et les activités de ses concessionnaires. » [11]
Mais, au lieu de cela, la commission rapporte que c’est une « politique du laisser-aller » qui prévaut auprès des concessionnaires.
Commentant le rapport Gilbert dans un éditorial, le directeur du Devoir, M. Claude Ryan, écrit que le système de concessions de Loto-Québec constitue « une porte ouverte en permanence au patronage et au favoritisme. Rien n’empêche de distribuer aux “amis” du régime ou de la direction les concessions les plus plantureuses : ce sont souvent, comme par accident, celles qui exigent le moins de travail réel de la part du bénéficiaire ». [12]
En effet, M. Ryan indique que « le processus actuel de la Société pour le choix de ses concessionnaires repose pratiquement sur l’unique décision du président si l’on considère le pouvoir réel des commissaires dans la structure juridique actuelle. »
Le dossier Loto-Québec fit à nouveau l’objet d’attention médiatique à moins d’une semaine avant les élections de novembre 1976. On apprenait alors que la SQ avait remis au ministre de la Justice, le 2 septembre 1976, une partie de son rapport d’enquête portant sur le trafic d’influence dans cette société d’État. La police provinciale demandait alors au gouvernement Bourassa de porter des accusations contre deux des percepteurs du PLQ.
Le rapport de la SQ, un imposant document de 283 pages, renferme entre autres plusieurs photocopies de chèques de sommes considérables qui furent versés dans les comptes secrets. L’enquête policière avait alors pu établir que les contributions des concessionnaires à la caisse électorale libérale s’élèvent à 200 000$. [13]
La police provinciale avait d’abord demandé au gouvernement Bourassa de porter des accusations d’extorsion contre deux percepteurs du PLQ, soit M. Lucien Julien, d’Outremont, et M. Marcel Lacroix, de Lévis. Mais deux mois plus tard, la SQ changeait son fusil d’épaule suite à des consultations avec le ministère de la Justice et estimait désormais que les deux hommes devaient plutôt être poursuivis pour trafic d’influence. Dans le premier cas, les coupables s’exposent à une sentence maximale de 14 années d’emprisonnement, tandis que dans le second, la peine maximale est fixée à cinq ans. [14]
Toujours est-il que le rapport de police contient une foule de citations de concessionnaires confirmant hors de tout doute l’existence d’un système d’extorsion au profit de la caisse électorale libérale. L’un d’eux, M. Réal Auger, déclara dans son témoignage : « C’est libre de la main qui signe le chèque, mais pas libre de celle qui donne, car tu te dis que si tu paies pas, tu perds ton contrat ».
M. Réal Hottin affirme de son côté qu’il ne pouvait « se permettre à 49 ans de perdre une concession qui m’a fait vivre depuis six ans ». Mme Madeleine Lasnier dira : « Cette pression m’a coûté 4 000$ », tandis que Mme Cyprienne déclare aux policiers : « Je savais à quoi m’attendre si je ne fournissais pas. »
Le rapport cite aussi deux joueurs de l’équipe de hockey Le Canadien, tous deux également concessionnaires pour Loto-Québec. Le fameux M. Serge Savard a entre autres déclaré : « sur le plan des affaires, je n’avais d’autre choix que de verser la somme exigée ». Pour sa part, l’ancien défenseur, M. Émile “Butch” Bouchard, affirma : « Pour moi, c’était un bon investissement… »
C’est ainsi que les enquêteurs de la SQ découvrirent que 23 concessionnaires de Loto-Québec avaient versé 185 491$ au Fond de l’athlète québécois à la fin de décembre 1975. À ce sujet, l’article du journal Le Devoir ajoute : « le rapport policier précise que cette dernière collecte fut effectuée par trois concessionnaires mandatés comme tels auprès de leurs collègues, bien que MM. Paul Desrochers et Maurice Custeau aient participé à une réunion qui a précédé cette sollicitation ».
Il faudra toutefois attendre jusqu’au début de l’année 1977 avant que des accusations formelles ne soient portées contre les deux collecteurs de fonds du Parti libéral. Le premier, M. Lucien Julien, ex-trésorier suppléant du PLQ, dû alors répondre à 22 accusations criminelles de trafic d’influence relativement à divers pots-de-vin qu’il aurait sollicités, acceptés ou convenu d’accepter, en rapport avec la distribution des billets de Loto-Québec.
Ces accusations découlent directement de la réunion que M. Julien avait convoqué à la Place Victoria, vers la fin de 1972, où il avait fait venir vingt-deux distributeurs de Loto-Québec afin de les solliciter pour une contribution à la caisse électorale libérale. Au moment de la réunion, les contrats des distributeurs étaient à quatre mois de leur échéance. M. Julien avait alors amassé 136 000$ des personnes sollicitées, aucune n’ayant refusé. Puis, en avril 1973, sur les 22 distributeurs, 20 d’entre eux virent leur contrat se renouveler. [15]
Le deuxième collecteur de fonds, M. Marcel Lacroix, s’était vu confier la tâche de rencontrer les concessionnaires de Loto-Québec faisant affaire dans la région de Québec par le secrétaire du Parti libéral du Québec, M. Denis Bédard. M. Lacroix fit face à 12 chefs d’accusations de trafic d’influence. On lui reprochait plus spécifiquement d’avoir accepté, entre 1970 et 1973, des pots-de-vin totalisant 9 000$ pour le compte du Parti libéral du Québec.
M. Lacroix était accusé d’avoir reçu 3 000$ de Mme Madeleine Lasnier, présidente de « Établissement Mirepoix Inc. » afin d’user de son influence auprès du gouvernement en vue du renouvellement du contrat de l’entreprise de Mme Lasnier. La SQ a également conclu que M. Lacroix s’y était pris de la même manière pour collecter 2 500$ de la part de Mme Cyprienne Morisette, propriétaire de « Les Distributions B.D.F.M. Enr », et 3 500$ de M. Gilbert Perras, président de « Les Distributions Gilbert Limitée ».
Mais le 20 juin 1977, M. Lacroix fut libéré de ses accusations au stade de l’enquête préliminaire par le juge Yvon Sirois, de la cour des sessions de la paix. Vu que l’enquête préliminaire faisait l’objet d’une ordonnance de non-publication, il n’a pas été possible de connaître en détail les motifs ayant mené le juge Sirois à prononcer l’acquittement de M. Lacroix. [16]
Quant au premier solliciteur de fonds accusé, M. Julien, il fut acquitté beaucoup plus tard, soit le 15 novembre 1978. Même si, au procès, la couronne avait réussit à faire la preuve que M. Julien avait l’influence nécessaire auprès du gouvernement Bourassa, en 1972, et qu’il avait accepté pour lui-même ou une autre personne ou un organisme une récompense en argent, le juge Marcel Beauchemin fut incapable de déclarer M. Julien coupable.
Dans son jugement, le magistrat a indiqué que la couronne n’avait pas fait la preuve que les dons en argent faits à l’accusé avaient été faits « en considération d’une aide ou d’une influence ». [17] Ce sera sans doute la dernière fois qu’on entendit parler de cette affaire d’extorsion auprès des concessionnaires de Loto-Québec.
(suivant)
Sources:
[1] Le Devoir, « Une commission étudiera le fonctionnement de Loto-Québec », par Gilles Lesage, 29 janvier 1976.
[2] La Presse, « Les “bleus” de Loto-Québec devaient payer à la caisse “rouge” », par Jean-Pierre Charbonneau, 16 juin 1976.
[3] La Presse, « Loto-Québec—Giguère libéré faute de preuves », par Jean-Pierre Charbonneau, 24 juin 1976.
[4] Le Devoir, « Loto-Québec a-t-il servi à financer les libéraux ? », par Gilles Lesage, 18 juin 1976.
[5] La Presse, « Le “scandale” de Loto-Québec—Bourassa était au courant—Gill Lortie », par Jean-Pierre Charbonneau, 19 juin 1976.
[6] La Presse, « Loto-Québec—La SQ saisit des chèques chez “Fleur de Lys”, par Jean-Pierre Charbonneau, 23 juin 1976.
[7] Le Devoir, « Loto-Québec et le rapport Gilbert », 12 juillet 1976.
[8] Le Journal de Montréal, « 15 employés du Parti libéral sous la table », par Laurent Soumis, 8 avril 2005.
[9] La Presse, « Loto-Québec—40.000$ au PLQ pour une concession », par Jean-Pierre Charbonneau, 18 juin 1976.
[10] Le Devoir, « La distribution de Loto-Québec doit être révisé en profondeur », par Gilles Lesage, 10 juillet 1976.
[11] Le Devoir, « Loto-Québec et le rapport Gilbert », 12 juillet 1976.
[12] Le Devoir, « Loto-Québec : des méthodes trop propices au patronage », par Claude Ryan, 16 juillet 1976.
[13] Le Devoir, « Loto-Québec—La SQ presse le gouvernement de porter des accusations », 9 novembre 1976.
[14] Le Devoir, « Loto-Québec : un montant de 200 000$ aurait été souscrit », 10 novembre 1976.
[15] La Presse, « Pots-de-vin : vingt-deux accusations contre un “collecteur de fonds” du Parti libéral », 25 février 1977.
[16] Journal de Québec, « Preuves insuffisantes contre l’ex-trésorier de Robert Bourassa », 21 juin 1977.
[17] Le Devoir, « Un ex-trésorier suppléant du PLQ est acquitté de trafic d’influence », par Bernard Morrier, 16 novembre 1978.