Élections fédérales 2006: De Groupaction jusqu'au Parti Conservateur
ÉLECTIONS FÉDÉRALES DU 23 JANVIER 2006
Les candidats de la droite ne sont
pas au-dessus de tout soupçon
Si les conservateurs vont vraisemblablement former le prochain gouvernement fédéral d’ici le 23 janvier prochain, ce n’est pas à cause que l’électorat canadien est soudainement en train de virer à droite, puisque le parti de M. Stephen Harper encore traînait de la patte dans les sondages lors du déclenchement des élections.
Ce n’est pas un duel classique entre la gauche et la droite auquel nous assistons ; c’est à une lutte à finir entre un parti libéral usé par douze années de règne et rongé par les scandales et un parti de droite qui promet de faire un grand ménage à Ottawa.
Les conservateurs de M. Harper peuvent donc se compter chanceux que la performance des libéraux fédéraux soit si peu enviable en matière d’éthique. À ce chapitre, il faut reconnaître que les conservateurs possèdent un réel avantage sur leurs concurrents libéraux. On ne connaît en effet aucun scandale sérieux émanant des rangs du nouveau Parti conservateur, ou même de son ancêtre, l’Alliance canadienne.
Mais, n’étant pas au commande des leviers du pouvoir de l’État fédéral depuis plus de dix ans, la droite conservatrice et leurs amis n’ont toutefois pas vraiment eu l’occasion non plus de s’en mettre plein les poches.
De l’avis du BUREAU DES AFFAIRES LOUCHES, les questions qu’il faut se poser sont les suivantes : Et si les conservateurs de Harper avaient été à la place des libéraux, auraient-ils agi différemment ? Auraient-ils été capables de gérés les fonds publics avec intégrité, et de ne pas céder à l’attrayante tentation d’en faire profiter à leurs amis politiques ?
Et enfin, peut-être la plus importante de toutes les questions : Est-il vraiment nécessaire d’élire les conservateurs et de les voir à l’œuvre pour obtenir une réponse satisfaisante à ces questions ?
Peut-être pas.
Le B.A.L. croit qu’il serait injuste de juger le sens de l’éthique des conservateurs en essayant de prédire quelle sera leur future performance au pouvoir. Par contre, il serait tout à fait légitime d’essayer de se faire une idée de leur sens de l’éthique en nous basant sur les candidats qu’ils choisissent pour les représenter dans la présente élection.
Le B.A.L. se propose donc d’approfondir cette question épineuse en examinant la candidature d’un ancien cadre de la firme Groupaction qui se présente sous la bannière du Parti conservateur dans le comté fédéral de Shefford, dans les Cantons de l’Est.
Hé oui, vous avez bien lu ! De l’automne 1995 à janvier 2001, Jean Lambert a été vice-président de Groupaction Marketing Inc., la firme de communication qui se trouve précisément au cœur du scandale des commandites, qui représente sans doute l’une des pires affaires de corruption politique de toute l’histoire du Canada.
C’est sans doute ce qu’on appelle être au mauvais endroit, au même moment…
M. Lambert est l’auteur du fameux rapport que Groupaction avait vendu trois fois au gouvernement fédéral au prix de 500 000$ à chaque fois. (1) C’était l’affaire des « triplettes » de Groupaction, pour employer l’expression utilisée par l’auteur Jean Keable dans son livre « Le dossier noir des commandites », paru chez Lanctôt Éditeur, en 2004.
En 2002, M. Lambert, qui dit compter vingt-cinq années d’expérience dans l’industrie des communications et des relations-publiques, fondait sa propre agence, Parabellum Communication.
Les 7 et 8 avril 2005, M. Lambert témoignait à la commission d’enquête sur les commandites et les activités de publicité du gouvernement fédéral, présidée par le juge John Gomery. Et huit mois plus tard, le voilà converti en candidat conservateur dans une élection fédérale où la corruption fait figure de cheval de bataille pour l’opposition.
M. Lambert avait l’avantage d’être peu connu du public au moment de son passage devant la commission Gomery, ce qui fit en sorte que les médias ne virent pas l’intérêt de passer à la loupe son témoignage. Question de se donner une idée du rôle qu’il a pu jouer dans l’affaire des commandites, et des implications possibles que puisse avoir sa candidature auprès des conservateurs, le B.A.L. a entrepris d’analyser et de décortiqué le témoignage de M. Lambert.
Voici ce que ça donne.
Jean Lambert devant le juge Gomery
En raison des responsabilités importantes qu’il assuma à Groupaction durant plusieurs années, M. Lambert fut convoqué devant la commission Gomery, où il fut interrogé les 7 et 8 avril 2005.
Disons-le d’emblée : le témoignage de M. Jean Lambert à la commission Gomery donne l’impression d’être cousu de fil blanc.
Le témoignage qu’il a livré était truffé de trous de mémoire (des trous qui, à certaines occasions, avaient davantage l’apparence de gouffres), et les rares révélations qui en émergèrent furent souvent amorties par ses réponses fuyantes. Bref, M. Lambert fut le genre de témoin à qui il a fallut tirer les vers de nez.
De son témoignage, on retiendra notamment que M. Lambert a travaillé en étroite collaboration avec plusieurs des principaux acteurs du scandale des commandites, notamment M. Charles « Chuck » Guité, qui fut le directeur du programme des commandites au ministère des Travaux publics de 1997 à 1999, et évidemment M. Jean Brault, le président-fondateur de Groupaction. Rappelons que ces deux individus doivent aujourd’hui répondre de cinq chefs d’accusations criminelles de fraude contre le gouvernement du Canada et d’une accusation de complot en vue de commettre une fraude.
Son témoignage porte aussi croire que M. Lambert pourrait avoir joué dans l’élaboration des grandes lignes de la stratégie de visibilité du gouvernement fédéral mise sur pied à la suite du référendum sur la souveraineté de 1995, et qui adoptera éventuellement la forme du programme des commandites.
Plus grave encore, certaines notes de service rédigées par M. Lambert portent nettement à croire que celui-ci pourrait avoir été impliqué dans des combines visant à contourner la loi électorale fédérale.
Après avoir lu tout cela, il est étonnant, pour ne pas dire consternant, de constater que ce même individu porte désormais les couleurs du Parti conservateur du Canada qui fait actuellement campagne sur le thème de l’intégrité en politique.
On ne peut s’empêcher de se demander si M. Harper et ses disciples se sont seulement donner la peine d’aller sur le site internet de la commission Gomery pour prendre connaissance de l’intégralité du témoignage qu’a livré M. Lambert, un témoignage accessible au public en tout temps, et dans les deux langues à part de ça.
Embauche à Groupaction
Jean Lambert travailla à Olive Communication, une firme de Québec, avant d’être recruté par Jean Brault, le président-fondateur de Groupaction, à l’automne 1995. Dès son arrivée à Groupaction, M. Brault lui attribue le titre de vice-président Affaires gouvernementales et internationales de l’agence.
Durant les premiers mois consécutifs à son embauche, la rémunération de M. Lambert était assumée conjointement par Groupaction et Lafleur Communication, une autre firme qui a empoché plusieurs millions$, gracieuseté du programme des commandites. Par la suite, Groupaction se mis à assumer en totalité son salaire, qui oscillait entre 80-85 000$ par année et qui incluait notamment une allocation de voiture. (2)
Lors de son témoignage, M. Lambert déclara que son embauche était due au fait que Groupaction avait besoin de quelqu’un pour s’occuper des contrats de publicité avec le gouvernement fédéral. « C’est effectivement la raison principale pour laquelle M. Brault m’avait recruté », confiait M. Lambert. (3)
Or, fait étonnant, M. Lambert admet lui-même qu’il était plutôt novice en la matière. « J’avais véritablement pas d’expérience à travailler avec des mandats ou des comptes gouvernementaux, des comptes d’entreprises ou de sociétés publiques, non », confesse-t-il.
Pourtant, selon ses propres dires, M. Lambert n’était définitivement pas un minus au sein de Groupaction. Il avait même entre dix et vingt employés travaillant sous ses ordres. Quand le procureur Bernard Roy lui demande de décrire la nature de ses responsabilités dans la firme, M. Lambert répond qu’il était « un peu le chef d’orchestre » en ce qui a trait aux comptes gouvernementaux de Groupaction.
Voici comment d’ailleurs M. Lambert décrit son rôle dans Groupaction : « …j’étais ultimement responsable de toute l’administration du compte. J’étais responsable de tous les services reliés à ce compte-là, c’est-à-dire de coordonner l’ensemble des équipes de travail sur ce compte-là. On parle d’équipe de création, de médias, et puis, en même temps j’étais, si vous voulez, la personne davantage responsable de la planification stratégique sur ce compte-là. »(4)
M. Brault avait retenu les services de M. Lambert afin qu’il remplisse le rôle de stratège politique pour le compte de la firme. En effet, en réponse à une question de Me Bernard Roy, procureur de la commission Gomery, M. Lambert était d’accord pour reconnaître qu’il mettait de l’avant « une pensée politique à l’intérieur de Groupaction » et que M. Brault avait fait appel à lui comme ressource pour partager le fruit de ses réflexions « sur la meilleure façon avec laquelle le gouvernement fédéral pouvait justement accentuer sa présence » au Québec. (5)
Étrangement, tout au long de son témoignage, celui qui compare son rôle à celui d’un « chef d’orchestre » tentera de minimiser son implication dans les dossiers de commandites qui firent la fortune de Groupaction. M. Lambert, qui se décrit comme un « généraliste » qui touche un peu à tout, répétera avec insistance que son rôle à l’égard des contrats de commandites fut « marginal » et même « très, très, très effacé ».
Ainsi, M. Lambert soutient que son implication dans Groupaction se situait beaucoup plus au niveau des contrats de publicité. Toutefois, lorsqu’il fut contre-interrogé par l’avocat du Groupe Polygone/Expour, Me Guy Bélanger, M. Lambert dû reconnaître que la publicité et les commandites sont deux facettes « différentes, mais complémentaires » dans le domaine des communications. Ce qui revient donc à dire que l’un ne va pas sans l’autre. (6)
Transcription de la Commission Gomery, journée du 8 avril 2005, p.16792.
Si M. Lambert n’a peut-être pas été impliqué de fond en comble dans les contrats de commandites de Groupaction, il n’en demeure pas moins que sa prétention à l’effet que son rôle fut des plus « marginal » apparaît difficilement vraisemblable. D’ailleurs, M. Lambert fut lui-même contraint de reconnaître que ses fonctions à Groupaction l’obligeaient à « avoir une bonne connaissance générale », tant en publicité qu’en commandites.
Qui s’assemble se ressemble ?
Il y a plusieurs autres éléments du témoignage de M. Lambert qui suggère que celui-ci était peut-être plus impliqué dans les dossiers de commandites de Groupaction qu’il ne voudrait le laisser croire.
Tout d‘abord, parce que M. Lambert côtoya plusieurs des personnages qui jouèrent un rôle de premier plan dans l’affaire des commandites, et qui, pour la plupart, feront l’objet de critiques de la part du juge Gomery dans son premier rapport visant à identifier les responsables du scandale.
De M. Guité, M. Lambert dira qu’il le connaissait depuis l’époque d’Olive Communication. Lorsqu’il atterrit à Groupaction, M. Lambert se mit à fréquenter plus assidûment M. Guité. « Je l’ai rencontré probablement à plus d’une occasion à Ottawa », confie-t-il. « Je l’ai rencontré à de nombreuses reprises à Montréal. »(7)
M. Lambert avoua également qu’il échangea « beaucoup de correspondance » avec M. Guité. « J’avais à entretenir des conversations téléphoniques avec lui, échanger des fax, des télécopies et ainsi de suite. » (8)
M. Lambert n’était d’ailleurs pas sans ignoré le poids qu’avait M. Guité auprès des instances les plus élevées de l’appareil gouvernemental canadien. « Ce qui m’est apparu assez évident, au fil du temps, au fil des années, c’est que M. Guité entretenait une relation très, très, très étroite avec le Bureau du premier ministre et le bureau de M. Gagliano », affirme-t-il. (9)
Et comment perçoit-il le controversé personnage ? « Si je peux me permettre l’expression, c’est l’homme qui faisait avancer les choses. », dit M. Lambert au sujet de M. Guité. « C’est une personne qui réglait les dossiers et c’est une personne qui est très, très, très efficace dans son travail. » En fait, M. Lambert n’a que des bons mots à dire au sujet de « Chuck » : « C’est une personne qui a tout le temps été très courtoise, très affable, très généreuse de son temps avec moi. » Etc. (10)
Chose certaine, M. Allan Cutler, l’ancien fonctionnaire fédéral qui avait été persécuté par M. Guité et qui est aujourd’hui candidat pour le Parti conservateur, ne peut certainement pas en dire autant !
Notons que M. Lambert se fait tout aussi généreux dans ses éloges lorsque vient le temps de parler de son ancien patron, M. Brault, qui fut dénoncé par le juge Gomery dans son rapport pour avoir « tenté d’acheter une influence politique pour permettre à Groupaction d’obtenir davantage de juteux contrats de commandites. »
« M. Brault était un très bon patron », affirme sans détour M. Lambert. « Il était très généreux envers ses employés. C’est un homme de famille. C’est une personne très affable, très généreuse, à l’écoute de ses employés. » (11)
M. Jacques Corriveau, un autre personnage qui joua un rôle central dans les combines associées au programme des commandites, comptait aussi parmi les fréquentations de M. Lambert. Celui-ci a admis qu’il était au courant que M. Corriveau figurait parmi les amis intimes de celui qui était alors le premier ministre du Canada, M. Jean Chrétien.
« On voyait M. Corriveau assez souvent », se rappelle M. Lambert. « M. Corriveau, grand fédéraliste qu’il est, jouait un rôle très actif. (…) Je l’ai vu à plusieurs reprises là au bureau chez Groupaction. Je l’ai rencontré quand même à de nombreuses reprises. » (12)
Et, encore une fois, M. Lambert se fait très flatteur quand vient le temps d’offrir son opinion du personnage. « Il faut savoir que M. Corriveau est un homme fort distingué, une personne très élégante, qui a une belle personnalité et une bonne conversation, une belle culture, et puis, c’est facile de trouver M. Corriveau intéressant. »(13)
Une admiration que ne semble toutefois pas partager le juge Gomery. « M. Corriveau était l'acteur central d’un dispositif bien huilé de pots-de-vin qui lui avait permis de s’enrichir personnellement et de donner de l'argent et des avantages au PLC-Q », écrit le magistrat dans son rapport. Lors de son témoignage, M. Corriveau avait d’ailleurs reconnu avoir payé trois employés de la permanence de l’aile québécoise du Parti libéral du Canada (PLC) avec l’argent du programme des commandites, duquel il reçut 7 millions$ pour très peu de travail effectué.
M. Lambert a aussi admis ses liens d’amitié avec M. Alain Renaud. C’est d’ailleurs lui qui, à la demande de M. Brault, négocia le contrat de travail de M. Renaud, qui deviendra l’« ouvreur de porte » de Groupaction. Impliqué tant auprès des libéraux fédéraux que ceux du Québec, M. Renaud fut payé plus d’un million$ en honoraires et en remboursement de dépenses, de 1996 à 2000, pour entretenir des bons rapports avec les libéraux et payé la traite aux ministres et aux hauts fonctionnaires. (14)
« Oui, je le voyais souvent », déclara M. Lambert au sujet de M. Renaud. Fait surprenant, M. Lambert révéla que sa relation avec M. Renaud avait même survécu à son départ de Groupaction. « C’est encore quelqu’un que je côtoie aujourd’hui », dévoila M. Lambert. (15)
Enfin, M. Lambert ne cacha pas non plus avoir frayé avec MM. Benoît Corbeil et de Michel Béliveau, qui occupèrent tous deux le poste directeur général de l’aile québécoise du PLC à l’époque où le programme des commandites battait son plein. « Oui, j’ai rencontré MM. Corbeil et Béliveau à différentes reprises, (…) dans les événements majeurs, les repas, les tournois de golf du premier ministre, par exemple, peut-être dans les tournois de M. Gagliano… » (16)
Par ailleurs, notons que MM. Béliveau, Corbeil, Corriveau et Renaud figurent parmi les dix individus que le premier ministre Paul Martin a décidé de « bannir à vie » du Parti libéral du Canada après le dépôt du premier rapport du juge Gomery, le 1er novembre 2005.
Bien entendu, on ne peut pas conclure avec certitude que M. Lambert trempait dans les magouilles du programme des commandites du simple fait qu’il côtoyait certains des principales « vedettes » du scandale. Comme nous le verrons ci-bas, M. Lambert a aussi eut son mot à dire en ce qui concerne l’élaboration de la stratégie de visibilité du gouvernement fédéral qui prendra éventuellement la forme du programme des commandites.
Suite
Sources
Les candidats de la droite ne sont
pas au-dessus de tout soupçon
Si les conservateurs vont vraisemblablement former le prochain gouvernement fédéral d’ici le 23 janvier prochain, ce n’est pas à cause que l’électorat canadien est soudainement en train de virer à droite, puisque le parti de M. Stephen Harper encore traînait de la patte dans les sondages lors du déclenchement des élections.
Ce n’est pas un duel classique entre la gauche et la droite auquel nous assistons ; c’est à une lutte à finir entre un parti libéral usé par douze années de règne et rongé par les scandales et un parti de droite qui promet de faire un grand ménage à Ottawa.
Les conservateurs de M. Harper peuvent donc se compter chanceux que la performance des libéraux fédéraux soit si peu enviable en matière d’éthique. À ce chapitre, il faut reconnaître que les conservateurs possèdent un réel avantage sur leurs concurrents libéraux. On ne connaît en effet aucun scandale sérieux émanant des rangs du nouveau Parti conservateur, ou même de son ancêtre, l’Alliance canadienne.
Mais, n’étant pas au commande des leviers du pouvoir de l’État fédéral depuis plus de dix ans, la droite conservatrice et leurs amis n’ont toutefois pas vraiment eu l’occasion non plus de s’en mettre plein les poches.
De l’avis du BUREAU DES AFFAIRES LOUCHES, les questions qu’il faut se poser sont les suivantes : Et si les conservateurs de Harper avaient été à la place des libéraux, auraient-ils agi différemment ? Auraient-ils été capables de gérés les fonds publics avec intégrité, et de ne pas céder à l’attrayante tentation d’en faire profiter à leurs amis politiques ?
Et enfin, peut-être la plus importante de toutes les questions : Est-il vraiment nécessaire d’élire les conservateurs et de les voir à l’œuvre pour obtenir une réponse satisfaisante à ces questions ?
Peut-être pas.
Le B.A.L. croit qu’il serait injuste de juger le sens de l’éthique des conservateurs en essayant de prédire quelle sera leur future performance au pouvoir. Par contre, il serait tout à fait légitime d’essayer de se faire une idée de leur sens de l’éthique en nous basant sur les candidats qu’ils choisissent pour les représenter dans la présente élection.
Le B.A.L. se propose donc d’approfondir cette question épineuse en examinant la candidature d’un ancien cadre de la firme Groupaction qui se présente sous la bannière du Parti conservateur dans le comté fédéral de Shefford, dans les Cantons de l’Est.
Hé oui, vous avez bien lu ! De l’automne 1995 à janvier 2001, Jean Lambert a été vice-président de Groupaction Marketing Inc., la firme de communication qui se trouve précisément au cœur du scandale des commandites, qui représente sans doute l’une des pires affaires de corruption politique de toute l’histoire du Canada.
C’est sans doute ce qu’on appelle être au mauvais endroit, au même moment…
M. Lambert est l’auteur du fameux rapport que Groupaction avait vendu trois fois au gouvernement fédéral au prix de 500 000$ à chaque fois. (1) C’était l’affaire des « triplettes » de Groupaction, pour employer l’expression utilisée par l’auteur Jean Keable dans son livre « Le dossier noir des commandites », paru chez Lanctôt Éditeur, en 2004.
En 2002, M. Lambert, qui dit compter vingt-cinq années d’expérience dans l’industrie des communications et des relations-publiques, fondait sa propre agence, Parabellum Communication.
Les 7 et 8 avril 2005, M. Lambert témoignait à la commission d’enquête sur les commandites et les activités de publicité du gouvernement fédéral, présidée par le juge John Gomery. Et huit mois plus tard, le voilà converti en candidat conservateur dans une élection fédérale où la corruption fait figure de cheval de bataille pour l’opposition.
M. Lambert avait l’avantage d’être peu connu du public au moment de son passage devant la commission Gomery, ce qui fit en sorte que les médias ne virent pas l’intérêt de passer à la loupe son témoignage. Question de se donner une idée du rôle qu’il a pu jouer dans l’affaire des commandites, et des implications possibles que puisse avoir sa candidature auprès des conservateurs, le B.A.L. a entrepris d’analyser et de décortiqué le témoignage de M. Lambert.
Voici ce que ça donne.
Jean Lambert devant le juge Gomery
En raison des responsabilités importantes qu’il assuma à Groupaction durant plusieurs années, M. Lambert fut convoqué devant la commission Gomery, où il fut interrogé les 7 et 8 avril 2005.
Disons-le d’emblée : le témoignage de M. Jean Lambert à la commission Gomery donne l’impression d’être cousu de fil blanc.
Le témoignage qu’il a livré était truffé de trous de mémoire (des trous qui, à certaines occasions, avaient davantage l’apparence de gouffres), et les rares révélations qui en émergèrent furent souvent amorties par ses réponses fuyantes. Bref, M. Lambert fut le genre de témoin à qui il a fallut tirer les vers de nez.
De son témoignage, on retiendra notamment que M. Lambert a travaillé en étroite collaboration avec plusieurs des principaux acteurs du scandale des commandites, notamment M. Charles « Chuck » Guité, qui fut le directeur du programme des commandites au ministère des Travaux publics de 1997 à 1999, et évidemment M. Jean Brault, le président-fondateur de Groupaction. Rappelons que ces deux individus doivent aujourd’hui répondre de cinq chefs d’accusations criminelles de fraude contre le gouvernement du Canada et d’une accusation de complot en vue de commettre une fraude.
Son témoignage porte aussi croire que M. Lambert pourrait avoir joué dans l’élaboration des grandes lignes de la stratégie de visibilité du gouvernement fédéral mise sur pied à la suite du référendum sur la souveraineté de 1995, et qui adoptera éventuellement la forme du programme des commandites.
Plus grave encore, certaines notes de service rédigées par M. Lambert portent nettement à croire que celui-ci pourrait avoir été impliqué dans des combines visant à contourner la loi électorale fédérale.
Après avoir lu tout cela, il est étonnant, pour ne pas dire consternant, de constater que ce même individu porte désormais les couleurs du Parti conservateur du Canada qui fait actuellement campagne sur le thème de l’intégrité en politique.
On ne peut s’empêcher de se demander si M. Harper et ses disciples se sont seulement donner la peine d’aller sur le site internet de la commission Gomery pour prendre connaissance de l’intégralité du témoignage qu’a livré M. Lambert, un témoignage accessible au public en tout temps, et dans les deux langues à part de ça.
Embauche à Groupaction
Jean Lambert travailla à Olive Communication, une firme de Québec, avant d’être recruté par Jean Brault, le président-fondateur de Groupaction, à l’automne 1995. Dès son arrivée à Groupaction, M. Brault lui attribue le titre de vice-président Affaires gouvernementales et internationales de l’agence.
Durant les premiers mois consécutifs à son embauche, la rémunération de M. Lambert était assumée conjointement par Groupaction et Lafleur Communication, une autre firme qui a empoché plusieurs millions$, gracieuseté du programme des commandites. Par la suite, Groupaction se mis à assumer en totalité son salaire, qui oscillait entre 80-85 000$ par année et qui incluait notamment une allocation de voiture. (2)
Lors de son témoignage, M. Lambert déclara que son embauche était due au fait que Groupaction avait besoin de quelqu’un pour s’occuper des contrats de publicité avec le gouvernement fédéral. « C’est effectivement la raison principale pour laquelle M. Brault m’avait recruté », confiait M. Lambert. (3)
Or, fait étonnant, M. Lambert admet lui-même qu’il était plutôt novice en la matière. « J’avais véritablement pas d’expérience à travailler avec des mandats ou des comptes gouvernementaux, des comptes d’entreprises ou de sociétés publiques, non », confesse-t-il.
Pourtant, selon ses propres dires, M. Lambert n’était définitivement pas un minus au sein de Groupaction. Il avait même entre dix et vingt employés travaillant sous ses ordres. Quand le procureur Bernard Roy lui demande de décrire la nature de ses responsabilités dans la firme, M. Lambert répond qu’il était « un peu le chef d’orchestre » en ce qui a trait aux comptes gouvernementaux de Groupaction.
Voici comment d’ailleurs M. Lambert décrit son rôle dans Groupaction : « …j’étais ultimement responsable de toute l’administration du compte. J’étais responsable de tous les services reliés à ce compte-là, c’est-à-dire de coordonner l’ensemble des équipes de travail sur ce compte-là. On parle d’équipe de création, de médias, et puis, en même temps j’étais, si vous voulez, la personne davantage responsable de la planification stratégique sur ce compte-là. »(4)
M. Brault avait retenu les services de M. Lambert afin qu’il remplisse le rôle de stratège politique pour le compte de la firme. En effet, en réponse à une question de Me Bernard Roy, procureur de la commission Gomery, M. Lambert était d’accord pour reconnaître qu’il mettait de l’avant « une pensée politique à l’intérieur de Groupaction » et que M. Brault avait fait appel à lui comme ressource pour partager le fruit de ses réflexions « sur la meilleure façon avec laquelle le gouvernement fédéral pouvait justement accentuer sa présence » au Québec. (5)
Étrangement, tout au long de son témoignage, celui qui compare son rôle à celui d’un « chef d’orchestre » tentera de minimiser son implication dans les dossiers de commandites qui firent la fortune de Groupaction. M. Lambert, qui se décrit comme un « généraliste » qui touche un peu à tout, répétera avec insistance que son rôle à l’égard des contrats de commandites fut « marginal » et même « très, très, très effacé ».
Ainsi, M. Lambert soutient que son implication dans Groupaction se situait beaucoup plus au niveau des contrats de publicité. Toutefois, lorsqu’il fut contre-interrogé par l’avocat du Groupe Polygone/Expour, Me Guy Bélanger, M. Lambert dû reconnaître que la publicité et les commandites sont deux facettes « différentes, mais complémentaires » dans le domaine des communications. Ce qui revient donc à dire que l’un ne va pas sans l’autre. (6)
Transcription de la Commission Gomery, journée du 8 avril 2005, p.16792.
Si M. Lambert n’a peut-être pas été impliqué de fond en comble dans les contrats de commandites de Groupaction, il n’en demeure pas moins que sa prétention à l’effet que son rôle fut des plus « marginal » apparaît difficilement vraisemblable. D’ailleurs, M. Lambert fut lui-même contraint de reconnaître que ses fonctions à Groupaction l’obligeaient à « avoir une bonne connaissance générale », tant en publicité qu’en commandites.
Qui s’assemble se ressemble ?
Il y a plusieurs autres éléments du témoignage de M. Lambert qui suggère que celui-ci était peut-être plus impliqué dans les dossiers de commandites de Groupaction qu’il ne voudrait le laisser croire.
Tout d‘abord, parce que M. Lambert côtoya plusieurs des personnages qui jouèrent un rôle de premier plan dans l’affaire des commandites, et qui, pour la plupart, feront l’objet de critiques de la part du juge Gomery dans son premier rapport visant à identifier les responsables du scandale.
De M. Guité, M. Lambert dira qu’il le connaissait depuis l’époque d’Olive Communication. Lorsqu’il atterrit à Groupaction, M. Lambert se mit à fréquenter plus assidûment M. Guité. « Je l’ai rencontré probablement à plus d’une occasion à Ottawa », confie-t-il. « Je l’ai rencontré à de nombreuses reprises à Montréal. »(7)
M. Lambert avoua également qu’il échangea « beaucoup de correspondance » avec M. Guité. « J’avais à entretenir des conversations téléphoniques avec lui, échanger des fax, des télécopies et ainsi de suite. » (8)
M. Lambert n’était d’ailleurs pas sans ignoré le poids qu’avait M. Guité auprès des instances les plus élevées de l’appareil gouvernemental canadien. « Ce qui m’est apparu assez évident, au fil du temps, au fil des années, c’est que M. Guité entretenait une relation très, très, très étroite avec le Bureau du premier ministre et le bureau de M. Gagliano », affirme-t-il. (9)
Et comment perçoit-il le controversé personnage ? « Si je peux me permettre l’expression, c’est l’homme qui faisait avancer les choses. », dit M. Lambert au sujet de M. Guité. « C’est une personne qui réglait les dossiers et c’est une personne qui est très, très, très efficace dans son travail. » En fait, M. Lambert n’a que des bons mots à dire au sujet de « Chuck » : « C’est une personne qui a tout le temps été très courtoise, très affable, très généreuse de son temps avec moi. » Etc. (10)
Chose certaine, M. Allan Cutler, l’ancien fonctionnaire fédéral qui avait été persécuté par M. Guité et qui est aujourd’hui candidat pour le Parti conservateur, ne peut certainement pas en dire autant !
Notons que M. Lambert se fait tout aussi généreux dans ses éloges lorsque vient le temps de parler de son ancien patron, M. Brault, qui fut dénoncé par le juge Gomery dans son rapport pour avoir « tenté d’acheter une influence politique pour permettre à Groupaction d’obtenir davantage de juteux contrats de commandites. »
« M. Brault était un très bon patron », affirme sans détour M. Lambert. « Il était très généreux envers ses employés. C’est un homme de famille. C’est une personne très affable, très généreuse, à l’écoute de ses employés. » (11)
M. Jacques Corriveau, un autre personnage qui joua un rôle central dans les combines associées au programme des commandites, comptait aussi parmi les fréquentations de M. Lambert. Celui-ci a admis qu’il était au courant que M. Corriveau figurait parmi les amis intimes de celui qui était alors le premier ministre du Canada, M. Jean Chrétien.
« On voyait M. Corriveau assez souvent », se rappelle M. Lambert. « M. Corriveau, grand fédéraliste qu’il est, jouait un rôle très actif. (…) Je l’ai vu à plusieurs reprises là au bureau chez Groupaction. Je l’ai rencontré quand même à de nombreuses reprises. » (12)
Et, encore une fois, M. Lambert se fait très flatteur quand vient le temps d’offrir son opinion du personnage. « Il faut savoir que M. Corriveau est un homme fort distingué, une personne très élégante, qui a une belle personnalité et une bonne conversation, une belle culture, et puis, c’est facile de trouver M. Corriveau intéressant. »(13)
Une admiration que ne semble toutefois pas partager le juge Gomery. « M. Corriveau était l'acteur central d’un dispositif bien huilé de pots-de-vin qui lui avait permis de s’enrichir personnellement et de donner de l'argent et des avantages au PLC-Q », écrit le magistrat dans son rapport. Lors de son témoignage, M. Corriveau avait d’ailleurs reconnu avoir payé trois employés de la permanence de l’aile québécoise du Parti libéral du Canada (PLC) avec l’argent du programme des commandites, duquel il reçut 7 millions$ pour très peu de travail effectué.
M. Lambert a aussi admis ses liens d’amitié avec M. Alain Renaud. C’est d’ailleurs lui qui, à la demande de M. Brault, négocia le contrat de travail de M. Renaud, qui deviendra l’« ouvreur de porte » de Groupaction. Impliqué tant auprès des libéraux fédéraux que ceux du Québec, M. Renaud fut payé plus d’un million$ en honoraires et en remboursement de dépenses, de 1996 à 2000, pour entretenir des bons rapports avec les libéraux et payé la traite aux ministres et aux hauts fonctionnaires. (14)
« Oui, je le voyais souvent », déclara M. Lambert au sujet de M. Renaud. Fait surprenant, M. Lambert révéla que sa relation avec M. Renaud avait même survécu à son départ de Groupaction. « C’est encore quelqu’un que je côtoie aujourd’hui », dévoila M. Lambert. (15)
Enfin, M. Lambert ne cacha pas non plus avoir frayé avec MM. Benoît Corbeil et de Michel Béliveau, qui occupèrent tous deux le poste directeur général de l’aile québécoise du PLC à l’époque où le programme des commandites battait son plein. « Oui, j’ai rencontré MM. Corbeil et Béliveau à différentes reprises, (…) dans les événements majeurs, les repas, les tournois de golf du premier ministre, par exemple, peut-être dans les tournois de M. Gagliano… » (16)
Par ailleurs, notons que MM. Béliveau, Corbeil, Corriveau et Renaud figurent parmi les dix individus que le premier ministre Paul Martin a décidé de « bannir à vie » du Parti libéral du Canada après le dépôt du premier rapport du juge Gomery, le 1er novembre 2005.
Bien entendu, on ne peut pas conclure avec certitude que M. Lambert trempait dans les magouilles du programme des commandites du simple fait qu’il côtoyait certains des principales « vedettes » du scandale. Comme nous le verrons ci-bas, M. Lambert a aussi eut son mot à dire en ce qui concerne l’élaboration de la stratégie de visibilité du gouvernement fédéral qui prendra éventuellement la forme du programme des commandites.
Suite
Sources