Élections fédérales 2006: De Groupaction jusqu'au Parti Conservateur -2e partie

Publié le par Bureau des Affaires Louches

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M. Lambert était-il un des cerveaux

derrière le programme des commandites ?

Alors que le programme des commandites était encore à l’étape de la conception, M. Lambert participa à une réunion au Club Saint-Denis, un repaire notoire de libéraux, en compagnie de MM. Jean Brault, « Chuck » Guité, Jacques Corriveau et Marcel Giner, vers la fin de 1996, ou au début de 1997 (la date exacte n’a pas été précisée lors de l’interrogatoire).

(Précisons que M. Giner fut le « sondeur-maison » du PLC au Québec pendant quinze ans jusqu’en 1993, année où sa firme, Infras Inc., fut engagée par le premier ministre Jean Chrétien.)

« Je me souviens qu’on avait discuté », se rappelle M. Lambert. « J’avais présenté un document, des réflexions que j’avais couchées sur papier relativement à des stratégies de communications. »
M. Lambert avait alors fait part de ses réflexions concernant les « stratégies de communication post-référendaires, plan de visibilité pour le gouvernement du Canada de façon générale ».(17)

C’est donc ici qu’intervient la fameuse « pensée politique » de M. Lambert à laquelle nous avions fait allusion précédemment, et qui, rappelons-le, constituait l’un des motifs de son embauche à Groupaction par M. Brault.

Les thèmes discutés et le rôle éventuel des personnages présents dans l’affaire des commandites portent à croire que cette réunion pourrait avoir été d’une importance cruciale dans la suite des choses. Ce qui soulève une question des plus épineuses : M. Lambert aurait-il été un des cerveaux qui a participé à la conception du scandaleux programme des commandites ?

Ce n’est d’ailleurs pas la seule occasion où M. Lambert a pu partager sa précieuse « pensée politique » avec des ténors du Parti libéral du Canada afin de solutionner les problèmes de visibilité du gouvernement fédéral au Québec.

En effet, le 1er février 1997, M. Lambert offrait une présentation orale devant la commission électorale du PLC, en compagnie de MM. Renaud et Brault. « M. Gagliano était assis en face de moi à l’autre extrémité de la salle », raconte M. Lambert.  « Je me souviens qu’il y avait M. Pelletier qui était assis sur la droite. Il me semble que M. Giner était là aussi. Je me souviens qu’immédiatement à ma gauche ou à peu près, il y avait Mme Céline Hervieux-Payette également. » (18)

Laissons M. Lambert décrire dans ses propres mots la nature de son intervention :

« Ça avait été plus ou moins bien, si je me souviens bien de la présentation (…) J’imagine que j’en avais peut-être utilisé des forts à ce moment-là en décriant certaines stratégies ou des modes de communication ou du manque de stratégie, si je me souviens bien, à ce moment-là concernant le message du gouvernement du Canada, du gouvernement fédéral, au Québec en particulier. »

 « J’avais probablement très maladroitement essayé de faire le point que le gouvernement du Canada avait un territoire psychologique de communication à regagner au Québec, qu’il l’avait laissé depuis des années et des années à leurs adversaires politiques, et puis, qu’il y avait une façon de le faire, et puis, je proposais certaines avenues de le faire. Mais je n’irais pas plus loin que ça. Puis le langage que j’avais utilisé avait peut-être été un petit peu fort et avait peut-être froissé certains ego. J’en prends le blâme. » (19)

Reconquérir le « territoire psychologique de communication » au Québec ? Voilà qui correspond au plan de match mis de l’avant par le gouvernement Chrétien dans les mois qui suivront les résultats du référendum sur la souveraineté de 1995. De toute évidence, M. Lambert fut un chaud partisan de la campagne de propagande pro-fédéraliste qui consista à inonder l’environnement visuel des québécois avec le mot symbole « CANADA ».

En bout de ligne, le PLC retint les services d’un employé de Groupaction pour la campagne publicitaire du PLC à l’occasion des élections fédérales qui eurent lieu quelques mois plus tard.

En contre-interrogatoire, l’avocat de l’ex-ministre Alfonso Gagliano, Me Pierre Fournier, est revenu sur cet épisode particulier. Me Fournier demanda à M. Lambert de lui dire si sa prestation avait pour but d’influencer un éventuel gouvernement libéral. Réponse de M. Lambert : « Était dans le but d’influencer les gens qui étaient là pour confier la planification, la participation à la campagne électorale, à l’agence que je représentais, oui. » (20)

Me Fournier demanda ensuite à M. Lambert s’il avait mit l’accent sur ce que le Parti libéral devait faire pour se réélire et non pas sur ce que devait faire le gouvernement canadien. Voici alors la réponse de M. Lambert : « Peut-être. J’avais pas—j’ai de la difficulté à faire la distinction, finalement, entre les deux. » (21)

Me Fournier lui demande alors s’il voit un lien entre « l’occupation du territoire psychologique au Québec par le gouvernement du Canada » et la future campagne électorale du PLC. M. Lambert offre alors l’explication suivante : « Ultimement, oui, parce que si on parvient à communiquer de façon plus efficace et de rallier des gens du Québec autour de la cause fédérale, mais à quelque part, ça fait, en soi, la promotion du Parti libéral aussi. »(22)

Me Fournier tente alors de résumer la « pensée politique » du témoin Lambert de la façon suivante : « Que si on rallie les Québécois à la cause fédéraliste, au fond, on les rallie à la cause du Parti libéral ; c’est ça que vous dites ? » Et M. Lambert abonde effectivement dans le même sens : « Dans un univers qui est plutôt scindé en deux, comme on le connaît à l’heure actuelle au niveau fédéral, mais ça changé récemment. Disons qu’on votait soit pour le Parti libéral ou on votait soit pour une vision fédéraliste ou on votait pour le Bloc Québécois dans une vision indépendantiste, qui est très respectable de part et d’autres. »

Ainsi, avant de devenir candidat conservateur, M. Lambert avait adhéré à l’idée fortement questionnable que le PLC se confondait avec la cause fédéraliste. Ce qui revient à dire que le PLC, qui était alors au sommet de son arrogance, était en droit d’exercer un monopole quasi-absolu sur le discours de promotion de l’unité nationale canadienne au Québec.

De là à dire que le Parti libéral se confond avec l’État canadien, il n’y a qu’un pas, que plusieurs libéraux sans scrupules franchiront allègrement. Ce raisonnement pour le moins tordu servira de justification morale pour les abus à venir et ouvrira éventuellement la porte grande ouverte aux détournements massifs de fonds publics provenant du programme des commandites.


Appels d’offres truqués

Dès son embauche à Groupaction, M. Lambert fut personnellement impliqué dans un contrat de publicité pour un dossier qui deviendra fort controversé. « D’entrée de jeu, le premier mandat sur lequel j’ai été impliqué a été celui de Justice Canada, notamment sur le compte de la Loi sur les armes à feu », déclare M. Lambert.

Fait intéressant, certaines des accusations criminelles qui pendent au-dessus de la tête de MM. Brault et Guité depuis mai 2004 sont directement reliées au dossier du registre des armes à feu. En effet, le duo est accusé d’avoir comploté en vue de frauder le gouvernement du Canada en élaborant un contrat-bidon de 330 000$ en relation avec le controversé programme d’enregistrement des armes à feu.

Il ne sera pas possible d’en apprendre plus puisque dès que M. Lambert effleura le dossier du registre des armes à feu, le procureur Bernard Roy prévint le témoin qu’il ne souhaitait pas l’entendre davantage à ce sujet. « Ça fait l’objet d’un engagement de la commission de ne pas creuser ces dossiers-là », précisa le procureur. En fait, le mandat du juge Gomery se limitait strictement à examiner les activités de publicité et de commandites du gouvernement fédéral. Point à la ligne.

M. Lambert a aussi confirmé son rôle dans la préparation de demandes de Groupaction en réponse à des appels d’offres pour des contrats de publicité du gouvernement fédéral, notamment pour Pêches et Océans Canada, la Garde côtière, et Travaux publics. En plus de remplir la paperasse, M. Lambert prenait aussi part à des ‘pitch’ (NDLR : dans le jargon de l’industrie, un ‘pitch’ correspond au baratin que servent les vendeurs de publicité à leurs clients), notamment devant des comités de sélection qui étaient présidés par le « très affable » « Chuck » Guité.

De toute évidence, de par la nature des responsabilités qu’il exerçait à Groupaction, M. Lambert pouvait difficilement ignorer que les règles d’attribution des contrats de publicité et de commandites étaient systématiquement bafouées, comme le dénoncera plus tard la vérificatrice générale du Canada, Mme Sheila Fraser.

M. Lambert affirme avoir ressenti ses premiers doutes à ce sujet au cours d’une conversation avec M. Brault concernant un appel d’offres émis par le ministère de Travaux publics pour AOR Media, l’agence de placement média du gouvernement du Canada. Lorsque M. Lambert lui demanda si Groupaction allait soumissionner à cet appel d’offres, M. Brault lui répondit : « Ah, non, non, non, ce n’est pas la peine. Ça s’en va chez Boulay ça. » (23)

M. Brault faisait ici référence au président de la firme Groupe Everest, M. Claude Boulay, qui profita également des largesses du programme des commandites. « Il y avait une lumière qui s’était allumée à ce moment-là », dit M. Lambert à propos de la remarque de M. Brault. Cependant, M. Lambert s’empresse de tempérer la portée de son affirmation, en ajoutant presque aussitôt : « Mais, encore là, je ne pouvais pas tirer de conclusion de ça aujourd’hui ».

Pour M. Lambert, c’est un « cumul d’événements » qui l’amenèrent à soupçonner que quelque chose ne tournait pas rond dans le processus d’appel d’offres de contrats de Travaux publics. « J’ai compris que nous obtenions peut-être à l’occasion, de l’information privilégiée par rapport à ce que voulait ou ce que recherchait ou ce à quoi allait être sensible le ministère client lors de la présentation éventuelle. »(24)

M. Lambert précisa ensuite qu’il s’agissait d’« information qui était pas nécessairement disponible, de mémoire, dans les documents d’appels d’offres qui nous étaient soumis. » « Je comprenais à ce moment-là que c’était de l’information qui provenait du ministère des Travaux publics », continua M. Lambert. « Je devine que ces commentaires-là étaient issus de conversations entre M. Brault et M. Guité », conclut-il. (25)

Invité à expliquer pourquoi il tirait une telle conclusion, M. Lambert répondit : « je me souviens que M. Brault m’a dit à une occasion ou deux : « Écoute, j’ai parlé à Chuck, et puis, il faut faire attention lorsqu’on prépare notre document ou à la présentation (…) » « C’était des commentaires du genre : « Bon, ben, la dernière agence, y avait pas été content pour telle raison, et puis, ce serait le genre de chose à laquelle vous devriez faire attention dans votre présentation. »

Excessivement prudent dans ses affirmations, M. Lambert préféra toutefois évoquer une « apparence » de favoritisme plutôt que de parler ouvertement de collusion entre son employeur et le directeur du programme des commandites.

Plus tard, M. Lambert raconta avoir été témoin d’une conversation entre MM. Guité et Brault, au cours de laquelle ce dernier demanda au directeur du programme des commandites d’augmenter la valeur de contrats de publicité de Travaux publics. 

« Je ne pourrais pas vous dire quelle était la nature de ces contrats-là », déclara M. Lambert. « Mais il y en avait un certain nombre. M. Brault les avait étalés sur son bureau, les avait brièvement analysés et (…) était entré en communication téléphonique avec M. Guité alors que j’étais toujours dans le bureau et (…) en cours de conversation avait demandé ou suggéré à M. Guité qu’il faudrait majorer certains de ces contrats-là de tant de dollars, un autre de tant de dollars et un autre de tant de dollars. » (26)

Soulignons que les majorations que demandait M. Brault ne portaient pas sur des sommes d’argent dérisoires. « C’était des montants qui pouvaient varier de, je ne sais pas, 50, 74, 100 000$, de mémoire », affirme M. Lambert. Qu’a-t-il pensé de tout ça ? « Bien, je trouvais ça étonnant qu’on puisse de façon aussi facile tout simplement requérir des fonds supplémentaires pour des contrats qui avaient une description de service, (…) qui avaient un montant qui avait été adjugé et qui avait été identifié bien avant. » (27)


« …effectuer le paiement de façon invisible… »

Les révélations les plus compromettantes pour M. Jean Lambert proviennent sans contredit de certaines notes de service signées de sa main et adressées à M. Brault. Certaines d’entre elles suggèrent en effet que M. Lambert pourrait ne pas avoir qu’été un simple témoin passif et impuissant des petites combines que son patron M. Brault manigançait avec son grand ami « Chuck » Guité.

Au cours de son interrogatoire, le procureur Bernard Roy attira l’attention de M. Lambert sur une note de service qu’il a transmis à M. Brault, le 3 juin 1996. En voici un extrait éloquent :

« Toujours sur le sujet de monsieur le ministre Gagliano, j’ai reçu une invitation accompagnée de quatre billets à 150$ chacun pour le tournoi de golf du ministre le 27 juin prochain. Je me propose d’envoyer une lettre de regrettable refus en raison d’un engagement incontournable, sauf sur avis contraire de ta part. Si tu décidais de participer à ce tournoi, il faudra prévoir à effectuer le paiement de façon invisible à cause de notre engagement avec Élections Canada. »(28)

Invité à expliquer pourquoi le paiement devait être effectué sous une forme « invisible », M. Lambert offrit la réponse suivante : « Je n’ai pas de mémoire précise par rapport à ça. Ce que je peux en conclure c’est que nous avions évalué la possibilité de faire le ‘pitch’ ou d’aller en soumission pour le compte d’Élections Canada. Tout travail avec Élections Canada empêche quelconque agence, quiconque de faire du travail de nature politique, de participer à des événements de levée de fonds, d’être actif politiquement. »

Selon M. Lambert, Groupaction avait assisté à une rencontre d’information, mais n’avait pas offert de ‘pitch’ pour le contrat d’Élections Canada « Je pense qu’on était allé voir, puis finalement, on s’était retiré. On n’avait pas participé », affirme M. Lambert.

Puis, en contre-interrogatoire, l’avocat du PLC, Me Doug Mitchell, demanda à M. Lambert ce qu’est un « paiement invisible ». Réponse de M. Lambert : « Qui n’est pas évident, qui n’apparaît pas. » Me Mitchell lui suggéra alors que cela consiste à créer de fausses factures, mais M. Lambert ne lui laissa pas le temps de terminer sa question, et déclara : « Bien, j’imagine pour ne pas laisser de trace-là, pour pas que ça puisse être retracé. J’imagine que c’est ça le commentaire que je voulais dire à ce moment-là. » (29)

« Donc, s’il fallait supporter un parti politique, il fallait que ça se fasse de façon invisible ? », demanda Me Mitchell. « Voilà », répondit tout simplement M. Lambert.

Voilà !

Nous avons là un document potentiellement incriminant pour M. Lambert. En effet, M. Lambert suggère clairement à son patron de contourner la loi électorale. D’ailleurs, ce n’est pas la seule fois où M. Lambert prodigua de tels conseils à M. Brault.

Le 13 juin 1996, soit dix jours plus tard, M. Lambert adresse à M. Brault une autre note de service tout aussi suspecte. Cette fois-ci, il est question d’un déjeuner-bénéfice qui doit se tenir au profit du ministre libéral Martin Cauchon, le 17 juin suivant. « Malgré les appels répétés à la comptabilité et auprès de Josée afin de déterminer si la contribution de 500$ pour cet événement a été réglée, il m’est impossible de confirmer quoi que ce soit », lit-on. (30)

« Sais-tu si cela a été payé, où sont les billets??? », écrit ensuite M. Lambert à M. Brault, avant de conclure sur un ton mystérieux : « Rappel : il ne faudrait pas que ceci ait été réglé par GAM (NDLR : GAM = GroupAction Marketing) pour les raisons que tu connais. »

« Pour les raisons que tu connais. » On reconnaît ici le langage volontairement énigmatique qui est typique aux conspirateurs de tout acabit qui ont prit l’habitude de parler à mots couverts.

Le procureur Bernard Roy demanda alors à M. Lambert si sa note de service faisait encore une fois référence au ‘pitch’ que Groupaction songe à faire à Élections Canada. Réponse de M. Lambert :  « Je ne pourrais pas vous dire. Je n’ai pas de mémoire de cet… », dit-il avant d’être interrompu par Me Roy, qui passa ensuite à autre chose.

Puis, ME Roy questionna M. Lambert sur le contrat de publicité qu’avait décroché Groupaction pour le compte de la Société des Alcools du Québec (SAQ) vers le milieu des années ‘90. À un certain moment donné, le contrat avec la SAQ, qui était antérieur à l’embauche de M. Lambert au sein de la firme, était devenu menacé.

M. Lambert confirma qu’il était bien au courant du fait que M. Brault avait eu recours à une opération de financement illégal de la caisse électorale du Parti québécois pour tenter de sauver la part du gâteau de Groupaction dans cette affaire. « Je me souviens de conversations où M. Brault avait mentionné, à quelques occasions, qu’il avait dû payer 50 000$ pour faire une contribution de 50 000$ au Parti québécois pour consolider la décision (…) du comité de sélection »(31)

(Cette contribution était à contravention avec la Loi électorale québécoise qui interdit aux entreprises de verser des donations aux partis politiques. Groupaction avait alors contourné la loi en versant la somme de 50 000$ en diverses tranches via des particuliers, soit des employés de M. Brault. Le contrat de la SAQ a malgré tout échappé à Groupaction. Lorsque l’affaire éclata, au printemps 2005, le PQ décida de rembourser les sommes versées par les employés de Groupaction.)

Une autre note de service de M. Lambert, toujours adressée à M. Brault mais cette fois-ci datée du 24 avril 1996, porte cette fois-ci sur un événement intitulé « Soirée hommage à Jacques Parizeau ».

On peut notamment y lire que M. Lambert a écrit : « Suite à mon dernier mémo à ce sujet, ma suggestion serait de refiler les 12 billets de cette table à des ‘collaborateurs’ de Groupaction du côté du PQ. Il serait très inconfortable pour nous d’assister à cet événement et puisque ce montant de 720$ est déductible du solde que Groupaction doit encore contribuer (27 000$), il n’est donc pas perdu et servira à des gens qui l’apprécieront certainement. » (32)

Le document identifie les députés péquistes Jean-Claude Saint-André et André Boulerice comme étant les bénéficiaires présumés de la douzaine de billets. Questionné sur le sens à donner à un tel mémo, M. Lambert n’avait que ceci à répondre : « Malheureusement, je ne peux pas vous éclairer du tout. Ça ne me—c’est moi qui l’aie écrit, mais je ne m’en souviens pas du tout, du tout, du tout, d’aucune façon. Je ne me souviens pas de ça. »

C’est à ce moment-là que le juge Gomery apostropha le témoin Lambert pour lui faire-part de son scepticisme : « Mais, monsieur Lambert, excusez-moi, mais comment ça se fait que vous n’ayez aucun souvenir d’une telle chose. C’est difficile à comprendre honnêtement. Vous êtes un homme d’affaires, un homme intelligent. (…) Il me semble que c’est un mémo qui exige une explication. C’est vous qui l’avez écrit. Comment ça se fait que vous n’ayez aucun souvenir, d’aucune façon, que vous affirmez si solidement que vous n’avez aucun souvenir ? Comment ça se fait que vous n’avez aucun souvenir de cela? »(33)

« Je comprends parfaitement votre étonnement (…) Monsieur le commissaire », répondit alors M. Lambert. « Mais comme je vous dis, ça c’est arrivé le 24 avril. Ça c’est quelques mois après que je sois arrivé là-bas. J’étais en mode exécution, je pourrais vous dire, et puis, je ne sais pas de qui j’aurais pu prendre des instructions de cette nature-là. Je ne le sais pas. Je regrette, mais je n’ai pas souvenance de ça. J’aimerais m’en souvenir, mais je ne m’en souviens pas tout simplement. »

Mais le juge Gomery ne lâche pas prise. Il relance le témoin Lambert, en lui disant : « Vous avez toujours les mêmes sentiments aujourd’hui qu’à l’époque, je suppose. Pourquoi serait-il si « inconfortable pour nous d’assister à cet événement »? Commencez avec cela. Vous avez exprimé une opinion. Normalement, on n’oublie pas des opinions. Les opinions sont là. »

M. Lambert tenta alors d’avancer un début d’explication : « …j’avais été engagé pour travailler sur des documents ou des comptes ou des mandats du gouvernement fédéral, que mon attention a davantage porté du côté d’Ottawa et c’est là que j’avais consacré, moi, personnellement, au compte de Groupaction mes énergies et mes efforts. » (34)

Me Bernard Roy suggéra alors que la participation de Groupaction à la soirée péquiste aurait pu mettre en péril les efforts de la firme de M. Brault qui, à l’époque, cherchait à se rapprocher du gouvernement fédéral. « Ça pourrait être une explication », se contenta de répondre M. Lambert avant de se lancer dans une comparaison avec les cabinets d’avocats qui peuvent parfois être associés à certains partis politiques.

Puis, le juge Gomery revint ensuite sur la question de cette obscure tranche de 27 000$ que Groupaction « devait » alors verser au PQ. « Un autre choix de mots, et ce sont vos mots ; ce n’est pas les miens », dit le magistrat. « Mais vous avez dit que Groupaction « doit encore contribuer ». J’ai toujours pensé que les contributions étaient volontaires ; n’est-ce pas ? Une contribution normalement c’est volontaire, surtout une contribution politique ? »

« Bien sûr », répondit M. Lambert. « Alors, comment ça se fait que quelqu’un « doit encore contribuer »? », demanda alors le juge Gomery.  « Est-ce que c’est en vertu d’une promesse ou d’un engagement quelconque ou est-ce qu’il y avait une obligation réciproque ou quelque chose ? Lorsqu’on parle de « doit », le mot « doit » est fort ? » « Oui », répondit laconiquement M. Lambert.
« Est-ce que ça ne réveille pas votre mémoire? », s’essaya de nouveau Gomery en désespoir de cause. « Hélas, non, Monsieur le Commissaire », dit M. Lambert. « Hélas, non. J’aimerais et—écoutez, je me souviens de ce que je me souviens. Ce dont je ne me souviens pas, hélas, je ne m’en souviens pas. » « C’est très dur », laissa tomber le juge Gomery sur un ton que l’on devine sarcastique. « Une faculté qui oublie », ajouta-t-il. (35)

Chose certaine, on ne constate aucun inconfort de la part de M. Lambert et de ses collègues de Groupaction à s’afficher en compagnie des libéraux fédéraux lors d’événements bénéfice pour le parti. Ainsi, M. Lambert n’a pas hésité à reconnaître qu’il participa « à de nombreuses reprises » à des activités de financement du Parti libéral du Canada, tels des dîners bénéfice et des tournois de golf. (36)

M. Lambert savait que Groupaction contribuait financièrement au PLC. « J’ai vu des chèques de Groupaction, des chèques faits à l’ordre du Parti libéral du Canada », déclare-t-il. M. Lambert s’est également rappelé d’une contribution de 100 000$ que Groupaction avait versé au PLC en 1998 pour obtenir le contrat d’une campagne de publicité d’envergure nationale appelée « Info Citoyen » (aussi connue sous le nom de « Un Canada branché »). (37)

M. Lambert, qui avait eu à présenter le plan média pour ladite campagne, rapporte les propos que lui avait alors tenu son patron : « En fait, M. Brault, ce qu’il avait dit, puis je reprends quasiment verbatim, c’est : « Je m’attendais à avoir un plus. Je m’attendais à ce que le budget soit plus grand que ça et puis ça m’a coûté un autre 100 000$ au Parti à matin puis je comptais sur ses revenus-là. » » (…)« Je pense que M. Brault s’attendait à un budget d’environ 1M$ puis, de mémoire, c’était environ 630 quelques mille dollars », conclua M. Lambert. (38)

Ce dernier a également reconnut que les donations de Groupaction au PLC combinée au travail en coulisse de son ami Alain Renaud contribuèrent à la prospérité phénoménale que connut la firme de communication dans l’obtention de contrats avec le gouvernement fédéral.

M. Lambert ne nie pas qu’il savait que le mandat de M. Renaud était de promouvoir les intérêts de Groupaction à l’intérieur du PLC. « La démonstration était faite par l’acte. Il était impliqué—lorsqu’il y avait des cocktails ou des tournois de golf, M. Renaud était très actif. Il entretenait des conversations et des relations avec les élus. » (39)

Il ne nie pas non plus que M. Renaud a eu une influence positive sur l’obtention de contrats du gouvernement fédéral par Groupaction. « Je dirais probablement dans l’ensemble des contrats qui ont été confiés à Groupaction du gouvernement fédéral, le rôle de M. Renaud était de voir à ce que tout baignait dans l’huile, si vous voulez, tant au niveau politique qu’au niveau administratif », déclare M. Lambert. (40)

Par contre, M. Lambert se fait soudainement avare de détails lorsque le procureur Bernard Roy chercha à savoir quel était le lien qui existait entre les intérêts de Groupaction et l’implication politique de M. Lambert. Encore plus invraisemblable est le fait que M. Lambert prétende tout ignorer du fait que M. Renaud, qu’il décrit pourtant comme un ami qu’il voyait souvent, siégeait sur la commission des finances du Parti libéral du Québec, de 1996 à 1999.
 
En 1997, ou en 1998 (il n’est pas sûr de la date lui-même), M. Lambert demanda à M. Brault de ne plus s’occuper des contrats de publicité avec le gouvernement fédéral. Il s’est donc vu réaffecté à d’autres dossiers de Groupaction du côté du secteur privé.

M. Lambert explique d’abord sa décision en disant : « j’étais plus ou moins confortable avec des choses que je voyais sans pouvoir tirer de conclusions nettes et précises par rapport à ça ». (41) « J’avais un inconfort vis-à-vis ce qui pouvait se passer, le rapprochement qu’il pouvait y avoir entre l’administratif et le politique », poursuit M. Lambert. « Je vous dirais que je voyais peut-être une certaine proximité » entre l’administratif et le politique.

Cette explication n’est toutefois pas le seul motif que donna M. Lambert au sujet de sa ré-affectation au sein de Groupaction. « Je m’apercevais aussi que les dossiers du gouvernement, c’est pas nécessairement quelque chose qui m’attiraient énormément », dit-il. (42)

Suite

Sources
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