Élections fédérales 2006: De Groupaction jusqu'au Parti Conservateur -3e partie

Publié le par Bureau des Affaires Louches

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Un authentique dénonciateur

ou un vulgaire imposteur ?

Trois semaines après le dépôt du rapport Gomery, les conservateurs réussissaient tout un coup d’éclat en recrutant M. Allan Cutler, le premier fonctionnaire fédéral à avoir sonner l’alarme sur les commandites, afin qu’il représente les couleurs du parti de M. Harper dans la circonscription d’Ottawa-Sud.

Témoin d’irrégularités à la division responsable des contrats de publicité de Travaux publics dès 1994, M. Cutler avait entrepris de noter les anomalies qu’il constatait dans un journal de bord à partir de février 1995. Un an plus tard, M. Cutler perdait son emploi après avoir refusé de signer un contrat de publicité qui, selon lui, n’avait pas été octroyé en conformité avec les règles d’attribution. C’est d’ailleurs nul autre que « Chuck » Guité qui décida d’écarter M. Cutler de son département.

Lorsqu’il sortira de l’ombre à l’occasion des travaux de la commission Gomery, M. Cutler sera alors considéré comme un authentique héros populaire par l’opinion publique canadienne. Pour cette raison, il ne fait aucun doute que le prestige dont joui l’ex-fonctionnaire dénonciateur rejaillira assurément sur les conservateurs de M. Harper.

Puis, deux semaines après l’annonce de la candidature de M. Cutler, le journal La Voix de l’Est révélait que le site internet du Parti conservateur avait désigné M. Jean Lambert pour être candidat dans le comté de Shefford. Or, le nom de M. Lambert disparaissait mystérieusement du site quelques heures après qu’un journaliste eut interrogé la responsable des communications du parti, Mme Isabelle Fontaine. « La candidature n'est pas confirmée. C'est une erreur », affirma alors Mme Fontaine. (43)

Dans un entretien au quotidien the Globe and Mail, M. Jean Lambert confirmait qu’il convoitait effectivement la nomination conservatrice dans Shefford. « Je crois que le prochain parti qui dirigera ce pays durant la prochaine décennie, durant les prochains siècles d’ailleurs, est le Parti conservateur », déclarait M. Lambert lui qui, neuf ans plus tôt, estimait pourtant que le Parti libéral du Canada et la cause de l’unité nationale ne faisait qu’un. (44)

Si l’on se fie sur sa performance à la commission Gomery, on peut difficilement dire de M. Lambert qu’il est un autre Allan Cutler. Or, dès que sa candidature fut confirmée, le réseau d’information CanWest News Service n’hésita pourtant pas à présenter M. Lambert comme un autre « whistleblower »—expression anglophone désignant celui qui vend la mèche ou encore celui qui tire sur la sonnette d’alarme. (45)

En effet, M. Lambert prétend aujourd’hui qu’il a été l’un des premiers à dénoncer l’affaire des commandites à des journalistes.

Ce qui constitue une grande primeur, en quelque sorte, puisque c’est la première fois que M. Lambert revendique un tel rôle dans le scandale des commandites. Mais pourquoi a-t-il donc gardé le silence sur son rôle de dénonciateur durant toutes ces années ? Et pourquoi n’a-t-il pas dit un traître mot de ceci durant son témoignage à la commission Gomery ?

Pourtant, M. Lambert avait tout intérêt à le dire. Car, s’il l’avait dit, il aurait vraisemblablement été accueilli en héros. Comme M. Cutler.

Maintenant, M. Lambert prétend à qui veut l’entendre qu’il a claqué la porte de Groupaction, en janvier 2001, en raison de sérieux problèmes qu’il constata dans l’administration du programme des commandites. Encore-là, il s’agit d’une nouveauté : jamais M. Lambert n’a mentionné les raisons de son départ de la firme de M. Brault à quelque moment que ce soit durant la journée et demie que dura son témoignage devant le juge Gomery.

Et pourtant, l’ex-vice-président de Groupaction se dit aujourd’hui « fier » du rôle qu’il prétend avoir joué en exposant les magouilles du programme des commandites. Or, habituellement, quand quelqu’un ressent de la « fierté », il n’en fait pas un secret bien gardé.

Aux journalistes de CanWest, M. Lambert affirma avoir collaboré dès le début avec les enquêteurs de la GRC. Au reporter Marc Verrault de la Société Radio-Canada, M. Lambert déclara avoir parlé à des journalistes, en 2000, pour dénoncer une situation qui lui paraissait « inacceptable » à l’époque. « Inacceptable » ? Voilà une expression que n’a jamais utilisé M. Lambert lors de son témoignage devant le juge Gomery. (46)

« J’ai fait mon devoir de citoyen bien avant qu’on entende parler de ce qui est devenu le scandale des commandites et des activités publicitaires », surenchéri même M. Lambert.

Fait pour le moins inusité, le journaliste Joël-Denis Bellavance de La Presse s’est porté à la rescousse du candidat conservateur en confirmant les dires de M. Lambert selon lesquels il fut « une source précieuse » pour un petit groupe de journaliste qui enquêtait alors sur le programme des commandites.

(L’intervention de M. Bellavance soulève une autre question : le journaliste a-t-il contrevenu à son code de déontologie qui lui interdit de faire preuve de parti pris politique dans l’exercice de ses fonctions ? Que penserais le Conseil de presse du Québec de cette affaire ?)

M. Lambert est crédible lorsqu’il prétend qu’il aurait préféré taire sa collaboration avec les membres de la presse écrite—en admettant qu’elle aurait réellement existée. Il affirme d’ailleurs que c’est l’« opportunisme » du Bloc québécois qui l’a incité à révéler au grand jour son rôle de dénonciateur.

« Le Bloc québécois dit que c'est grâce à lui que c'est sorti », lança M. Lambert devant un parterre de journalistes. « C'est faux. Si le scandale des commandites est sorti, c'est qu'il y a eu des gens comme moi pour dénoncer ce qui se passait »

Or, il n’y a rien de nouveau dans le fait que le Bloc revendique le crédit d’avoir révélé le scandale des commandites. Le chef du Bloc, M. Gilles Duceppe, avait déjà fait de telles déclarations, notamment en 2004, et M. Lambert n’avait rien trouvé à redire.

Même si on ne demandait qu’à croire que M. Lambert dit la vérité, il n’en demeure pas moins qu’il y a plus d’une chose qui cloche dans son histoire.

Si, comme il l’a répété lors de son témoignage devant le juge Gomery, son rôle avait été aussi « marginal » et « effacé » dans les contrats de commandites de Groupaction qu’il le prétend, alors qu’est-ce que M. Lambert pouvait avoir de si intéressant à raconter à la presse et à la police ? 

En fait, à force de comparer les déclarations qu’il a faites à titre de témoin devant la commission Gomery, et celles qu’il a faites aux médias en tant que candidat conservateur, on en vient à se demander si toutes ces paroles proviennent du même Jean Lambert tellement le contraste est foudroyant.

Mais il y a plus. Voici ce que M. Lambert déclarait tout récemment à la presse, en décrivant ce qu’il a ressenti en réalisant l’existence d’irrégularités au sein de Groupaction :

« Quand je me suis aperçu de ce qui se passait, je suis passé par toutes les émotions. Au début c'est la surprise. Puis l'incrédulité, l'impuissance, l'inquiétude, la peur. Ce qui est difficile, c'est de savoir quoi faire comme citoyen, comme personne honnête. » (47)

Encore une fois, soulignons qu’a aucun moment durant son témoignage à la commission Gomery M. Lambert n’a employé le mot « peur », ni évoqué la gamme d’émotions différentes qu’il prétend avoir ressenties.

Et pourtant, M. Lambert en rajoute. Il va jusqu’à dire qu’il a craint pour sa sécurité et celle de sa famille lorsqu’il quitta Groupaction, en 2001. Vraiment ? Et qui au juste suscitait de telles craintes chez M. Lambert ? M. Guité, dont il a vanté la « courtoisie » et la « générosité » ? Son ancien patron, M. Brault, qu’il décrivit comme un être « très affable » ? Ou M. Corriveau, qu’il qualifia d’« homme fort distingué » ? À moins que ça ne soit son ami Alain Renaud, qu’il fréquente encore aujourd’hui ?

Lorsque les journalistes lui ont demandé de préciser ses propos, M. Lambert répondit : « Quand vous dénoncez de puissantes organisations... » Mais il ne termina même pas sa phrase. Le candidat conservateur n’a pas voulut dire de quelle organisation il était question, ni dire s’il avait fait l’objet de menaces, ou s’il avait tout simplement été victime d’une imagination trop fertile…

Autrement dit, M. Lambert demande tout simplement à l’électorat de le croire sur parole, sans qu’il ait à faire l’effort d’apporter un minimum de preuve pour valider ses affirmations qui, à première vue, semblent pour le moins énormes. Voilà qui est beaucoup demandé à un électorat de plus en plus cynique et désabusé.

Questionné sur les fameuses « triplettes » de Groupaction, notre fier « dénonciateur » s’empresse pourtant de se réfugier derrière la loi du silence, en invoquant le fait que cette affaire est maintenant devant les tribunaux (en référence au procès Brault-Guité). « Je dois m’abstenir de tout commentaire, là, comme je vous dis, qui pourrait nuire à l’enquête et aux individus », plaide M. Lambert.

« Il faut tourner la page sur ces événements scandaleux », ajouta-t-il.

Voyez-vous ça ! Et ça sort directement de la bouche d’un candidat du Parti conservateur !

Pourtant, faut-il rappeler que si ce n’avait été de ce scandale, il n’y aurait pas eu d’élections, le gouvernement libéral serait encore au pouvoir, le Parti conservateur serait encore dans l’opposition et M. Lambert n’aurait pas eu l’opportunité de tenter sa chance en politique en présentant sa candidature dans Shefford.

En tout cas, pour un type qui essaie de se faire passer pour un farouche « dénonciateur », on a déjà vu mieux…

Cependant, après avoir examiné son témoignage à la commission d’enquête du juge Gomery, on comprend peut-être mieux pourquoi M. Lambert a tout intérêt à en dire le moins possible sur le scandale des commandites. Après tout, le candidat conservateur n’a pas toujours donné l’impression d’être au-dessus de tout soupçon dans cette affaire, en particulier lorsque le procureur Bernard Roy s’est mis à ressortir de vieilles notes de service au contenu plutôt embarrassant…
 
Le sénateur Pierre-Claude Nolin, qui est l’actuel directeur de la campagne des conservateurs au Québec, s’est évidemment porté à la défense du candidat de son parti dans Shefford. « Les gens vont comprendre rapidement que monsieur Lambert s'est extrait de lui-même de chez Groupaction justement parce que il n'aimait pas ce qu'il voyait », affirmait avec assurance M. Nolin.

Voilà un mensonge tellement gros qu’il entre directement en contradiction avec le propre témoignage que M. Lambert a offert devant la commission Gomery !

En effet, de son propre aveu, en 1997 ou en 1998, M. Lambert avait déjà été témoin de suffisamment d’irrégularités pour demander à son patron de ne plus être en charge des contrats du gouvernement fédéral. Mais cela ne l’empêcha nullement de continuer à oeuvrer au sein de Groupaction jusqu’au début de l’année 2001. Bref, le départ de M. Lambert ne s’est pas du tout déroulé de la façon que l’explique M. Nolin.

(Par une curieuse coïncidence, de septembre 1984 à janvier 1986, M. Nolin avait lui-même été le chef de cabinet de M. Roch Lasalle, à l’époque où ce dernier était ministre à Travaux publics dans le gouvernement Mulroney. Le nom de M. Lasalle avait d’ailleurs été associé à une multitude de scandales de corruption et de patronage qui avait contribué à le pousser à démissionner, en février 1987.)

Ainsi, il apparaît donc clair que le Parti conservateur du Canada a prit un risque politique inconsidéré en permettant à M. Jean Lambert de le représenter dans la présente élection fédérale.

Surtout que M. Lambert va encore se retrouver sous les feux des projecteurs pour son rôle, aussi « effacé » soit-il, dans le scandale des commandites puisqu’il doit témoigner pour la couronne lors du procès à venir de MM. Brault et Guité, qui doit se tenir au palais de justice de Montréal à partir du 1er mai 2006.

Et maintenant, les conservateurs demandent à l’électorat de Shefford partager eux aussi ce risque.

Notons d’ailleurs que M. Lambert ne semblait pas avoir été le premier choix des conservateurs dans le comté de Shefford. En effet, dans sa revue de l’année, le journaliste-humoriste Jean-René Duffort révélait que le parti de M. Harper avait approché la chanteuse Nathalie Simard pour qu’elle soit la candidate des conservateurs dans cette circonscription. (48)

Si cela n’avait pas été Jean Lambert, alors cela aurait été Nathalie Simard, l’ancienne vedette de la chanson pop qui est devenue une héroïne populaire depuis qu’elle a entrepris de dénoncer les abus sexuels dont elle a été victime aux mains de son agent, M. Guy Cloutier.

Oui, Mme Simard est une figure populaire. Mais de là à en faire une politicienne du Parti conservateur…

Accepter la candidature de Jean Lambert après avoir courtisé celle de Nathalie Simard n’a pas été la seule idée étrange qui traversé l’esprit des conservateurs au cours de cette campagne. En effet, le parti de M. Harper a aussi recruté l’ancien chef du Parti de la loi naturelle au Québec, M. Allen Mackenzie ! (49)

À l’époque où il militait pour le Parti de la loi naturelle, M. Mackenzie avait entre autres prôné l’embauche de 7000 experts en « vol yogique » afin de « répandre l’harmonie dans nos consciences collectives ». (Peut-être est-ce d’ailleurs grâce à lui que le Parti conservateur s’est mis à « planer » dans les sondages…)

Bref, le Parti conservateur au Québec, c’est un peu n’importe quoi.

N’importe qui, n’importe quoi pour arriver au pouvoir.

Et c’est précisément là qu’ils rejoignent les libéraux fédéraux de Paul Martin.

S’ils sont prêts à accueillir un Jean Lambert et un Allen Mackenzie dans leurs rangs, alors les conservateurs sont probablement prêts à faire n’importe quoi avec n’importe qui pour gagner. Comme les libéraux…

Après le 23 janvier 2006, il ne restera plus qu’à voir pendant combien de temps les conservateurs seront-ils capables d’éviter les scandales qui ternirent durablement la réputation de leurs prédécesseurs libéraux à Ottawa.

Sources
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