Ottawa vs Obama
De l'Obamania jusqu'à l'ALENAgate
Le 2 mars, l'affaire est discutée à la populaire émission américaine «Meet the Press» du réseau NBC. «Vous avez un gouvernement de droite au Canada qui essaie d'aider les républicains et intervient activement dans cette campagne», accuse Bob Shrum, un important conseiller du Parti démocrate qui joua un rôle clé lors des campagnes présidentielles d'Al Gore et de John Kerry. (29)
À l'opposé, Mary Matalin, une stratège bien connue du camp républicain qui travailla notamment pour Georges Bush père et fils, s'en prend aux démocrates, en les accusant de faire volte-face sur l'ALENA. Reprenant les propos du ministre Emerson sur l'approvisionnement en énergie, Matalin déclare ensuite que les sables bitumineux canadiens contiennent autant de pétrole que les réserves d'or noir de l'Arabie saoudite.
De ce côté-ci de la frontière, l'opposition estime que les conservateurs de Harper pourraient se retrouver dans de beaux draps s'il fallait qu'Obama devienne le prochain locataire de la Maison Blanche, en novembre prochain. «Si le sénateur Obama est élu, il se rappellera de cet incident», croit le libéral Bob Rae. (30)
Comme l'affaire frise désormais l'incident diplomatique, le ministère canadien des Affaires étrangères cherche à calmer le jeu. Dans un communiqué envoyé le lendemain, le ministère assure qu'un «récent rapport du consulat général à Chicago n'avait aucunement pour intention de faire valoir de quelque façon que ce soit que M. Obama et son équipe de campagne exprimaient en privé des vues différentes de celles qui sont exprimées en public, notamment sur l'ALENA.» (31) Le ministère tient aussi à souligner à quel point il «regrette profondément toute conclusion qui avait pu être tirée de cet incident.»
À la Chambre des communes, le chef du Nouveau parti démocratique (NPD), Jack Layton, reprend à son compte les allégations d'ingérence lors de la période des questions. Harper réagit dans un premier temps en notant les regrets exprimés dans le communiqué des Affaires étrangères. Mais Layton revient à la charge en demandant à Harper de ne pas «se porter à la défense du Parti républicain».
Le premier ministre conservateur répond alors ainsi: «la question du chef du NPD me fait sourire. Il laisse entendre que nous sommes assez puissants pour intervenir dans le processus électoral aux États-Unis et choisir le président. Le gouvernement actuel ne prétend pas avoir un tel pouvoir. Je nie certainement toute allégation selon laquelle le gouvernement actuel aurait tenté de s'ingérer dans le processus électoral aux États-Unis.» (32)
Bien entendu, l'équipe de Clinton est bien décidée à tirer le maximum de capital politique de cette controverse, qu'elle choisi de baptiser «ALENAgate» («NAFTAgate», en anglais). Lors d'une conférence de presse de soixante-quinze minutes, la sénatrice new-yorkaise reproche à Obama de dire une chose aux gens de l'Ohio et de dire «quelque chose d'autre à un gouvernement étranger derrière des portes closes.» Son directeur des communications, Howard Wolfson, accuse quant à lui Obama d'avoir induit en erreur les démocrates en niant à plusieurs reprises l'existence d'une conversation entre un de ses conseillers et un diplomate canadien. (33)
Même le gouverneur de l'Ohio, Ted Strickland, qui s'est rangé dans le camp de Clinton, se met de la partie. Lors d'un rassemblement à l'Université de Toledo, Strickland déclare ceci: «Il est important que le peuple de l'Ohio comprenne qu'il a récemment été dévoilé que l'adversaire de la sénatrice Clinton a pour principal conseiller économique quelqu'un dont on dit qu'il a affirmé à des responsables du gouvernement canadien que son adversaire est si peu sérieux à propos de ce qu'il raconte en Ohio au sujet de l'ALENA, qu'il ne s'agit que de rhétorique politique. Hé bien, nous, en Ohio, croyons qu'il faut dire ce que vous avez l'intention de faire et qu'il faut faire ce que vous dites.» Notons que des rumeurs persistantes veulent que Strickland pourrait être choisi comme candidat à la vice-présidence de Clinton.
Tandis que le premier reportage de CTV est en ligne sur le célèbre site Internet YouTube dès le lendemain de sa diffusion à la télévision (34), la campagne de Clinton se sert allègrement du mémo du consulat canadien dans une annonce publicitaire diffusée sur les stations de radio de l'Ohio à moins de quarante-huit des primaires. «Comment les habitants de l'Ohio vont-ils décidé s'ils croient ou non les paroles d'Obama ? C'est ce que nous saurons la journée du vote», conclut l'annonce. (35)
L'ampleur de la controverse oblige Obama à consacrer un temps précieux à se défendre des allégations de tenir un double discours sur l'ALENA, au lieu de gaver l'électorat de ses promesses d'espoir et de changement. Mais la frustration s'accroît au fur et à mesure que les médias nationaux américains développent leur intérêt envers l'«ALENAgate». Le 4 mars, la journée même des primaires, Obama met fin prématurément à une conférence de presse lors de laquelle les journalistes le bombardent de questions sur cette affaire.
Pendant ce temps, certains responsables de l'équipe d'Obama éprouvent de plus en plus de mal à contenir leur colère face à Ottawa. «Il y a clairement un malentendu qui a été fomenté par des gens à l'intérieur du gouvernement», affirme au quotidien torontois The Globe and Mail un membre non-identifié de l'équipe d'Obama. (36) Un autre responsable de la campagne va encore plus loin sur le réseau CBC. «Pourquoi le Canada se mêle-t-il des affaires internes des États-Unis ?», demande-t-il. «Fournir un compte-rendu erroné, à ce moment précis, la veille d'un vote crucial, n'est pas un accident, et c'est vraiment, vraiment stupide.»
À la Chambre des communes, le néo-démocrate Layton demande désormais la tête de Ian Brodie. Ce à quoi Harper répond : «Le gouvernement cherche à trouver le responsable de la divulgation de ces informations au public, mais ce n'est pas mon chef de cabinet.» (37) Devant l'empressement du premier ministre à innocenter Brodie, Layton décide de pointer un doigt accusateur en direction du chef conservateur.
«Si le premier ministre affirme aujourd'hui que le responsable n'est pas son chef de cabinet, alors qui est-ce?», demande-t-il, ajoutant ensuite: «Serait-il possible que le premier ministre ait été au courant de cette information et ait autorisé ces fuites afin de nuire à la campagne de M. Obama en vue d'être candidat à la présidence des États-Unis?» Notons que cet échange entre Layton et Harper et les autres qui suivront seront affichés bien en évidence sur le site Internet de la campagne d'Obama.
Bien que nous soyons en présence d'au moins deux fuites, l'enquête interne au ministère des Affaires étrangères annoncée par le gouvernement ne s'attaque qu'à seulement l'une d'elle, soit celle du mémo du consulat de Chicago qui fut coulé à l'agence Associated Press. (38) Or, la première fuite est pourtant celle qui donna lieu au premier reportage de CTV et fut en fait le point de départ de l'«ALENAgate». S'il n'en tient qu'à Harper, cette première fuite resterait donc impunie. Évidemment, comme le principal suspect de cette fuite est son propre chef de cabinet, une enquête pourrait facilement l'éclabousser politiquement, lui et son gouvernement.
«Il n'est pas tout à fait clair comment un rapport de notre bureau de Chicago, notre consulat de Chicago, s'est retrouvé aux mains des médias, particulièrement avec un gouvernement qui se montre si dévoué au secret», remarque Paul Heinbecker, un ancien ambassadeur canadien à l'ONU, avant d'ajouter: «On ne peut faire autrement que d'assumer qu'il fut coulé délibérément.» (39) Selon lui, l'auteur de la fuite ne semble pas avoir bien mesuré les conséquences de son geste.
Heinbecker cite à titre d'exemple le risque que la fuite puisse miner la confiance entre le personnel diplomatique et Ottawa. «Si le gouvernement veut recevoir des compte-rendus candides de ses bureaux extérieurs, les auteurs de ces rapports doivent être assurés que ce qu'ils écrivent ne se retrouvera pas dans les journaux», affirme l'ex-ambassadeur. De son côté, Bob Rae fait remarquer que les fuites pourraient porter atteinte aux intérêts canadiens à l'étranger. En effet, après ce qui vient d'arriver, qui aura encore envie de se confier à un diplomate canadien de manière aussi franche et ouverte que l'a fait l'économiste Goolsbee ?
Alors que les résultats préliminaires des primaires du «mini Super Tuesday» semblent indiquer que Clinton se dirige vers une victoire en Ohio, le néo-démocrate Layton déclare : «Il ne peut maintenant y avoir aucun doute: la fuite provenant de l'intérieur du gouvernement canadien a eu un impact sur les élections américaines». (40) Bref, la controverse est en train de prendre une telle dimension que le premier ministre Harper finit même par en perdre son sourire...
Notons ici le changement de ton qu'il adopte dans ses réponses lors de la période des question du 5 mars. «Une telle fuite n'est pas utile et elle n'est pas dans l'intérêt du gouvernement du Canada», admet le leader conservateur. (41) «Telle qu'elle a été orchestrée, c'est clairement une injustice pour le sénateur Obama et sa campagne. Nous allons veiller à prendre toutes les mesures juridiques et toutes les mesures d'enquête nécessaires pour découvrir exactement qui en est l'instigateur.»
Harper annonce du même souffle que le greffier du Conseil privé, Kevin Lynch, va procéder à une enquête interne, ce qui signifie qu'il reconnaît implicitement que son propre cabinet est sur la sellette. Précisons que le bureau du conseil du Conseil privé est le ministère du premier ministre, ce pourquoi son greffier est considéré comme étant le fonctionnaire le plus important de tout l'appareil fédéral. Il n'est peut-être pas inutile non plus de noter ici qu'en raison de leurs fonctions respectives, Lynch et Brodie se côtoient et travaillent ensembles sur une base quotidienne...
(On découvrira plus tard que l'enquête est confiée à la firme BMCI Investigations & Security, dont plusieurs des employés proviennent des rangs du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). (42) Notons que les demandes de l'opposition consistant à connaître le mandat exact de la firme sont restées sans réponse.)
Cela étant dit, il reste qu'il s'agit là de tout un revirement de la part de Harper, qui, à peine vingt-quatre heures plus tôt, disculpait expéditivement son chef de cabinet. Mais Layton reste néanmoins sur sa faim. Le chef du NPD demande maintenant à Harper d'appeler la Gendarmerie royale du Canada (GRC) afin de déterminer si les fuites contrevinrent à la Loi sur la protection de l'information ou à l'article 122 du Code criminel, qui interdit à tout fonctionnaire de rendre public des renseignements confidentiels sans autorisation. «Si M. Harper n'est pas prêt à appeler la GRC, cela confirme nos soupçons que c'était intentionnel,» estime Layton.
Le leader néo-démocrate est d'ailleurs d'avis que cette affaire est beaucoup plus grave que la fuite d'un brouillon du plan vert du gouvernement conservateur qui avait donné lieu à une enquête de la GRC, l'année dernière. Rappelons qu'en mai 2007, un jeune employé temporaire du ministère de l'Environnement avait été interpellé à son bureau, au beau milieu d'une journée de travail, et avait été emmené, menottes aux poignets, par des policiers en uniforme sous les regards ahuris de ses collègues de travail. (43) Le ministre de l'Environnement, John Baird, avait alors affirmé que cette arrestation lançait un message clair aux autres employés du fédéral à l'effet qu'aucune fuite d'information ne serait tolérée.
En fin de journée du 5 mars 2008, le journaliste Alexander Panetta de l'agence Presse Canadienne apporte d'importantes précisions sur le rôle qu'aurait joué Ian Brodie dans l'«ALENAgate». (44) S'il veut identifier l'origine de la fuite qui a secoué les primaires américaines, Harper «n'a qu'à tourner son regard vers son propre chef de cabinet, Ian Brodie», écrit Panetta.
Ainsi, le journaliste révèle que la controverse canado-américaine a commencée le 26 février dernier, lorsque Brodie s'est mêlé aux nombreux journalistes se trouvant à l'intérieur d'une pièce verrouillée du parlement canadien pour étudier le budget Flaherty. Les membres des médias n'étaient apparemment pas fâchés d'avoir accès à l'un des plus importants représentants du gouvernement Harper, lequel est reconnu pour être peu volubile avec la presse parlementaire. Brodie aurait alors commenté les déclarations anti-ALENA du camp démocrate en bavardant amicalement avec des journalistes de CTV.
«Il a dit qu'un membre de la campagne de Clinton avait suggéré à l'ambassade de prendre la déclaration avec un grain de sel... Que quelqu'un avait téléphoné pour dire de ne pas s'inquiéter», affirme un témoin. «Plusieurs personnes l'ont entendu», ajoute la source. Ces informations auraient ensuite trouvées leur chemin jusqu'au bureau de CTV, à Washington. Bien que le reportage de CTV mentionna l'équipe de Clinton, on ignore cependant pourquoi l'emphase a plutôt été mis sur le camp d'Obama. Malgré la nature plutôt gênante de ces nouvelles révélations, il reste que Brodie peut continuer à dormir tranquille. Les journalistes protègent bien leurs sources de même que Harper protège bien les membres de son clan.
Entre-temps, les résultats officiels des primaires du «mini Super Tuesday» confirment la défaite d'Obama en Ohio. Non seulement la sénatrice Clinton remporte-t-elle l'Ohio, en recevant 54 % des suffrages et en se voyant accorder 75 délégués, mais en plus elle gagne au Texas (51 %, 65 délégués) et au Rhode Island (58 %, 13 délégués). Le petit État de Vermont est le seul où Obama sort vainqueur, avec 59 % des voix, lui donnant un modeste gain de 9 délégués. Avec un total de 1567 délégués, dont 207 super délégués, la campagne d'Obama conserve néanmoins son avance sur le camp de Clinton, qui en compte 1462, dont 242 super délégués.
(Un bémol doit toutefois être apporté à la victoire de Clinton au Texas, puisque seuls les deux tiers des délégués sont attribués à la proportionnelle dans le cadre d'une élection primaire, le dernier tiers étant attribué lors de caucus. Il faudra attendre jusqu'à la fin du mois de mars pour que le caucus texan alloue les derniers délégués. On apprend alors que le score final du caucus permet à Obama de devancer Clinton avec 38 délégués contre 29, portant ainsi le total de délégués attribués au sénateur de l'Illinois à 99 contre 94 pour l'ancienne première dame des États-Unis. (45))
Du côté républicain, où l'on tient également des primaires dans les quatre mêmes États le 4 mars, John McCain triomphe partout et blanchit son plus proche rival, le gouverneur de l'Arkansas Mike Huckabee. Ce dernier choisissant de se retirer de la course, le sénateur de l'Arizona et vétéran du Vietnam devient alors le seul candidat en lice pour l'investiture du Parti républicain.
On ne saurait minimiser l'importance des résultats du «mini Super Tuesday» pour le reste de la course à l'investiture. La campagne de Clinton vient de recevoir un nouveau souffle, permettant à la rivale d'Obama de rester dans la course. Cela signifie que la lutte pour l'investiture démocrate va non seulement se prolonger sur plusieurs mois, mais aussi gagner en intensité en prenant de plus en plus l'allure d'un duel fratricide entre Obama et Clinton. Et pendant ce temps, le républicain McCain aura le beau jeu de se donner des airs d'homme d'État s'élevant au-dessus de la mêlée.
La victoire la plus éclatante de Clinton étant sans contredit celle remportée en Ohio, et ce, tant au niveau du nombre de suffrages exprimés que de délégués attribués, cela soulève évidemment une question aussi épineuse que cruciale: dans quelle mesure les fuites canadiennes ont-elles influencées les résultats des primaires dans cet État ?
Pour Mark Penn, le principal stratège de l'équipe de Clinton, il est clair que l'«ALENAgate» eut un «impact significatif» sur les primaires en Ohio. (46) Les sondages effectués à la sortie des bureaux de vote semblent d'ailleurs lui donner raison puisqu'ils indiquent que Clinton a reçu l'appui de 55 % des électeurs qui arrêtèrent leur choix lors des trois dernières journées avant les primaires, alors que la couverture médiatique sur l'«ALENAgate» battait son plein. (47)
En contribuant à gonfler le score de Clinton en Ohio, les fuites auront nécessairement eu pour conséquence d'alimenter les divisions et la bisbille au sein de la grande famille démocrate. C'est pourquoi les vrais gagnants sur le plan politique, ce sont d'abord et avant tout les républicains, qui sont désormais unis derrière la candidature de McCain. Ce sont eux, ces éternels adversaires des démocrates, qui tireront un avantage stratégique réel des fuites canadiennes.
Bref, l'affaire des fuites n'a rien d'anodin. C'est ce qui explique sans doute pourquoi l'ambassadeur des États-Unis au Canada, David Wilkins, sort de son habituelle réserve diplomatique pour dénoncer ouvertement cette fuite du mémo du consul canadien qui «n'aurait jamais dû avoir lieu», en la qualifiant d'«interférence» du Canada dans la campagne américaine sur le réseau CBC, le 6 mars. (48) Mais la petite montée de lait de l'ambassadeur américain contre le Canada sera de très courte durée. En effet, Wilkins met de l'eau dans son vin à peine quelques heures plus tard.
«Je crois que le terme «interférence» est un peu fort», dit maintenant l'ambassadeur. (49) «Cela laisse entendre un acte intentionnel. Et je n'ai aucun moyen de savoir si c'était inintentionnel ou intentionnel, ou quoi que ce soit de cette nature. Mais ma déclaration sur l'interférence ne signifiait pas une interférence intentionnelle de la part du gouvernement canadien, et malheureusement c'est de cette façon que cela a été repris.» Affirmant accepter les excuses de l'ambassade canadienne, Wilkins estime que «le temps est venu de tourner la page sur cet incident regrettable».
Les observateurs de la scène politique fédérale auront sans doute noté le rôle de premier plan joué par le néo-démocrate Jack Layton en devenant le critique le plus visible du gouvernement conservateur dans l'affaire des fuites. Bien que le libéral Stéphane Dion soit le chef de l'opposition officielle, celui-ci attend pourtant jusqu'à la période des questions du 6 mars avant de s'en prendre au premier ministre Harper relativement au rôle du Canada dans l'«ALENAgate».
Ce détail n'est pas passé inaperçu aux yeux de Harper, qui en profite pour lancer une pointe à Dion : «Je souligne, à l'intention du chef de l'opposition, que, pendant qu'il s'employait à lancer toutes sortes d'accusations fantaisistes destinées à faire scandale, le chef du NPD était en train de s'occuper de ce dossier.» (50) Dion réplique du tac au tac, en déclarant que «la seule défense du premier ministre consiste à dire que nous ne savons pas par quel scandale commencer dans son cas.»
Harper répond en critiquant encore une fois la performance du leader de l'opposition: «Le chef du Parti libéral ne sait tellement plus où donner de la tête ... que, lorsque survient, comme je l'ai dit, une question sérieuse comme la circulation préjudiciable et injuste de propos déplacés sur la campagne du sénateur Obama, il manque complètement le bateau.» Puis, Harper lance à nouveau des fleurs à Layton, en disant: «Le chef du NPD a posé de solides questions à ce sujet. Il mérite des réponses, et nous allons trouver ces réponses.»
Il n'y a rien d'exagéré à dire que les libéraux de Dion se sont fait littéralement enlever le tapis sous les pieds par les néo-démocrates. Avec pour résultat que c'est Layton, et non Dion, qui est invité à discuter de l'avenir de l'ALENA sur le réseau CNN la même journée. Aux yeux de millions de téléspectateurs américains, le vrai leader de l'opposition officielle au Canada, c'est Layton.
Mais Dion n'est toutefois pas le seul à avoir «manqué le bateau». Gilles Duceppe, le chef du Bloc québécois, admet qu'il avait cru que l'impact des fuites serait nul aux États-Unis. «Je m'étais trompé. C'est plus sérieux qu'on le croyait,» dit Duceppe pour expliquer son manque de flair. (51) Le 7 mars, le Bloc pose pour la première fois des questions à la Chambre des communes sur l'affaire des fuites .
Au même moment, la controverse autour de la renégociation de l'ALENA connaît un rebondissement pour le moins inattendu lorsqu'un membre de la Chambre des représentants accuse un ministre du gouvernement Harper de tenir un double discours sur cette question. Le représentant démocrate Michael Michaud du Maine, cofondateur du caucus bipartisan «Friends of Canada» au Congrès américain, révèle en effet que le ministre David Emerson lui aurait dit en privé que le Canada était prêt à renégocier l'ALENA. (52)
«Lorsque le ministre du Commerce Emerson m'a dit qu'il était prêt à renégocier l'ALENA, j'étais très optimiste et j'étais impatient de revenir et de le dire à mes collègues», dit le représentant Michaud, ajoutant ensuite: «Puis, j'ai appris plus tard qu'il ne l'était pas.» Rappelons qu'Emerson s'était en effet montré plutôt hostile aux appels à la renégociation de l'ALENA lancés par les candidats à l'investiture démocrate, en allant jusqu'à sous-entendre qu'une réouverture du traité commercial pourrait mettre en péril l'accès privilégié des États-Unis au pétrole canadien.
Michaud, qui affirme que la raison d'être du caucus «Friends of Canada» est «d'avoir un dialogue ouvert et honnête avec nos amis du nord», se déclare «très déçu» que le ministre Emerson ne dise pas la même chose en public qu'en privé au sujet de l'ALENA. Pour le critique néo-démocrate en matière de Commerce, Peter Julian, soit Emerson induit en erreur les Canadiens ou soit il induit en erreur les membres du Congrès américain.
Notons qu'à aucun moment Emerson ne prend la peine de contredire ou de réfuter l'allégation de Michaud, ce qui ne peut faire autrement que de nous amener à croire que ce dernier doit dire vrai. Il faut dire que ce ne serait pas là le premier volte-face dans la carrière politique d'Emerson, qui avait d'abord été élu sous la bannière du Parti libéral fédéral avant de se semer la consternation parmi ses partisans en acceptant de se joindre au cabinet du gouvernement conservateur de Harper, en février 2006, soit deux semaines après la défaite du gouvernement libéral de Paul Martin.
La semaine suivante, le quotidien The Toronto Star révèle que l'ambassadeur Michael Wilson s'était entretenu avec le chef de bureau de CTV dans la capitale américaine, Tom Clark, la veille de la diffusion du premier reportage sur ce qui allait devenir l'«ALENAgate». Les principaux intéressés reconnaissent d'ailleurs qu'ils eurent cette conversation, bien que Wilson refuse de d'entrer dans les détails de l'entretien. Pour sa part, Clark admet que le but de l'appel à l'ambassadeur consistait à valider les informations que contenait le reportage que CTV était alors sur le point de diffuser. (53)
Le Star va jusqu'à suggérer que cette conversation pourrait peut-être expliquer pourquoi le reportage de CTV focussait sur le camp d'Obama plutôt que sur celui de Clinton, pourtant mis en cause par la source présumée de CTV, Brodie. Chose certaine, il n'en faut pas plus pour que les libéraux exigent que Wilson quitte son poste d'ambassadeur le temps que l'enquête sur les fuites soit menée à terme. Fait particulier, Wilson, qui est un ancien ministre du gouvernement conservateur de Brian Mulroney, avait représenté le Canada lors de la signature officielle de l'ALENA, à San Antonio, au Texas, le 7 octobre 1992.
En guise de conclusion
Bien que l'on ne saura peut-être jamais qui au juste manigança la fuite du mémo du consul canadien de Chicago, il reste que de nombreux éléments portent à croire que le coulage d'informations préjudiciables à la campagne d'Obama pourraient bien avoir été orchestré à partir des échelons les plus élevés du gouvernement Harper.
Quand Harper dit ouvertement qu'il accueille avec scepticisme les promesses de Clinton et d'Obama de renégocier l'ALENA, il sous-entend qu'il n'en croit pas un mot. Et quand un mémo confidentiel du gouvernement canadien fait soudainement son apparition sur le fil de presse et révèle qu'Obama tient un double discours sur l'ALENA, nous sommes alors en présence d'une preuve tangible que notre si clairvoyant premier ministre avait raison de ne pas croire ce politicien qui, comme Jean Chrétien en 1993, est en campagne électorale. Bref, ça tombe tellement bien qu'un petit peu plus et on croirait que c'est arrangé avec le gars des vues !
En d'autres mots, la fuite du mémo est assurément compatible, sinon complémentaire, avec la position adoptée par le gouvernement conservateur à l'égard des discours protectionnistes des candidats démocrates. S'il n'existe pas de preuves matérielles que le gouvernement est derrière cette fuite, force est de constater qu'elle sert vachement bien ses intérêts.
Voici une liste des autres éléments militant en faveur de la thèse d'une responsabilité du gouvernement Harper dans l'affaire des fuites : Le fait que ce gouvernement est réputé pour son désir de contrôler la circulation de l'information ; les antécédents connus des conservateurs en matière d'ingérence électorale ; le fait que l'on compte parmi les principaux suspects l'un des plus important membre du personnel politique de ce gouvernement (Ian Brodie) et le diplomate canadien occupant le poste le plus important à l'extérieur du pays (Michael Wilson) ; le fait que Brodie, que l'on dit «habituellement circonspect», se soit soudainement montré bavard avec des journalistes la veille de la diffusion du premier reportage de CTV sur l'affaire ; le changement d'attitude de Harper lui-même qui, après avoir tourné en dérision les premières allégations de l'opposition, est ensuite obligé de se rendre à l'évidence de la gravité de la situation ; et enfin, le refus de ce gouvernement d'appeler la GRC en dépit du fait que Harper que reconnaît que cette affaire était contraire aux intérêts du Canada.
Bien qu'il soit indiscutable que les fuites contribuèrent à ressusciter la campagne d'Hillary Clinton tout en donnant un coup de pouce au camp des républicains, il demeure possible que le but premier recherché par leurs auteurs n'était pas de favoriser un candidat au détriment d'un autre mais bien plutôt de contre-carrer l'émergence de la rhétorique protectionniste américaine, qui peut à elle seule représenter une source de nuisance pour l'économie canadienne. «La perspective de nouvelles barrières frontalières découragera les investissements au Canada», écrit à ce sujet le pdg de l'Institut C.D. Howe, William Robson, dans le Globe and Mail. (54)
L'«ALENAgate» va-t-il tomber dans l'oubli lors des primaires à venir ou les adversaires d'Obama vont-ils plutôt continuer à s'en servir dans le but de miner la campagne de celui qui continue d'être le meneur dans la course à l'investiture démocrate ? «Je crois que ça va être un sujet qui va suivre durant le reste de cette campagne. Cela a soulevé des questions sérieuses au sujet d'Obama», croit Mark Penn de l'équipe de Clinton.
L'«ALENAgate» pourrait effectivement jouer lors des primaires qui se tiendront le 22 avril en Pennsylvanie, un État voisin de l'Ohio où l'attribution de 158 délégués sera en jeu. Surtout que la Pennsylvanie connaît des problèmes économiques similaires à ceux de l'Ohio. Obama «parle d'arranger l'ALENA» lance Clinton lors d'un discours prononcé à Harrisburg, capitale de la Pennsylvanie, le 11 mars. «Mais son principal conseiller économique a assuré le gouvernement canadien qu'il n'allait pas vraiment mener cela à terme. Sa position ? Seulement des mots», conclut-elle. (55)
Mais Clinton risque de trouver intérêt à modérer sa rhétorique protectionniste car ses positions anti-libre-échange sont en train de nuire dangereusement à sa campagne depuis que son principal conseiller a été contraint de remettre sa démission, le 6 avril dernier. En effet, après le Canada c'est maintenant au tour de la Colombie de faire intrusion dans les primaires américaines. Voici ce qui s'est passé.
En plus de l'ALENA, la sénatrice Clinton s'oppose aussi au projet de Traité de libre commerce (TLC) entre les États-Unis et la Colombie. Or, son stratège Mark Penn est le pdg de la firme de relations publiques Burson-Marsteller Worldwide retenue par le gouvernement colombien pour faire la promotion du TLC auprès du Congrès américain ! Lorsque le Wall Street Journal révèle que Penn était l'invité principal d'un déjeuner de travail tenu le 31 mars à la résidence de l'ambassadrice de Colombie, à Washington, le conseiller de Clinton fait son mea culpa en plaidant l'«erreur de jugement». (56)
Le gouvernement colombien réagi en rompant le contrat de 300 000$ avec Burson-Marsteller tandis que Penn doit renoncer à son poste de responsable de la stratégie de la campagne de Clinton. «Penn est celui qui a orchestré la réaction outrée de la sénatrice Clinton au sujet de la rencontre beaucoup plus innocente de Goolsbee avec le consul canadien. Il en a même tiré une publicité. Appelez ça de l'hypocrisie si vous le voulez», déclare David Axelrod, stratège principal d'Obama, sur la chaîne MSNBC. (57)
Décidément, le discours protectionniste est une arme à deux tranchants chez les démocrates...
Sources:
(29) The Globe and Mail, «Harper meddling in U.S. primaries, Democrats say», Brian Laghi, March 3, 2008, p. A4.
(30) Canadian Press, «Canada's government is interfering in U.S. election, says strategist», March 2, 2008.
(31) Agence France-Presse, «Clinton accuse Obama de tenir un double langage sur l'ALENA», 3 mars 2008.
(33) National Post, «Obama accused of lying to voters», Sheldon Alberts and Mike Blanchfield, March 4, 2008, p. A1.
(34) The Gazette, «Clinton team skillfully used new media to keep the story alive», Ian Macdonald, March 5, 2008. p. A23.
(35) http://thepage.time.com/script-of-clinton-radio-ad-provided-by-obama-campaign/
(36) The Globe and Mail, «Will Obama's 'wink wink' on free trade help Clinton win precious votes in Ohio?», John Ibbitson, March 4, 2008, p. A1.
(38) The Canadian Press, «Government will only investigate one of two leaks that hit Obama campaign», Alexander Panetta, March 4 2008.
(39) Embassy, «Clinton and Obama's NAFTA Comments Pose Real Threat», Lee Berthiaume and Jeff Davis, March 5, 2008.
(40) The Canadian Press, «'NAFTAgate' began with offhand remark from Harper's chief of staff», Alexander Panetta, March 5 2008.
(42) Le Devoir, «Affaire Obama-Canada -- Une firme privée enquête sur la fuite», Alec Castonguay, 27 mars 2008.
(43) Presse Canadienne, «Le fonctionnaire arrêté dénonce une manoeuvre d'intimidation», 10 mai 2007.
(44) La Presse Canadienne, «Une remarque du chef de cabinet de Harper aurait lancé le scandale de l'ALENA», Alexander Panetta, 5 mars 2008.
(45) Associated Press, «Barack Obama devance Hillary Clinton en nombre de délégués dans le Texas», 31 mars 2008.
(46) http://www.thestar.com/News/USElection/article/309760
(47) La Presse, «Le Canada, un intrus dans la campagne américaine», Richard Hétu, 6 mars 2008, p. A24.
(48) Le Devoir, «Fuite sur l'ALENA: le bureau de Harper est pointé», Alec Castonguay, 7 mars 2008, p. A1.
(49) The Globe and Mail, «Harper pledges to widen NAFTA leak probe», Brian Laghi and Campbell Clark, March 7, 2008, p. A1.
(51) Le Soleil, ««Ingérence» dénoncée», Raymond Giroux, 7 mars 2008, p. 8.
(52) Toronto Star, «Clinton campaign denies NAFTA report», Tim Harper, March 7, 2008, p. A16.
(53) Toronto Star, «Envoy's role in leak questioned», Tim Harper, March 11, 2008, p. A1.
(54) The Globe and Mail, «NAFTA-gate -- Really, what are Canadians sorry for?», William Robson, March 13, 2008, p. A17.
(55) The Globe and Mail, «NAFTA-gate -- That old non-denial denial still doesn't work», John Ibbitson, March 12, 2008, p. A17.
(56) The Wall Street Journal, «Clinton Aide Met on Trade Deal», Susan Davis, April 4, 2008, p.A3.
(57) La Presse, «Les tuiles s'abattent sur Clinton», Richard Hétu, 8 avril 2008.