De l'Obamania jusqu'à l'ALENAgate

Publié le par Bureau des Affaires Louches


Aux États-Unis, la journée connue sous le nom de Super Tuesday est considérée comme étant l'étape la plus importante des primaires américaines. Il s'agit effectivement du moment où le plus grand nombre d'États votent simultanément pour élire les délégués qui seront envoyés aux conventions des deux grands partis, démocrates et républicains, qui se tiendront en août 2008.

Ce sont lors de ces conventions que les délégués des deux partis rivaux désigneront officiellement leurs candidats respectifs à la présidence et à la vice-présidence des États-Unis en vue des élections de novembre 2008. Pour s'assurer de remporter l'investiture démocrate, l'aspirant à la présidence se doit d'obtenir le soutien d'au moins 2025 délégués et super délégués (6) (sur un total de 4000), tandis que chez les républicains, le chiffre magique est de 1191 délégués et super délégués.


De nombreux observateurs de la politique américaine estiment que les candidats qui parviennent à remporter le Super Tuesday sont généralement ceux qui obtiennent l'investiture de leur parti. Ce fut en effet le cas du démocrate Bill Clinton en 1992, du républicain Bob Dole en 1996, et de George W. Bush Jr. et d'Al Gore en 2000. Lors du Super Tuesday qui se tient le 5 février 2008, un nombre record de vingt-quatre États, soit près de la moitié des cinquante États que comptent les États-Unis, choisissent les délégués des camps démocrates et républicains. Chez les démocrates un total de 2 088 délégués sont élus ce jour là, dont 1 688 assignés à un candidat.


Chez les démocrates, la victoire revient au sénateur de l'Illinois Barack Obama, qui réussit à remporter une majorité de délégués dans treize États. Ce résultat confirme l'avance de la campagne d'Obama sur celle de sa plus proche rivale, la sénatrice de New York Hillary Clinton. L'ex-première dame des États-Unis, qui était la favorite au début de la course à l'investiture démocrate, doit se contenter d'une victoire dans seulement neuf États, parmi lesquels l'on retrouve toutefois certains des plus peuplés, comme la Californie et New York. Bilan: Obama compte 838 délégués, contre 826 pour Clinton.


Né à Hawaï d'un père kenyan et d'une mère descendante de Jefferson Davis, le président des États confédérés durant la guerre de sécession, le sénateur Barack Obama est le premier politicien d'origine afro-américaine à devenir un aspirant sérieux à la Maison-Blanche, surpassant de loin l'exploit du révérend Jesse Jackson qui avait remporté huit primaires, la plupart dans des États du sud, lors de la course à l'investiture démocrate de 1988. Avant d'aller plus loin, voici une rapide récapitulation de la carrière particulière de cet homme politique qui fait tant parler de lui, non seulement aux États-Unis mais aussi d'un bout à l'autre de la planète.


De 1984 à 1987, Obama travaille comme intervenant social dans le secteur défavorisé de South Side, à Chicago, à aider les résidents à s'organiser pour défendre leurs intérêts. Après des études de droit, Obama se joint à un cabinet d'avocats spécialisé dans les causes de droits civiques, Davis, Barnhill, Miner & Galland. En 1992, il épouse l'avocate renommée Michelle Robinson, une figure influente du Parti démocrate local gravitant autour du puissant maire de Chicago, Richard M. Daley. C'est d'ailleurs Mme Robinson qui propulse Obama sur la scène politique. (7)


Élu une première fois en 1996 au Sénat de l'Illinois, Obama se distingue par son soutien envers la cause des homosexuels et à la lutte contre le SIDA. Il perfectionne sa maîtrise de l'art du compromis en réussissant le tour de force d'obtenir l'approbation des républicains pour l'adoption de lois prohibant le profilage racial, étendant la couverture d'assurance-maladie aux enfants, autorisant la surveillance vidéo des interrogatoires de police et même un moratoire sur l'application de la peine de mort dans l'Illinois. En 2000, Obama échoue dans sa tentative de décrocher l'investiture démocrate en vue des élections à la Chambre des représentants.


En 2002, le sénateur Obama est l'un des rares politiciens américains à s'opposer publiquement à la guerre en Irak. En novembre 2004, il fait son entrée au Sénat américain. Devant la multiplication des scandales de corruption et de conflits d'intérêts chez les élus de Washington, Obama fait adopter les plus importantes réformes en matière d'éthique et de lobbying depuis l'affaire du Watergate. (8) Reproduisant la recette qui fit sa marque de commerce au Sénat de l'Illinois, Obama réussit à obtenir l'appui des républicains. En février 2007, il annonce sa candidature à l'investiture du Parti démocrate.


Orateur charismatique et communicateur habile, Obama sait faire frissonner les foules. Celui dont le prénom signifie «béni» en hébreu, en arabe et en swahili bâti sa campagne autour du thème de l'espoir. En pointant son emblème de campagne, un «O» en forme de soleil qui se lève, le sénateur déclare ceci à une foule débordant d'enthousiasme : «Nos pancartes ne parlent pas d’Obama, elles parlent d’espoir. Je ne peux que parler d’espoir parce que je suis là aujourd’hui. Je ne suis pas né privilégié. Ma mère était une ado. Mon père est parti quand j’avais 2 ans. Élevé par mes grands-parents. Je ne devrais pas être là. Mais ils m’ont donné de l’amour, une éducation, et ils m’ont donné de l’espoir.» (9)


Le changement est un autre thème qu'il martèle sans arrêt. Obama cultive son image d' «outsider» en se présentant comme un politicien qui n'est pas encore rentré dans le moule.
La veille du caucus (assemblées d'électeurs) en Iowa, il lance à ses partisans : «Certains disent : 'Obama est peut-être une source d’inspiration, il a peut-être de bonnes idées, mais il n’a pas été assez testé à Washington. On va le faire mijoter un peu plus, faire évaporer tout son espoir, pour qu’il parle comme les autres, et alors il sera prêt…'»


Mettant de l'avant un discours rassembleur, Obama se démarque également par sa volonté de dépasser les clivages partisans qui caractérisent depuis si longtemps la politique américaine. Le 5 janvier 2008, il parle de son rêve de former une grande coalition: «Je pense que de très nombreux républicains - et certainement des indépendants - qui ont perdu confiance en leur gouvernement estiment que plus personne ne les écoute, qu'ils croulent sous le coût croissant des soins médicaux et de l'éducation supérieure, et ne croient plus à ce que disent les politiques. Or nous pouvons attirer ces indépendants et certains républicains dans une coalition qui marche, une majorité qui marche en faveur du changement.»


S'il remporte certains succès au début de l'année 2008, comme le caucus en Iowa et les primaires en Caroline du sud, c'est vraiment sa victoire lors du Super Tuesday qui lui permet de se positionner en tant que meneur dans la course à l'investiture démocrate. Sa côte popularité atteint des sommets alors que les comparaisons flatteuses se multiplient : quand ce n'est pas le «Michael Jordan de la politique», on le dépeint comme le «JFK noir». Son aura transcende même les frontières des États-Unis. En effet, les adeptes d'Obama se multiplient d'un bout à l'autre du monde, du Nigeria au Japon en passant par le Mexique, et même au sein de l'establishment libéral québécois. (10)


Le quotidien The Gazette révèle en effet que l'influent libéral John Parisella a récemment fait du porte-à-porte pour la campagne d'Obama au New Hampshire. Parisella, qui a été directeur général du Parti libéral du Québec (PLQ) et chef de cabinet du premier ministre Robert Bourassa, est est aujourd'hui président de l'agence de publicité BCP, membre ad hoc de l'exécutif du PLQ et conseiller spécial auprès de Jean Charest. Quand Parisella évoque Obama, il en parle avec la plus grande des passions. «Il représente l'espoir et il représente une façon de faire les choses différemment et on le croit d'une façon ou d'une autre», dit-il. «C'est comme être en amour. Quand on le voit, on cesse de respirer.» (11)


L'ampleur de l'«Obamania» commence même à susciter un malaise chez certains commentateurs politiques américains. «La campagne d'Obama tend à ressembler dangereusement à un culte de la personnalité», s'inquiète Paul Krugman dans le New York Times. (12) Pendant ce temps, rien ne semble pouvoir arrêter l'ascension d'Obama, qui vogue de succès en succès. Le 19 février, Obama remporte les primaires du Wisconsin et d'Hawaï, ce qui constitue sa dixième et sa onzième victoire consécutives depuis le Super Tuesday. À ce moment-là, Obama compte une centaine de délégués de plus que sa rivale Clinton (1374 contre 1275).


Il est dès lors devenu clair que la campagne de Clinton est sérieusement en péril. Mais la combative sénatrice est encore loin de s'avouer vaincue. Lors de divers débats télévisés, les deux candidats vedettes du Parti démocrate croisent le fer sur la guerre en Irak, leurs plans respectifs relativement à la couverture médicale et leurs positions sur l'Accord de libre-échange Nord-Américain (ALENA) entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, en vigueur depuis 1994. Aux États-Unis, plus les craintes de récession s'accentuent, plus le vent du protectionnisme souffle fort. C'est pourquoi tant Obama que Clinton jouent à celui qui se distancera le plus de l'ALENA.


Ainsi, l'équipe d'Obama ne manque pas une occasion d'associer Clinton à l'ALENA, en disant notamment que la sénatrice new-yorkaise s'était toujours montrée favorable envers cet accord et qu'elle n'a changé son fusil d'épaule seulement depuis qu'elle est en campagne pour l'investiture démocrate. Il est vrai que dans son autobiographie intitulée «Mon Histoire», la sénatrice avait élevée la ratification de l'ALENA, en 1993, au rang de «succès» de la présidence de son mari Bill Clinton. (13)


Toujours est-il que la sénatrice Clinton dit aujourd'hui avoir l'intention d'«améliorer» l'ALENA et même de mettre la pédale douce sur le commerce extérieur dès novembre prochain, le temps de «revoir systématiquement tous les accords commerciaux pour vérifier qu'ils sont bénéfiques pour les travailleurs américains». De son côté, Obama s'engage à adopter une «Loi des employeurs patriotes» pour pénaliser les délocalisations d'entreprises. «Je ne signerai aucun accord commercial (...) qui ne comporte pas de protections pour notre environnement et pour les travailleurs américains», promet-il.


La rhétorique protectionniste s'amplifie au fur et à mesure que s'approche les primaires de l'Ohio, qui se tiennent le 4 mars 2008. Cela s'explique par le fait que la perte de 200 000 emplois dans le secteur manufacturier de l'Ohio depuis l'an 2000 est attribuée, à tort ou à raison, aux effets pervers de l'ALENA. En plus de l'Ohio, les démocrates tiennent également leurs primaires au Texas, au Vermont et à Rhode Island, ce qui incite certains observateurs à parler d'un «mini Super Tuesday». En tout, 260 délégués sont en jeu, dont 141 dans l'Ohio et 193 au Texas, lors de cette journée qui pourrait bien s'avérer être fatidique pour la campagne de Clinton.


Compte-tenu de sa situation précaire, la sénatrice se doit de faire bonne figure en Ohio comme au Texas. Il en va de l'avenir même de sa campagne, reconnaît l'ex-président Bill Clinton, qui est très impliqué à soutenir les efforts de son épouse dans la course à l'investiture. Or, même si l'Ohio est un État où la sénatrice est sensée jouir d'une base solide, la partie n'est pas gagnée d'avance. Si les sondages de cet État lui accorde une avance de quelques points ou la place au coude-à-coude avec Obama, la tendance est que Clinton ne cesse de perdre du terrain dans les intentions de vote en Ohio comme ailleurs aux États-Unis depuis sa défaite au Super Tuesday. (14)


C'est peut-être pourquoi tous les espoirs semblent permis dans le camp d'Obama. À en croire le New York Times, en dépensant près de deux fois plus d'argent que sa rivale en publicité électorale sur les réseaux télévisés de l'Ohio et du Texas, Obama chercherait ni plus ni moins qu'à assener le coup de grâce à la campagne de Clinton. Ainsi, pour le seul mois de février, l'achat de temps d'antenne dans ces deux États totalise 15.3 millions$ pour la campagne d'Obama, contre 8 millions$ pour le camp de Clinton. (15)

La rhétorique électoraliste mise à nu


Le 26 février, lors d'un débat télévisé tenu à Cleveland, en Ohio, Clinton décide de mettre le paquet. La candidate va jusqu'à prétendre que si elle est élue présidente, son administration aurait recours à la clause de l'ALENA permettant à tout pays signataire de se retirer du traité en cas de refus de la part du Canada ou du Mexique de renégocier l'entente. Question de ne pas être en reste, Obama se dit quant à lui prêt à «utiliser le marteau d'un potentiel désengagement comme effet de levier pour nous assurer que les normes au niveau du travail et de l'environnement soient renforcées».


À Ottawa, cette soudaine surenchère de déclarations anti-ALENA ne passe pas inaperçue. Soixante-quinze pour cent des exportations canadiennes étant destinées au marché américain, il pourrait difficilement en être autrement. Aussi, la réaction du gouvernement Harper face aux prises de position des candidats démocrates ne se fait pas attendre.


Le lendemain du débat Clinton-Obama, le ministre du Commerce international, David Emerson, rappelle aux deux candidats démocrates que le Canada est le principal fournisseur d'énergie aux États-Unis, ajoutant au passage que l'ALENA garanti à leur pays un accès avantageux au pétrole canadien. (16) Le ministre Emerson souligne également que toute renégociation du traité ne se ferait pas à sens unique, le Canada ayant lui aussi sa propre liste de récriminations à faire valoir. De son côté, le critique libéral en matière de Finances, John McCallum, affirme que le retrait des États-Unis de l'ALENA serait «un désastre pour le Canada».


La même journée, un reportage du réseau Canadian Television (CTV), basé sur une source anonyme, allègue qu'un membre de l'équipe d'Obama aurait téléphoné à l'ambassadeur du Canada aux États-Unis, Michael Wilson, pour l'avertir que le sénateur de l'Illinois avait l'intention de s'en prendre à l'ALENA lors des primaires. (17) Selon le reportage, qui a été préparé par le bureau de CTV à Washington, le but de l'appel aurait consisté à rassurer les autorités canadiennes en les invitant à ne voir dans les positions anti-ALENA d'Obama qu'une forme de rhétorique électorale.


Selon la source, l'équipe de Clinton aurait livré le même type de message à Ottawa, ce qui est vite démenti par un porte-parole de la sénatrice. Quant à l'équipe d'Obama, l'un de ses porte-paroles ne nie pas l'existence de contacts avec du personnel diplomatique canadien, mais s'empresse toutefois de préciser que «le sénateur Obama ne fait pas de promesses qu'il n'a pas l'intention de tenir». (18) De son côté, l'ambassade canadienne dément formellement par voie de communiqué avoir été contacté par téléphone par quelque membre que ce soit de quelque équipe électorale que ce soit pour discuter de l'ALENA.


Chose certaine, le premier ministre Harper lui-même ne semble pas prendre très au sérieux ces menaces que font planer les candidats démocrates sur l'ALENA. Le 28 février, lors de la période des questions à la Chambre des communes, Harper affirme qu'il a «appris à accueillir avec un certain scepticisme les propos de politiciens de l'opposition concernant des accords de libre-échange durant des campagnes électorales». (19) Le chef conservateur fait ensuite référence à l'engagement qu'avait pris Jean Chrétien lors des élections générales d'octobre 1993. «Nous nous souvenons tous de la promesse des libéraux d'il y a une quinzaine d'années: ils voulaient déchirer l'ALENA», rappelle-t-il. Évidemment, une fois au pouvoir, il n'en fut rien.


Maintenant que toutes les parties impliquées démentent l'ensemble des allégations contenues dans son premier reportage, CTV met de l'avant une nouvelle version de l'affaire dans un autre reportage diffusé le 29 février. (20) Cette fois-ci, CTV allègue qu'un important conseiller économique de l'équipe d'Obama, Austan Goolsbee, aurait discuté de l'ALENA avec le consul canadien à Chicago, Georges Rioux, plus tôt en février.


Contacté par CTV, Goolsbee, qui enseigne l'économie à l'Université de Chicago, refuse de dire si cette discussion a vraiment eu lieu et invite plutôt le réseau télévisé à adresser ses questions au quartier général de la campagne d'Obama. Toutefois, malgré l'insistance des reporters de CTV, personne parmi la vaste équipe d'Obama ne daigne répondre à leurs questions.


Par ailleurs, CTV affirme aussi qu'une source placée au plus haut niveau du gouvernement canadien a reconfirmée qu'un membre de l'équipe d'Obama avait bien logé un appel à l'ambassade canadienne. Le reportage indique également qu'un membre important de l'ambassade canadienne a offert davantage de précisions à CTV au sujet dudit appel téléphonique... avant de faire ensuite marche arrière, en suggérant qu'il s'agissait peut-être là d'un malentendu.


Le sénateur républicain de l'Arizona John McCain est le premier aspirant à la Maison Blanche à se servir de ces allégations à des fins partisanes. McCain, qui est alors le meneur dans la course à l'investiture républicaine, déclare ceci: «Je ne crois pas qu'il est approprié d'aller en Ohio et de dire une chose aux gens pendant que votre assistant appelle l'ambassadeur canadien et lui dit quelque chose d'autre».


La même journée, une source proche du bureau du premier ministre du Canada confie au réseau américain ABC que l'ambassadeur Wilson aurait exagéré l'importance de l'échange survenu entre Goolsbee et Rioux lors d'une conversation avec le chef de cabinet du premier ministre Harper, Ian Brodie, un ancien professeur de sciences politiques de l'Université de Western Ontario. (21) Le reportage d'ABC identifie même Brodie comme étant la fameuse source qui aurait coulé cette histoire au réseau CTV. Ces nouvelles allégations suscitent de nouvelles réactions, et ce, tant sur la scène politique américaine que canadienne.


D'abord, McCain suggère que les attaques anti-ALENA des démocrates pourraient avoir un impact sur l'engagement canadien en Afghanistan, en disant que «toutes ces choses sont interreliées». De son côté, le directeur des communications de la campagne de Clinton, Howard Wolfson, demande à ce qu'Obama dise si des membres de son équipe ont vraiment rassuré le gouvernement canadien au sujet de l'ALENA. Le porte-parole d'Obama, Bill Burton, réplique en disant que le seul volte-face qui est survenu relativement à l'ALENA provient de la sénatrice Clinton.

Si Obama ne peut plus continuer d'ignorer cette controverse, il choisi d'abord de se cacher derrière le communiqué de l'ambassade canadienne. «Le gouvernement canadien a émis une déclaration disant que ce n'était pas vrai, alors je ne sais pas quelles sont les sources», affirme le candidat à l'investiture démocrate. Lors de son passage àWKYC-TV, en Ohio, Obama affirme sur un ton défensif qu'il n'a pas à apporter d'éclaircissements sur sa position concernant l'ALENA : «Je n'ai pas à la clarifier. L'ambassade canadienne l'a déjà fait en disant que l'histoire n'était pas vraie. Notre bureau a dit que l'histoire n'était pas vraie. Je pense que c'est important que vos auditeurs sachent que ce n'est pas vrai.» (22) 


De son côté, Goolsbee nie pour la première fois les propos qui lui sont attribués par le reportage de CTV. «Cette histoire est totalement inexacte. Je n'ai pas appelé ces gens», se défend-il au cours d'un bref entretien avec Jason Horowitz, du New York Observer, toujours le 29 février. (23)


Au Canada, la porte-parole du premier ministre Harper, Sandra Buckler, affirme que «Ian Brodie ne se souvient pas d'avoir discuté de cette question». (24) (On notera avec intérêt qu'il existe une différence entre nier quelque chose et ne pas s'en rappeler.) Buckler rappelle aussi le démenti émis par l'ambassade canadienne à Washington. Toutefois, ce n'est plus l'ambassadeur Wilson mais bien le consul canadien de Chicago qui est désormais sur la sellette.


Chez l'opposition, Leslie Swartman, la directrice des communications du chef libéral Stéphane Dion, voit dans cette affaire une preuve d'ingérence des conservateurs dans la campagne américaine.
«Le comble, c'est qu'ils se mettent à blâmer l'ambassadeur d'avoir exagéré», dit-elle. «C'est fou de voir jusqu'où ils sont prêts à aller pour s'assurer de l'élection d'un Républicain.» Le critique libéral des Affaires étrangères, Bob Rae, abonde dans le même sens. «C'est l'Internationale républicaine en action», affirme Rae, un ancien leader néo-démocrate qui fut premier ministre de l'Ontario entre 1990 et 1995. «Le gouvernement Harper est tellement idéologique et lié aux Républicains qu'il utiliserait n'importe quelle opportunité pour nuire à la campagne d'Obama», croit-il.


Puis, le 2 mars, soit à seulement deux jours du «mini Super Tuesday», l'affaire connaît un nouveau rebondissement lorsque l'agence Associated Press dévoile des extraits d'un mémo se voulant un compte-rendu de la discussion que le consul Rioux a eu avec Goolsbee le 8 février dernier. (25) Selon des sources gouvernementales, le mémo avait initialement été envoyé par courriel à cent vingt employés du fédéral. (26)


L'auteur dudit mémo écrit notamment que Goolsbee «a eu la franchise de dire que le focus des primaires portait nécessairement sur les affaires domestiques, particulièrement dans le Mid-West, et que la plupart de la rhétorique qui pourrait être perçu comme étant protectionniste reflète davantage une manoeuvre politique plutôt qu'une politique». Un autre extrait : «Prenant note de l'anxiété parmi le public américain à propos des perspectives économiques des États-Unis, Goolsbee a admis candidement l'émergence d'un sentiment protectionniste. Il a averti que ce message ne devait pas être pris hors contexte et devait être davantage perçu comme un positionnement politique plutôt qu'une articulation claire de plans politiques.»


Appelé à réagir au contenu du mémo, Goolsbee déclare que son auteur, Joseph DeMora, un employé du consulat, a déformé ses paroles. «Cette chose à propos d'un 'positionnement politique plutôt qu'une articulation claire de plans politiques', ce sont les mots de ce gars-là», dit Goolsbee au sujet de DeMora. «Il ne me cite pas», insiste-t-il. «Je n'ai certainement pas utilisé cette phrase en aucune façon.»


Goolsbee estime que peut-être seulement deux ou trois minutes furent consacrées à discuter de l'ALENA lors de cette rencontre qui totalisa environ quarante minutes. Il reconnaît avoir indiqué au consul canadien qu'Obama n'est pas un protectionniste mais qu'il est plutôt à la recherche d'un équilibre entre les politiques de libre-échange et les difficultés économiques que connaissent les travailleurs américains. Cependant, Goolsbee affirme maintenant que cet énoncé ne faisait aucunement référence à l'ALENA.


Notons cependant que le conseiller économique d'Obama ne rejette pas le mémo dans sa totalité. Selon Goolsbee, l'extrait qui suit est authentique et compatible avec la position d'Obama: «Sur l'ALENA, Goolsbee suggère qu'Obama est moins porté à changer fondamentalement l'accord et plus en faveur de renforcer/clarifier le langage à propos de la mobilité de la main-d'oeuvre et de l'environnement et de tenter de veiller à ce que ceux-ci deviennent des principes qui soient au coeur de l'accord.»


Le problème, c'est que si la position réelle d'Obama se résume à «clarifier le langage» de l'ALENA, cela contraste quelque peu avec ses déclarations publiques dans lesquelles il se disait prêt à menacer de désengager les États-Unis pour forcer la main du Canada et du Mexique à renégocier l'accord. En d'autres mots, l'allégation voulant qu'Obama tiendrait un double discours au sujet de l'ALENA ne serait donc pas totalement dénuée de fondement.


Aussi subtile soit-elle, une telle nuance demeure susceptible de jeter un doute sur la sincérité d'Obama quant à ses prises de position concernant l'ALENA. Évidemment, nous n'avons pas affaire ici à un scandale particulièrement spectaculaire et les américains en ont vu d'autres à ce chapitre. Il n'en demeure pas moins qu'une affaire pareille peut facilement entacher l'image d'un politicien comme Obama qui décida de faire de l'éthique en politique l'une de ces marques de commerce.


Les retombées de cette affaire dans la course à l'investiture démocrate sont loin d'être insignifiantes. Dans ce type de campagne où le salissage mutuel se substitue souvent aux débats de fond, il n'est nullement nécessaire de faire la preuve que les allégations qui sont lancées de part et d'autres soient solides comme du béton pour qu'elles réussissent à causer des dommages politiques à l'adversaire. Il suffit juste de soulever un doute dans la tête d'un nombre suffisant d'électeurs, et le mal est fait. Avec la fuite du mémo du consulat de Chicago, le sénateur Obama a l'air du politicien opportuniste typique qui tient un double discours. Pour la première fois, Obama perd son assurance et l'électorat américain le voit sur la défensive.


C'est d'ailleurs sans doute parce qu'ils réalisent trop bien l'enjeu de toute cette affaire que certains membres de l'équipe d'Obama perdent leur sang-froid au point de fabriquer une véritable histoire à dormir debout dans l'espoir d'éviter que ne s'éveillent des soupçons de duplicité à l'égard du sénateur de l'Illinois. Ainsi, l'équipe d'Obama, qui se contentait jusqu'alors de tout nier en bloc, reconnaît maintenant, par la bouche de son directeur de campagne, David Plouffe, que Goolsbee a bien rencontré le consul Rioux. Mais Plouffe ajoute aussitôt que leur conversation était tout ce qu'il y a de plus informel, en prétendant à qui veut bien l'entendre que Goolsbee s'est exprimé seulement à titre de prof d'université, et non pas en tant que conseiller économique du candidat Obama. (27)


Mais cette position souffre d'entrée de jeu de sérieux problèmes de crédibilité. D'abord, s'il s'agissait vraiment d'une petite jasette sans conséquence entre un prof et un diplomate, alors on s'explique mal pourquoi l'équipe d'Obama ne l'a pas dit dès le début au lieu d'attendre que des extraits du compte-rendu de la rencontre soient coulés sur le fil de presse des médias nord-américains. Mais ce n'est pas tout. Non seulement le principal intéressé, c'est-à-dire Goolsbee lui-même, n'a-t-il pas soulevé ce moyen de défense, mais en plus, en identifiant quel passage du mémo reflétait la position d'Obama sur l'ALENA, ce qui revient donc à s'exprimer au nom du candidat à l'investiture démocrate, le conseiller économique invalide totalement l'explication déjà boiteuse que le directeur de campagne a cherché à mettre de l'avant.


Puis
, comme si la situation n'était pas suffisamment confuse, le sénateur Obama affirme quant à lui ne voir aucune contradiction entre ses propres positions sur l'ALENA et le texte du mémo que Goolsbee rejette pourtant en bonne partie. «L'ambassade canadienne a confirmé qu'il a dit exactement ce que j'ai dit durant la campagne, qui est que je crois dans les échanges commerciaux, mais qu'il est important pour nous d'avoir des normes en matière de travail et d'environnement qui soient exécutoires», déclare le candidat à l'investiture démocrate. (28)


Bien entendu, l'équipe d'Obama dénonce aussi l'exploitation éhontée que fait sa rivale de cette controverse. «Mme Clinton sait très bien qu'elle ne dit pas la vérité, et que sa déformation des faits évidente fait partie de la stratégie avouée de son équipe visant à jeter tout ce qui leur tombe sous la main contre M. Obama aux derniers jours de la campagne», affirme le porte-parole d'Obama, Bill Burton.


Il reste que l'équipe d'Obama est en partie responsable de la situation pour le moins inconfortable dans laquelle se trouve le sénateur de l'Illinois. En choisissant initialement de se réfugier dans le déni complet, Obama et son équipe n'ont fait qu'empirer leur cas. Puis, une fois pris en défaut, l'équipe d'Obama s'enfonce encore plus profondément dans le mensonge et la duperie, un réflexe classique chez des hommes politiques dénués de scrupules. En agissant ainsi, l'équipe du candidat à l'investiture n'a fait qu'apporter davantage d'eau au moulin de leurs détracteurs qui s'en donnent évidemment à coeur joie, en accusant Obama de chercher à induire en erreur le peuple américain, et plus particulièrement l'électorat de l'Ohio.


Ottawa vs Obama


Sources:


(6) Les super délégués sont des élus et dignitaires du parti qui jouissent de la liberté de voter comme bon leur semble lors de la convention.

(7) L'Express, n°2950, «Qui est Barack Obama?», Philippe Coste, 17 janvier 2008.

(8) Courrier international, n° 897, «Obama et le rêve du consensus», 10 au 16 janvier 2008, p. 10.

(9) http://www.liberation.fr/actualite/monde/301902.FR.php

(10) http://www.afrik.com/article13951.html

(11) The Gazette, «Charest adviser knocks on doors to help Obama», Kevin Dougherty, January 8, 2008, p. A3.

(12) Le Figaro, «Intouchable Obama», Philippe Gélie, 22 février 2008.

(13) Agence France-Presse, «Clinton et Obama jouent à qui se distancera le plus de l'ALENA»,
Charlotte Raab, 25 février 2008.

(14) Agence France-Presse, «Le débat dégénère entre Clinton et Obama», Alain Jean-Robert, 25 février 2008.

(15) The New York Times, «Spending heavily, Obama attempts knockout blow», Adam Nagourney, March 2, 2008.

(16) La Presse Canadienne, «ALENA : Emerson répond à Clinton et Obama», Julian Beltrame, 27 février 2008.

(17) http://www.ctv.ca/servlet/ArticleNews/story/CTVNews/20080227/dems_nafta_080227/20080227/

(18) Associated Press, «Fact Check: Obama Denies Report on Trade», Nedra Pickler, February 28, 2008.

(19) http://www2.parl.gc.ca/HousePublications/Publication.aspx?Mode=1&Parl=39&Ses=2&DocId=3312029&Language=F

(20) http://www.ctv.ca/servlet/ArticleNews/story/CTVNews/20080228/turkey_Gates_080228/20080229?hub=TopStories

(21) http://www.abcnews.go.com/Politics/Vote2008/story?id=4365922&page=1

(22) The New York Times, «Memo Gives Canada's Account of Obama Campaign's Meeting on Nafta», Michael Luo, March 4, 2008.

(23) htp://www.observer.com/2008/goolsbee-denies-canadian-nafta-story

(24) The Canadian Press, «Liberals accuse Tories of undermining Obama with leak on NAFTA talks», Beth Gorham, February 29 2008.

(25) Associated Press, «Obama Adviser Denies Trade Remarks», Nedra Pickler, March 2, 2008.

(26) Le Devoir, «Fuite sur l'ALENA: le bureau de Harper est pointé», Alec Castonguay, 7 mars 2008, p. A1.

(27) thehill.com/leading-the-news/ obama-on-defense-over-canada-memo-on-nafta-2008-03-03.html

(28) http://politicalticker.blogs.cnn.com/2008/03/03/obama-camp-downplays-conversation-with-canada/


Publié dans ALENAgate

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