La police montée contre les libéraux ?
L'enquête de la GRC sur les fiducies de revenu provoqua tout une polémique au Canada anglais qui n'a pas pratiquement pas eu d'échos chez les médias francophones québécois. Le leader syndical Buzz Hargrove fut l'une des premières personnalités qui critiqua publiquement la conduite de la GRC dans cette affaire. Président des Travailleurs Canadiens de l'Automobile (TCA) depuis 1992, Hargrove avait appelé à voter en faveur des libéraux dans toutes les circonscriptions où le candidat du NPD n'avait aucune chance de l'emporter
Lors d'une émission à la radio de CBC, Hargrove déclara que la façon d'agir de la GRC dans le dossier des fiducies revenu n'avait pas été "appropriée" puisqu'elle avait offert un avantage "injuste" à l'opposition. "Le seul moment où les sondages ont bougé durant les trois ou quatre derniers jours fut lorsque la GRC annonça qu'elle allait mener une enquête", déplora Hargrove. (72)
"La GRC n'est pas stupide", déclara Buzz Hargrove. "Ils savent que lorsqu'ils lancent une enquête en pleine campagne électorale, il va y avoir un impact." En fait, le principal reproche du chef syndical se situait au niveau de la médiatisation de l'enquête. "Je crois que l'enquête, si elle était appropriée, aurait dû être menée sans en faire une nouvelle importante", estima Hargrove. Selon lui, la GRC aurait dû attendre après les élections avant de révéler l'existence de son enquête. "Qu'est-ce qu'il y aurait eu de mal à l'annoncer trois semaines plus tard ?, demanda-t-il. "Cela n'aurait rien changé."
Le chroniqueur politique vétéran Don MacPherson du quotidien The Gazette critiqua sévèrement la conduite de la GRC. "Il reste à voir si la GRC se montrera à la hauteur de son credo et qu'elle attrapera son homme dans l'affaire des fiducies de revenu," écrivit MacPherson.(73) "Mais la GRC pourrait déjà avoir attrapé son gouvernement", continua-t-il, en faisant bien sûr allusion au gouvernement Martin. "Il y a quelque chose qui pue ici, et ce ne sont pas les chevaux du fameux carrousel", ajouta le chroniqueur, un brin irrévérencieux.
"Vous n'avez pas à être un libéral endurci pour vous demander ce que diable la GRC pensait qu'elle faisait en annonçant une enquête criminelle pendant une campagne électorale", écrivit Jeffrey Simpson, chroniqueur au Globe and Mail. (74) "Ce que la GRC a fait est inexplicable et anormal. Des amis informés qui connaissent bien les normes de la GRC sont déconcertés. Ils n'ont jamais vu quelque chose comme ça auparavant", continua Simpson. "Selon des sources qui sont familières avec ces questions, les pratiques normales de la GRC consistent à accuser réception de la lettre, remercier l'expéditeur et se la boucler."
"Habituellement, nous apprenons l'existence d'une enquête seulement lorsqu'il y a des descentes, des saisies et des arrestations, autorisées avec des mandats émis par un juge", nota Don MacPherson. "Il y a de bonnes raisons pour cela. L'une d'elle est de protéger les réputations de personnes qui sont considérées comme étant innocentes jusqu'à preuve du contraire dans le système judiciaire. Une autre est d'éviter de mettre en péril l'enquête elle-même en donnant un tuyau aux criminels leur permettant ainsi de dissimuler ou de détruire des preuves, de fabriquer des alibis, d'intimider des témoins et ainsi de suite."
Donald Black abonda dans le même sens. Personnalité influente du milieu des affaires de Regina, Black est un ami personnel de Goodale depuis vingt ans. Black est aussi l'un des membres du comité exécutif de l'Association canadienne des courtiers en valeurs mobilières qui était présent lors de la rencontre controversée avec le ministre Goodale le matin du 23 novembre. "Nous avons vu la GRC annoncer publiquement qu'elle menait une enquête. Je trouve ça très intéressant. Si jamais ils enquêtent sur moi, j'espère qu'ils l'annonceront publiquement, comme ça j'aurai le temps de brouiller les pistes", lança-t-il sarcastiquement sur CTV. (75)
Les responsables du site web StockHouse.ca jetèrent eux aussi un doute sur la manière dont la GRC s'y prenait dans l'affaire des fiducies de revenu. On se rappellera que le réseau CTV avait allégué, plus tôt en décembre, que deux messages mis en ligne sur le forum de discussion du site quelques heures avant que Goodale ne fasse connaître sa décision quant aux fiducies de revenu ressemblaient drôlement à l'annonce que le ministre des Finances s'apprêtait à faire. Cette révélation tomba quelque peu dans l'oubli jusqu'au 5 janvier, jour où l'entreprise Stockgroup Information Systems Inc., qui est propriétaire du site web StockHouse.ca, cru bon de diffuser un communiqué de presse dans lequel elle révéla que la GRC n'avait toujours pas prit contact avec elle. (76)
Voilà qui était plutôt curieux de la part d'un corps policier qui avait alerté le pays tout entier pour faire savoir qu'elle avait lancé une enquête sur "un bris de sécurité ainsi qu'un transfert illégal d'information privilégiée." "Si la GRC enquête là-dessus, alors nous sommes surpris qu'ils n'ont pas tenté de parler aux gens qui communiquèrent cette information à l'avance via notre site", affirma au Globe and Mail Bruce Nunn, le vice-président au marketing de Stockgroup. (77) Nunn précisa que la compagnie n'avait pas l'habitude de divulguer l'identité de ceux qui participent au forum mais qu'elle se pliera à une ordonnance émise par un tribunal le cas échéant.
Bien entendu, la GRC ne pouvait rester silencieuse face à des critiques de plus persistantes qui risquaient de mettre à mal son image auprès de la population. Question de ne pas donner le dernier mot à ses détracteurs, la Gendarmerie lança donc une contre-offensive sur le front des relations-publiques. Le sergent Paul Marsh, porte-parole du quartier général de la GRC, à Ottawa, se chargea de défendre les actions de la Gendarmerie dans l'affaire des fiducies de revenu.
"Si nous commençons à choisir le moment de nos enquêtes ou si nous retardons nos enquêtes en fonction de considérations politiques, alors nous devenons nous-mêmes politisés, et ce n'est pas ce que nous voulons", déclara le Sgt Marsh lors d'un entretien avec La Presse Canadienne. (78) Voilà qui allait de soit. Mais là n'était pas la question : la principale critique adressée à la GRC, faut-il le rappeler, était d'avoir fait en sorte que l'existence de son enquête soit connue du public.
D'ailleurs, il n'est pas inutile de noter ici que la conduite de la GRC contrastait avec celle de la Commission des valeurs mobilières de l'Ontario et la Securites and Exchange Commission, deux organismes jouant le rôle de chien de garde des marchés financiers nord-américains qui avaient reçut tous deux des demandes d'enquête relativement à l'affaire des fiducies de revenu. En effet, aucun de ces deux organismes n'avaient voulut confirmer ou nier l'existence d'une enquête au sujet des volumes de transaction suspects qui précédèrent l'annonce du ministre Goodale. (79)
Le Sgt Marsh a donc dû essayer d'expliquer pourquoi la GRC n'en avait pas fait autant. "Nos pratiques normales sont de ne pas identifier qui ou quoi pourrait faire ou ne pas faire l'objet d'une enquête criminelle", reconnu le porte-parole de la GRC. Mais le Sgt Marsh rappela que c'était la députée Wasylycia-Leis qui avait prit l'initiative de révéler l'existence de l'enquête policière dans l'affaire des fiducies de revenu. "Le NPD a contacté les médias de manière proactive le 28 (décembre)", expliqua le policier.
"Une des pratiques habituelles de la GRC, d'un point de vue des relations médiatiques, est de confirmer l'évidence", ajouta-t-il. Le porte-parole de la GRC précisa par ailleurs que si Wasylycia-Leis n'avait pas rendu publique la lettre du commissaire Zaccardelli, alors la GRC se serait abstenu de contacter les médias à ce sujet. En d'autres mots, la GRC prétendait, à qui voulait bien l'entendre : ce n'est pas de notre faute, c'est celle du NPD ! Comme c'est commode de pouvoir se cacher derrière une politicienne de l'opposition pour ne pas avoir à répondre de ses actes !
Récapitulons : en écrivant à Wasylycia-Leis pour l'informer qu'une enquête criminelle allait être entreprise sur l'affaire des fiducies de revenu, le commissaire Zaccardelli se trouvait à fournir des munitions à une politicienne de l'opposition en pleine campagne électorale. Et maintenant, il faudrait croire que la possibilité que cette politicienne se servent de munitions aussi redoutables contre ses adversaires libéraux n'aurait jamais effleurée l'esprit à un officier vétéran de la GRC comme Zaccardelli qui, de part ses fonctions, était vraisemblablement fort bien initié aux rouages de la politique politicienne ? La GRC cherchait-elle à jouer les imbéciles ou prenait-elle plutôt le peuple pour une bande d'abrutis ?
Lors d'un entretien avec un journaliste du Globe and Mail, le Sgt Marsh plaida qu'il n'y avait rien d'inhabituel pour la GRC d'informer un plaignant d'un changement significatif dans l'évolution du dossier. Cette explication fut toutefois accueillit avec scepticisme par le chroniqueur MacPherson, qui décrivit, sur un ton des plus sarcastiques, comment la lettre de Zaccardelli à Wasylycia-Leis s'apparentait à un débordement de courtoisie de la part du commissaire de la GRC.
"C'était particulièrement aimable puisque Wasylycia-Leis n'était pas plus une victime que n'importe quel investisseur canadien et n'avait pas plus d'information à sa disposition sur un crime possible outre ce que quiconque, incluant la GRC, pouvait avoir lu dans les journaux", nota-t-il. "Encore plus aimable, la lettre de Zaccardelli n'indique pas qu'elle est confidentielle, ni ne demande à Wasylycia-Leis, une candidate néo-démocrate se présentant pour sa réélection, de ne pas divulguer l'information politique explosive quelle contient."
Réalisant probablement que son argument consistant à mettre la responsabilité sur le compte du NPD se heurtait à un certaine incrédulité, le porte-parole de la GRC changea subtilement son fusil d'épaule. Désormais, il adopta la ligne suivante : à quoi bon de garder secrète une enquête qui, de toute façon, aurait été impossible à cacher des médias et aurait finit par être connue du grand public ? Selon le Sgt Marsh, en temps normal, il aurait été possible de déclencher une enquête criminelle sans faire du bruit. Mais en période électorale, les choses se présentaient différemment.
Dès la fin de novembre, le NPD avait rendu publique l'existence de sa plainte écrite, suite à quoi les journalistes se mirent à téléphoner quotidiennement au quartier général de la GRC pour savoir s'il y avait du nouveau dans ce dossier. Avant que la GRC ne décide de lancer une enquête criminelle, les relationnistes du corps policier fédéral eurent beau jeu de répondre aux journalistes que, non, il n'y avait rien de nouveau. Mais, selon le Sgt Marsh, une fois que fut prise la décision de lancer une enquête criminelle en bonne et due forme, la GRC pouvait difficilement répondre aux journalistes qu'elle ne ferait plus aucun commentaire, tel que le veut la norme lorsqu'une enquête est en cours, sans mettre la puce à l'oreille chez les membres de la presse.
Bref, ce n'était plus la faute au NPD. C'était maintenant la faute aux médias qui ne cessait de harceler cette pauvre Gendarmerie qui ne savait plus où donner de la tête ! Il restait que cette étrange explication avait de quoi laisser quelque peu perplexe. À première vue, on croirait entendre parler le représentant d'un modeste détachement de police de campagne qui n'avait pas l'habitude de traiter avec des journalistes aguerris des grands centres urbains. Pourtant, il s'agissait bien d'un porte-parole de la GRC, le plus important corps policier de tout le Canada.
Mais pourquoi donc la GRC s'était-elle senti obligée de dire aux journalistes qu'il n'y avait rien de nouveau relativement au dossier des fiducies des revenu alors qu'elle aurait pu s'abstenir de tout commentaire dès le début ? En répondant qu'il n'y avait rien de neuf, la GRC n'encourageait-elle pas indirectement les journalistes à rappeler de nouveau, au cas où il y aurait des développements ? Si elle s'en était tenu à sa pratique habituelle, qui consiste à refuser de discuter de plaintes faites par des membres du public, les journalistes auraient sans doute vite compris qu'ils n'arriveraient à rien en téléphonant jour après jour à la GRC.
Cet argument sur l'impossibilité d'assurer la confidentialité de l'enquête fut d'ailleurs repris par Norman Inskter, commissaire de la GRC de 1987 à 1994. Lors d'un entretien avec le Globe and Mail, Inskter fit valoir que la "machine à rumeurs de Bay Street" se serait rapidement emballée dès que les premiers enquêteurs fédéraux auraient commencés à rencontrer des courtiers en valeurs mobilières et d'autres acteurs des marchés financiers pour leur poser des questions sur l'affaire des fiducies de revenu.
Peut-être bien. Mais depuis quand la GRC se laisse-t-elle dicter sa conduite par la possibilité de rumeurs ? En fait, ce qui rendait cette explication particulièrement boiteuse, c'était qu'aucune enquête policière de ce monde ne peut être totalement à l'abri de fuites. Et lorsqu'une telle fuite survient, les relationnistes policiers n'ont qu'a déclarer qu'ils ne peuvent ni confirmer, ni infirmer l'existence de l'enquête, comme ils en ont d'ailleurs l'habitude.
Il était évident qu'il était hors du pouvoir de la GRC d'empêcher les rumeurs de courir. Cependant, il était tout aussi évident qu'une rumeur aura toujours moins de poids qu'une lettre officielle du commissaire de la GRC confirmant formellement l'existence d'une enquête criminelle. En fait, il devrait sembler évident qu'une rumeur d'enquête policière n'aurait jamais eu autant d'impact auprès de l'électorat, et ce, même si elle venait de Bay Street. Bref, sans la lettre de Zaccardelli, l'opposition aurait fait beaucoup moins de millage sur l'affaire des fiducies de revenu. Voyez-vous l'opposition demander la tête d'un ministre des Finances à cause d'une rumeur d'enquête policière ?
"Nous devons être indépendants et être perçus comme tel", plaida également le Sgt Marsh pour convaincre l'opinion publique du bien-fondé des agissements de la GRC. Or, si l'intention de la GRC était de projeter l'image d'un corps policier indépendant politiquement, force est de constater qu'elle échoua puisqu'elle n'échappa pas aux accusations de parti-pris. En fait, compte-tenu du contexte électoral de l'enquête sur l'affaire des fiducies de revenu, le mot "indépendant" résonnait davantage comme une volonté de se distancer du pouvoir libéral.
"Damned if you do, damned if you don't", déclara avec fatalisme Normand Inkster. En d'autres mots, quoi que fasse la GRC, elle sera toujours condamnée. C'était là oublié que la GRC contribua à son propre malheur par la manière plutôt discutable qu'elle prit pour gérer les communications entourant son enquête sur l'affaire des fiducies de revenu de même que la controverse qui s'ensuivit.
Et que serait-il arrivé si le commissaire Zaccardelli n'avait pas eu l'"amabilité" d'écrire à la députée Wasylycia-Leis pour l'informer qu'une enquête avait été lancée sur l'affaire des fiducies de revenu ? Dans le pire des scénarios, certains membres de l'opposition auraient peut-être accusés la GRC d'avoir caché l'existence de son enquête pour protéger politiquement les libéraux durant la campagne électorale. Mais la Gendarmerie s'en serait probablement tirée facilement. Elle n'aurait eu qu'à rappeler qu'il n'était pas dans ses habitudes de faire des déclarations publiques au sujet d'une enquête qui était encore en cours. La poussière serait sans doute vite retombée et la controverse n'aurait certainement pas fait aussi long feu que celle que cause Zaccardelli par ses indiscrétions avec la députée néo-démocrate.
Bref, avec des explications aussi peu convaincantes, il restait difficile de se débarrasser de l'impression que la médiatisation d'une enquête criminelle embarrassante au plus haut point pour les libéraux faisait l'affaire de la GRC. D'ailleurs, en parlant des libéraux, que disaient-ils de tout ceci ?
Sources :
(72) National Post, "RCMP should have waited, Hargrove says", Siri Agrell, January 3 2006.
(73) The Gazette, "Mountie probe seems fishy", Don MacPherson, January 10 2006, p. A21.
(74) The Globe and Mail, "The Mounties shouldn't horse around in this election", Jeffrey Simpson, January 6 2006, p. A15.
(75) CTV, "RCMP probes who was in 'income trust' loop", January 4 2006.
(76) http://www.allbusiness.com/crime-law-enforcement-corrections/law-police-forces/5190941-1.html
(77) The Globe and Mail, "No RCMP contact surprises on-line investor forum", Paul Waldie, January 6 2006.
(78) The Canadian Press, "RCMP says standard procedure followed in public handling of leak probe", Jim Bronskill, January 6 2006.
(79) The Globe and Mail, "U.S. authorities quietly examining income-trust case", Jeff Sallot, January 7 2006, p. A8.
Des libéraux qui répliquent