L'affaire des fiducies de revenu- Introduction
L'affaire des fiducies de revenu est un scandale à multiples facettes. Cette affaire des plus louches touche en effet à la politique fiscale, à la criminalité financière, à la corruption politique, et offre même en bonus une savoureuse intrigue politico-policière sur fond de campagne électorale. Bref, voilà exactement le type d'affaire compliquée à souhait dont se délecte le Bureau des Affaires Louches (BAL) !
L'AFFAIRE DES FIDUCIES DE REVENU c'est avant tout l'histoire d'un combine comptable complexe. Jusqu'à tout récemment, les grandes entreprises choisissant de se convertir en fiducie de revenu pouvaient éviter de payer de l'impôt sur leurs bénéfices, l'essentiel de ceux-ci étant redistribués à leurs actionnaires, appelés ici des fiduciaires. En fait, seul le détenteur de parts ou d'unités de fiducie était imposé sur les distributions.
L'évasion fiscale constitue donc la principale raison d'être des fiducies de revenu d'entreprises, permettant à celles-ci de contourner la double imposition sur les gains en capitaux tant décriée par le lobby de la haute finance.
L'AFFAIRE DES FIDUCIES DE REVENU c'est aussi l'histoire d'un phénomène boursier, surnommé «fiducie-manie». Après l'éclatement de la bulle des titres de haute technologie, au printemps de l'année 2000, les fiducies de revenu devinrent le secteur du marché des capitaux connaissant la plus forte croissance au Canada.
En l'espace de seulement six ans, le nombre et la valeur boursière des fiducies de revenu fut multipliée par vingt au Canada, atteignant 247 fiducies dont la valeur combinée s'éleva à près de 200 milliards de dollars. Outre les avantages fiscaux précités, ce succès s'expliquait aussi par la capacité des titres de fiducies de revenu à offrir des rendements très élevés aux investisseurs, souvent bien supérieurs à ceux des sociétés à capital-actions, et des rentrées d'argent mensuelles pour les épargnants à la recherche d'un revenu régulier.
L'AFFAIRE DES FIDUCIES DE REVENU c'est tout autant l'histoire d'un manque de volonté politique de s'attaquer à ce scandale permanent que représente l'évasion fiscale. Pendant des années, Ottawa préféra perdre des centaines de millions de dollars en recettes fiscales plutôt que de s'attaquer de front au problème des fiducies de revenu, qui n'a fait qu'empirer en conséquence de cette inaction. Jusqu'au jour où le gouvernement de Paul Martin afficha soudainement le désir de passer à l'action. Nous sommes alors en septembre 2005.
La «fiducie-manie» avait prit une telle ampleur qu'Ottawa s'était mis à craindre que la prolifération des fiducies de revenu d'entreprises ne devienne une menace potentielle pour la santé de l'économie canadienne. Car, en redistribuant l'essentiel leurs profits, les entreprises converties en fiducie se privaient des capitaux nécessaires au financement de leur croissance. Ainsi, les libéraux craignaient qu'une «fiduciarisation» de l'économie pourrait avoir pour effet de rendre le Canada moins compétitif sur le marché mondial.
Le ministre des Finances de l'époque, Ralph Goodale, annonça alors la tenue d'une consultation sur les fiducies de revenu, tandis qu'un moratoire sur les décisions anticipées du ministre du Revenu concernant les futures fiducies fut décrété. La possibilité de mettre fin à ces avantages fiscaux qui font tout le charme des fiducies fut alors ouvertement envisagée, ce qui provoqua une vague d'angoisse sur les marchés boursiers. Ainsi, en seulement deux jours, la valeur boursière des fiducies de revenu chuta brutalement de 9 milliards$.
Mais le marché n'avait pas encore dit son dernier mot...
L'AFFAIRE DES FIDUCIES DE REVENU c'est également l'histoire d'un scandale politico-financier qui marqua la plus récente campagne électorale fédérale. En fait, il n'est pas exagéré aujourd'hui de dire que ce scandale changea le cours de l'histoire politique canadienne, dans la mesure où l'enquête de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) sur cette affaire influa sur le résultat de scrutin du 23 janvier 2006, qui se solda par la victoire des conservateurs de Stephen Harper et par le départ des libéraux fédéraux.
Bien entendu, ce n'est pas d'hier que les scandales de corruption font et défont les gouvernements au Canada, et ce, tant sur la scène politique fédérale que provinciale.
Au Québec, on n'a qu'à penser à l'Union nationale de Maurice Duplessis, alias «Le Cheuf», qui, après avoir mené une campagne axée sur la lutte contre la corruption et le patronage, remporta les élections générales du 17 août 1936, délogeant ainsi le Parti libéral du Québec après pas moins de trente-neuf années de pouvoir. Sous Duplessis, qui effectua cinq mandats à la tête du gouvernement du Québec, le patronage changea tout simplement de couleur et les réformes promises furent vite oubliées.
Quarante ans plus tard, le Québec vivait un autre séisme politique d'envergure avec la victoire du Parti québécois de René Lévesque à l'occasion des élections générales du 15 novembre 1976. Encore une fois, ce sont des affaires de corruption politique qui contribuèrent à la défaite du gouvernement libéral dirigé cette fois-ci par Robert Bourassa.
Sur la scène fédérale, on se rappellera que l'orgie de nominations partisanes qui marquèrent la fin du règne du premier ministre libéral Pierre-Elliott Trudeau avaient choqué l'opinion publique canadienne et donné un bon coup de pouce à la campagne du Parti progressiste-conservateur de Brian Mulroney, qui, avec 211 sièges sur 282, remporta la plus importante majorité de toute l'histoire du Canada aux élections générales du 4 septembre 1984.
Toutefois, dans les mois qui suivirent leur arrivée au pouvoir, les conservateurs furent secoués par une série de scandales qui provoquèrent des démissions ministérielles en cascade. Les multiples affaires de corruption qui caractérisèrent le régime Mulroney furent d'ailleurs en partie responsable de la débâcle désastreuse que subirent les conservateurs aux élections générales du 25 octobre 1993, à la suite desquelles l'ancien parti au pouvoir se retrouva avec seulement deux sièges.
Succédant aux conservateurs, les libéraux de Jean Chrétien connurent eux aussi leur part de scandales (APEC 1997, Shawinigate, registre des armes à feu, etc). Même si Chrétien parvint à arracher une majorité lors de trois élections générales consécutives, les livres d'histoire risquent de retenir la responsabilité de son régime dans le scandale des commandites. Destiné à accroître la visibilité du fédéral au Québec suite aux résultats serrés du référendum de 1995, le programme de commandites avait aussi servit à récompenser de loyaux copains libéraux et à payer des militants «bénévoles» lors des campagnes électorales.
Bien que l'ombre des commandites plana au-dessus du successeur de Chrétien, Paul Martin, durant la majeure partie des deux années où celui-ci siégea comme premier ministre, ce n'est cependant pas cette affaire qui entraîna sa chute. D'ailleurs, après le dépôt du rapport dévastateur de la vérificatrice générale sur le programme des commandites, Martin réussissa à remporter, de justesse il est vrai, les élections générales du 28 juin 2004.
Lorsque l'opposition provoqua le déclenchement d'une nouvelle élection générale, à la fin de novembre 2005, le premier ministre Martin venait tout juste d'être exonéré par le juge John Gomery, qui avait présidé la commission d'enquête sur l'affaire des commandites. La stratégie de gestion du clan de Paul Martin, qui avait consisté à s'assurer à ce que le blâme pour l'affaire des commandites soit jeté sur le clan de Chrétien, semblait avoir porté fruit.
Certes, les libéraux perdirent quelques plumes au début de la campagne en raison des révélations sur les liens entre la firme Turbo Marketing, à qui le parti avait confié sa publicité électorale télévisée, et Groupaction Marketing, une des agences qui bénéficia largement du programme des commandites. Cependant, Paul Martin n'en continua pas moins à mener par une légère avance dans les intentions de vote.
En fait, le coup fatal qui acheva l'éphémère gouvernement Martin fut amené par l'affaire des fiducies de revenu. Voici comment c'est arrivé.
À quelques jours du déclenchement des élections, le ministre Goodale multiplia les largesses fiscales à l'égard des contribuables et des entreprises. Le 23 novembre 2005, Goodale annonça avoir décidé de mettre fin prématurément à sa consultation sur les fiducies de revenu et au moratoire visant celles-ci. Les libéraux renonçaient non seulement à imposer les fiducies de revenu, mais ils annoncèrent également une réduction de 32 pour cent à 21 pour cent du taux d’imposition sur les dividendes que versent les sociétés à capital-actions à leurs actionnaires.
Cette décision va évidemment avoir pour effet de propulser la valeur boursière des fiducies de revenu vers du nouveaux sommets. Le marché venait, une fois de plus, d'avoir le dessus sur le politique. Mais les libéraux ne pourront toutefois pas profiter bien longtemps de cet état de grâce.
En effet, peu de temps après l'annonce de cette fameuse décision, des allégations circulèrent à l'effet que la décision de Goodale aurait fait l'objet de fuites. Plusieurs heures avant que le ministre ne rende sa décision publique, le mot aurait circulé parmi les «initiés», des courtiers en valeurs mobilières, des analystes de fiducies, des avocats et des journalistes. (1)
Ces allégations furent alimentées par le fait que plusieurs titres de fiducies de revenu, de même que ceux de grandes sociétés versant des dividendes, connurent des volumes de transaction anormalement élevés dans les heures précédant l'annonce du ministre Goodale. Certains chroniqueurs de l'actualité financière insinuèrent alors assez ouvertement que ces mystérieux investisseurs qui s'étaient lancés dans des achats massifs devaient avoir la puce à l'oreille que la valeur de ces titres allaient monter en flèche. (2) Dans le jargon boursier, celui qui tire un profit avec des informations privilégiées commet un délit d'initié.
Les sommes en jeu pourraient être non-négligeables puisque les profits potentiellement empochés par les initiés sur seulement cinq des nombreux titres qui bénéficièrent de l’annonce du ministre Goodale s’élèveraient à eux seuls à près de 11 millions$, selon une analyse publiée sur le blog américain «Captains Quarters», qui s'était rendu célèbre en brisant l’ordonnance de non-publication de la commission Gomery, au printemps 2005.
Le petit monde l'establishment politico-financier canadien étant ce qu'il est, c'est-à-dire tricoté serré, il n'en fallut pas plus pour que des hommes d'affaires proches des libéraux soient soupçonnés d'avoir fait un coup d'argent facile grâce à leur connexions étroites avec le pouvoir politique.
Parmi les fiducies de revenu dont les titres connurent des volumes de transaction hors de l'ordinaire, on retrouve d'ailleurs la compagnie de soins de santé privés du médecin personnel de Paul Martin ainsi que la compagnie d'aviation privée utilisée par le leader libéral lors des élections de 2004. De nauséabondes odeurs de corruption politique se mirent alors à remonter jusqu'aux narines de l'électorat canadien. Pour les conservateurs, qui avaient misés dès le départ sur l'effet Gomery, l'affaire des fiducies de revenu représentait du pain béni tombé du ciel.
L'AFFAIRE DES FIDUCIES DE REVENU c'est aussi l'histoire d'une intervention inhabituelle de la part de la GRC dans la campagne électorale.
Après que le commissaire de la GRC Giuliano Zaccardelli confirma l'existence d'une enquête policière sur les allégations de fuite de renseignements privilégiés où les libéraux font figure de suspects, les conservateurs de Harper prirent les devants dans les intentions de vote pour la première fois depuis le début de la campagne. Durant le reste de la campagne, Harper continua sa progression dans les sondages, grignotant même des appuis au Bloc québécois, jusqu'à la victoire du Parti conservateur, le 23 janvier 2006.
Notons que cette intervention de la GRC dans la campagne électorale souleva une vive polémique au Canada anglais, dont on a eu que très peu d'écho au Québec. L'«ingérence» politique de la police fédérale fut tour à tour dénoncée par le leader syndical Buzz Hargrove, d'influents chroniqueurs politiques, d'anciens membres de la GRC devenus des candidats libéraux et même par les trotskistes de la 4ième Internationale communiste.
Ces soupçons gagnèrent en intensité lorsqu'il fut ensuite révélé que la GRC s'intéressait également à de possibles irrégularités dans la gestion d'une somme de 4.8 millions$ reçut par Option Canada, un organisme pro-fédéraliste qui avait été mis sur pied par le gouvernement chrétien à l'époque du référendum de 1995. Les libéraux se seraient bien passés de cette nouvelle tuile, d'autant plus que le nom de certaines des agences de publicité qui bénéficièrent du programme des commandites furent également associés à l'affaire Option Canada.
Ces allégations soulèvent plusieurs questions dont on ne saurait sous-estimer l'importance. D'abord, quelle place devraient avoir les enquêtes policières susceptibles d'éclabousser des politiciens en temps d'élections ? La GRC aurait-elle dû taire le fait qu'elle enquêtait sur des affaires louches impliquant des libéraux, comme le suggéra certains de ses détracteurs ? Dans ce cas, que fait-on alors du droit de savoir du public ? L'électorat n'a-t-il pas le droit de savoir combien de magouilleurs en puissance se cachent derrière les candidats qui cherchent à gagner sa confiance ?
Aurait-on préféré que la police fédérale agisse comme l'avait fait dans le cas de Richard Grisé, ce député conservateur corrompu à qui la GRC avait fait une faveur en attendant le lendemain des élections générales du 21 novembre 1988 avant de perquisitionner son bureau de circonscription ? (3) (Le député Grisé, qui fut réélu notamment grâce au silence de la GRC, plaidera coupable six accusations de fraude et d'abus de confiance l'année suivante.)
Quant aux interventions apparemment zélées de la GRC, étaient-elles motivées politiquement ? Et si oui, quel but aurait cherché à atteindre la police fédérale en sabotant délibérément la campagne des libéraux ? Naturellement, le BAL étayera en temps et lieu sa propre position au sujet de cette controverse.
L'AFFAIRE DES FIDUCIES DE REVENU, finalement, c'est également l'histoire du laxisme pitoyable qui prévaut depuis des lustres au sein de l'industrie canadienne des valeurs mobilières.
Alors qu'aux États-Unis les dirigeants d'entreprises comme Enron et World.com écopent de lourdes peines d'emprisonnement après avoir été trouvés coupables de participation à des fraudes gigantesques, au Canada, les crapules en col blanc et autres escrocs encravatés continuent de bénéficier de l'inefficacité lamentable et de l'incurie notoire des autorités responsables de l'application de la réglementation en matière de valeurs mobilières.
L'affaire Conrad Black, qui a récemment défrayée les manchettes, incarne à lui seul ce contraste foudroyant entre l'attitude des autorités américaines et canadiennes à l'égard de ce type de délit. Comme on le sait, «Lord» Black a dépouillé les actionnaires de Hollinger International pour des millions de dollars, mais c'est aux États-Unis qu'il a dû répondre de plusieurs accusations de fraude.
Dans un article consacré à l'affaire Black, Sophie Cousineau, chroniqueuse à la section Affaires de La Presse, n'avait pas hésité à qualifier le Canada de «république de bananes des valeurs mobilières» et de «paradis des grands arnaqueurs». (4) Le vendredi 13 juillet 2007, le même Black qui avait été préalablement blanchi par une enquête supposément «minutieuse» de la GRC, a été déclaré coupable de quatre des treize accusations portées contre lui au terme d'un procès devant jury tenu à Chicago.
En fait, le laisser-aller des autorités canadiennes au niveau de la lutte contre la criminalité financière est d'une telle ampleur que l'actuel gouverneur de la Banque du Canada, David Dodge, cru nécessaire de tirer la sonnette d'alarme devant une assemblée du Empire club, en décembre 2004. (5) M. Dodge avait alors déclaré que le Canada avait une si mauvaise réputation sur la scène financière internationale qu'il était souvent perçu comme un espèce de «Wild west», une sorte de zone de non-droit où les petits investisseurs font figure de poissons laissés à eux-mêmes dans une mer infestée de requins affamés et sans scrupules.
Dans un tel contexte, il est à peine surprenant que les scandales boursiers et financiers atteignent des proportions quasi-épidémiques au Canada. Mentionnons l'affaire Bre-X (cette compagnie de Calgary qui s'est retrouvée au centre du plus gros scandale minier de l'histoire, une fraude de 3 milliards$ pour laquelle personne n'a jamais été condamné), l'affaire YBM Magnex (635 millions$ évaporés), l'affaire Norshield (482 millions$ volatilisés, dont 132 millions$ provenant de 1900 particuliers), l'affaire Cinar (122 millions$ US détournés aux Bahamas, dont 42 millions$ qui n'ont jamais été retrouvés), l'affaire Mount Real (où 1600 investisseurs perdirent 140 millions$) sans oublier l'affaire Norbourg (130 millions$ volés à 9600 petits investisseurs).
Ce sont toutes là des affaires impliquant des sommes colossales mais qui n'ont jamais donné lieu à des accusations criminelles, seulement à des amendes dont le montant ne représente qu'une fraction dérisoire des montants dérobés dans le meilleur des cas. Notons d'ailleurs que certains des principaux acteurs de ces affaires disposent de connexions avec le monde de la politique, et d'autres avec le monde du crime organisé.
Bref, s'il y une sorte de crime qui paye, et qui paye bien, c'est bien la fraude boursière et financière au Canada. Ce qui fait dire à Claude Garcia, gestionnaire retraité comptant vingt-deux années de service chez l'assureur Standard Life : «Il y a moins de risque à voler 100 millions en finance qu'un paquet de cigarettes chez le dépanneur». (6)
Au lieu de susciter la crainte chez les fraudeurs, ceux que certains appellent encore les chiens de garde des valeurs mobilières sont plutôt la risée de tous. D'ailleurs, comment peut-il en être autrement quand on sait que, près de trois ans après la mise sur pied d'une Équipe intégrée de la police des marchés financiers au Québec, celle-ci ne comptait toujours aucune accusation à son actif ?
Tout ça pour dire que l'affaire des délits d'initiés liés aux fiducies de revenu n'est qu'un cas s'ajoutant à la longue liste de crimes financiers impunis. Ces allégations ont, semble-t-il, données lieu à des enquêtes de la part de la Commission des valeurs mobilières de l'Ontario (CVMO), de l'Association des courtiers en valeurs mobilières (ACCOVAM) (7) et même de la Securities Exchanges Commission (SEC), à New York, car des investisseurs américains pourraient aussi avoir été victimes de l'arnaque. (Inutile de parler ici de l'Autorité des marchés financiers, l'équivalent québécois de la CVMO, car il semble qu'elle n'a mis aucun de ces enquêteurs sur ce coup.)
Mais l'affaire des fiducies de revenu conforta cette image de «Wild West» puisque les têtes dirigeantes de la CVMO et de l'ACCOVAM se retrouvèrent tour à tour sur la sellette. D'abord, l’ACCOVAM fut plongée dans l’embarras lorsqu'il fut révélé que le ministre Goodale s’était entretenu avec six membres de son comité exécutif pendant une heure, le matin de la journée fatidique du 23 novembre 2005. (8)
Voilà de quoi donner aux dirigeants de l'ACCOVAM le profil de suspects ! Mais ce n'est pas tout: l'un d'eux, Donald Black, une influente personnalité du milieu des affaires de Regina, en Saskatchewan, est aussi un ami personnel de M. Goodale depuis plus de vingt ans. (9)
Puis, des députés de l'opposition, tant à Ottawa qu'à Queens Park, demandèrent au président de la CVMO, David Wilson, un contributeur régulier à la caisse électorale du Parti libéral du Canada, de se récuser de toute enquête menée par l'organisme dans l'affaire des fiducies. Le motif invoqué par la députée néo-démocrate Judy Wasylycia-Leis venait du fait que M. Wilson avait été PDG de Scotia Capital, la firme de placement de la Banque de la Nouvelle-Écosse, avant d'être nommé à la CVMO. Or, un courtier de Scotia Marché des Capitaux figure parmi ceux qui procédèrent à des transactions suspectes sur des titres qui bénéficièrent de l’annonce du ministre Goodale. (10)
L'AFFAIRE DES FIDUCIES DE REVENU continua à hanter les libéraux, même après leur défaite électorale. Ainsi, en mars 2006, l'ex-ministre libéral Scott Brison, alors candidat à la succession de Paul Martin, passa un très mauvais quart d'heure lorsqu'il fut révélé qu'il avait acheminé un courriel suspect au spécialiste des fiducies de revenu de la firme de courtage de la Banque Canadienne Impériale de Commerce (CIBC). Envoyé la veille de l’annonce du ministre Goodale sur les fiducies, le courriel prédisait l'éminence de bonnes nouvelles pour les marchés financiers. (11)
L'AFFAIRE DES FIDUCIES DE REVENU est un dossier dont on a pas finit d'entendre parler. Les questions fiscales, l'enquête sur les délits d'initiés et les allégations de corruption politique sont tous des facettes de l'affaire des fiducies de revenu qui continuèrent à défrayer l'actualité en 2006 et en 2007, bien longtemps après les dernières élections générales.
D'abord, sur le plan fiscal, le ministre des Finances du gouvernement Harper, Jim Flaherty, annonça, le 31 octobre 2006, qu'Ottawa entendait mettre fin aux avantages fiscaux dont jouissent les fiducies de revenu d'entreprises en imposant à hauteur de 31.5 pour cent les distributions versées aux fiduciaires. Ces mesures s'appliqueront à toutes les futures fiducies qui verront le jour après cette annonce tandis que celles-ci déjà existantes verront leur exemption d'impôt prendre fin en 2011.
Cette décision suscita une nouvelle turbulence sur les marchés financiers canadiens, lesquels réagirent si mal que la valeur boursière des fiducies de revenu chuta de 25 milliards$ en seulement 24 heures. Dans le sud des États-Unis, un courtier en valeurs mobilières de la Louisianne fut si en colère qu'il doit aujourd'hui répondre d'accusations d'avoir proféré des menaces de mort contre le ministre Flaherty.
À Ottawa, le Nouveau parti démocratique (NPD) approuva, le Bloc québécois fit de même, tout en affichant certaines réserves sur les méthodes conservatrices, tandis que les libéraux se montrèrent farouchement opposés à cette initiative, en rappelant que les conservateurs avaient promis d'épargner les fiducies lors des dernières élections. «Un gouvernement conservateur stoppera l'attaque des libéraux envers les économies de retraite et préservera les fiducies de revenu en ne prélevant aucun nouvel impôt», pouvait-on lire en effet dans la plate-forme électorale 2005-06 du parti de M. Harper. (12)
Ces changements ne sont pas forcément irréversibles, un retour en arrière étant encore possible. Fort de l'appui des libéraux, l'industrie des fiducies de revenu a formé sa propre coalition, appelée Canadian Association of Income Trust Investors. Malgré le fait que la loi (Bill C-52) introduisant le nouveau régime fiscal fut adopté par le sénat, en juin 2007, le lobby pro-fiducie de revenu refuse de baisser les bras et continue de se croire en mesure de faire plier le gouvernement.
Sur le plan judiciaire, après quatorze mois d'enquête, la GRC procéda à l'arrestation d'un haut fonctionnaire du ministère des Finances, Serge Nadeau, qui fut inculpé d'abus de confiance, le 15 février 2007. L'accusation lui reproche plus spécifiquement d'avoir profité des informations privilégiées qu'il détenait concernant l'annonce de l'ex-ministre Goodale pour acheter certains titres, qu'il revendit ensuite, un mois plus tard, empochant présumément un gain personnel qui s'élèverait à 7000$.
Quant aux enquêtes de la CVMO, de l'ACCOVAM et de la SEC, on en réentendit plus jamais parler.
Enfin, sur le plan politique, les conservateurs de Harper n'hésitèrent pas à se servir de l'affaire des fiducies de revenu dans leurs publicités télévisées négatives contre les libéraux de Stéphane Dion alors que les rumeurs d'élections générales planaient intensément au-dessus de la capitale fédérale, en février dernier. Dans l'une de ces publicité, on pouvait y voir une manchette de journal disant: «La GRC enquête sur l'entourage de Goodale».
Pour toutes ces raisons, il ne peut faire l'ombre d'un doute que la question des fiducies de revenu va à nouveau représenter un des enjeux de la prochaine élection générale fédérale.
Partie 1: Derrière la "fiduciemanie", l'évasion fiscale généralisée
Sources:
(1) Financial Post, “Income trusts: Are they back in favor ?”, by Barry Crichtley, November 24 2005.
(2) La Presse, «Des gens savaient...», par Michel Girard, 25 novembre 2005.
(3) La Presse, «La GRC a effectué une perquisition aux deux bureaux du député Grisé», 29 novembre 1988.
(4) La Presse, «Black face à la justice -- La république de bananes», Sophie Cousineau, 19 novembre 2005.
(5) La Presse Canadienne, «Le Canada a besoin d'un système financier plus efficace, selon David Dodge», 9 décembre 2004.
(6) La Presse, «Voler 100 millions ou des cigarettes ?», par Francis Vailles, 19 février 2007.
(7) Fondée en 1917, l'ACCOVAM, qui se décrit comme un «organisme d'autoréglementation», a le pouvoir d'intenter des poursuites contre les firmes de courtage et leurs représentants lorsqu'ils sont soupçonnés d'avoir contrevenu à la réglementation et peut imposer des sanctions sous diverses formes. Or, le mandat de l’ACCOVAM a longtemps été contradictoire puisqu'elle agissait aussi comme porte-parole de l’industrie des valeurs mobilières auprès des différentes législatures canadiennes. Ce n'est qu'en décembre 2005 que les membres de l’ACCOVAM votèrent, par une majorité écrasante, décida de corriger cette étrange «anomalie» en séparant les fonctions de lobbying de celles d’«auto-réglementation».
(8) The Gazette, “Renewed call for income-trust probe”, by Eric Beauchesne, December 10, 2005.
(9) CBC News, «Goodale friend furious over allegations», January 6, 2006.
(10) http://www.ndp.ca/ndp-drupal/files/E-39-JudyWL-OSC.pdf
(11) LaPresseAffaires.com, «Scott Brison a écrit à un «as» des fiducies», 9 mars 2006.
(12) Le Devoir, «Ottawa sème la tempête sur les marchés», par Hélène Buzzetti et François Desjardins, 2 novembre 2006.