Raymond Garneau et le naufrage de Trustco Général
Dossier Raymond Garneau -partie 8
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Nous nous en voudrions de passer sous silence le scandale de la déconfiture de Trustco Général, une autre affaire louche à laquelle M. Garneau fut aussi associé de près. Même si on ne peut établir de comparaison directe avec l’affaire des commandites, ce scandale est néanmoins peut-être le plus révoltant de tous ceux impliquant M. Garneau jusqu’à date puisqu’il a eu des conséquences dramatiques, pour ne pas dire désastreuses, sur la vie de plusieurs centaines de petits épargnants.
C’est nul autre que le fondateur de l’Association de protection des épargnants investisseurs du Québec (APEIQ), M. Yves Michaud, qui dénonce sans détour le rôle fort questionnable qu’a joué M. Garneau dans une lettre ouverte publiée par La Presse, en juin 2003, dont voici un extrait :
« J’ai entamé ma descente aux enfers des institutions financières, il y a dix ans, alors que l’Industrielle-Alliance, propriétaire de Trustco général du Canada, faisait défaut d’honorer ses dettes et de rembourser les porteurs de ses obligations en mars 1993. M. Raymond Garneau était aux commandes de cette institution. Il a présidé à l’une des plus grandes hémorragies financières de l’histoire du Québec, engloutissant plus d’un demi-milliard de dollars dans une folle aventure immobilière. »
« Cela s’est produit dans une indifférence quasi générale de la presse économique et un désintéressement total du grand public. Le voile de l’oubli a enveloppé cette ténébreuse affaire. Des petits prêteurs sont morts de chagrin, à la limite du dénuement, pendant que l’Industrielle-Alliance, toujours en dette vis-à-vis des milliers de créanciers, entasse des dizaines de millions de profits. » [1]
Surnommé le « Robin des banques » en raison de son travail acharné à dénoncer les magouilles du monde de la finance, M. Michaud fut lui-même un ancien député du PLQ, de 1966 à 1970, avant d’adhérer au Parti Québécois au tournant des années ’70. M. Michaud a aussi été délégué général du Québec à Paris et éditeur du défunt journal Le Jour.
Les petits épargnants, parmi lesquels figure M. Michaud, se sentent d’autant plus trahis que M. Garneau avait déclaré au journal La Presse, en février 1993, que Trustco Général pourra respecter tous ses engagements, y compris le remboursement de ses débentures. À ce sujet, il faut préciser que les débentures ne sont pas des actions, mais bien des obligations d’épargne, qui correspondent en fait à des titres de créances. [2]
C’est en 1989 que M. Garneau, qui est déjà président de l’Industrielle-Alliance, devient administrateur de Trustco Général, alors considéré comme la deuxième plus importante société de fiducie au Québec. Puis, de 1991 à 1993, M. Garneau devient président du conseil d’administration de Trustco.
La prise de contrôle de Trustco Général remonte à septembre 1987, alors que l’Industrielle-Alliance avait payé 126 millions$ pour faire l’acquisition de 63% des actions de Trustco, dont le réseau québécois est composée de trois filiales, soit le Trust Général, le Sherbrooke Trust et Gentrust. Au début de 1993, la participation de l’Industrielle-Alliance dans Trustco Général avait atteint 76% des actions.
Précisions que l’Industrielle-Alliance pigea dans la caisse de retraite de ses employés qu’elle gérait pour acheter le tiers de ces actions. En lui faisant acquérir 24.38% des actions de Trustco, la caisse de retraite des employés de l’Industrielle devenait le deuxième plus gros actionnaire de la société de fiducie. Bien entendu, les dirigeants de l’Industrielle-Alliance réussirent à engloutir l’argent de ses employés dans Trustco en se faisaient les prophètes de la plus-value.
En effet, dans son message de 1991, M. Garneau annonçait le retour à la rentabilité de Trustco en 1992, alors que le déficit de 1991, de l’ordre de 59 millions$, passe en 1992 à 157 millions$. L’Industrielle avait alors dû assumer une perte nette de 112 millions$ qu’affichait Trustco. Tirant 65% de ses revenus du marché de l’immobilier, Trustco avait durement ressenti l’impact de la récession dans ce secteur de l’économie. [3]
Un an plus tard, M. Garneau décida que le temps était venu de se débarrasser de Trustco Général, devenu un véritable gouffre financier. Le 1er février 1993, M. Garneau annonçait à un journaliste de La Presse que la Banque Nationale avait accepté de payer en actions privilégiées plus de la moitié du prix convenu, soit 125 millions$, pour l’achat des trois filiales québécoises de Trustco. Paradoxalement, cette transaction permettra à l’Industrielle-Alliance de devenir l’un des principaux actionnaires de la Banque Nationale.
M. Garneau précisa aussi que la BN avait eu la présence d’esprit de s’immuniser contre les prêts non-performants de Trustco. Ainsi, tous les biens saisis ou sur le point de l’être, de même qu’un certain nombre de prêts jugés improductifs, seront versés dans une filiale de Trustco qui sera éventuellement créée, et que n’achètera pas la Nationale. Enfin, le prix convenu pourrait être supérieur à 125 millions$ si le portefeuille retenu par la BN s’avère performant, mais inférieur si des problèmes surgissent.
Puis, au cours d’une conférence de presse tenue un mois plus tard, M. Garneau a indiqué que la participation de l’Industrielle dans Trustco avait désormais été réduite à un montant dérisoire de 1$. M. Garneau voulait ainsi éviter que les performances financières de l’Industrielle-Alliance soient de nouveau affectées par les déboires de la société de fiducie. [4]
Mais la Nationale réalisa apparemment que l’affaire n’était pas aussi attrayante qu’elle en avait l’air puisque deux semaines plus tard, des rumeurs se mettent à circuler à Montréal à l’effet que la transaction était sur le point d’avorter. Puis, quelques jours plus tard, soit le 18 mars, la Banque Nationale annonce qu’elle avait reformulé son offre d’acquisition à l’égard de Trustco en haussant le prix d’achat à 136 million$. Autre fait nouveau, la Régie de l’assurance-dépôt du Québec et la Caisse de dépôt et de placement du Québec sont désormais de la partie dans cette transaction.
Le chroniqueur économique du quotidien Le Soleil, M. Georges Angers, n’hésita pas à qualifier cette nouvelle entente de « transaction nébuleuse ». Selon lui, l’implication de la Régie de l’assurance-dépôt constitue un « précédent qui change les règles du jeu ». Le mandat premier de la Régie est de protéger les déposants. Mais, dans la transaction relative à l’acquisition de Trustco Général, la Régie a accepté de se porter garante des pertes éventuelles que pourrait subir la Banque Nationale. [5]
Comme le concèdera plus tard M. Jean-Marie Bouchard, le président de la Régie, devant la commission permanente du budget et de l’administration de l’Assemblée nationale, « il n’y a personne qui achetait le Trust général du Canada sans une aide de la Régie ». Voici comment M. Angers décrit le rôle que jouera la Régie : « Advenant que les actifs de Trustco Général génèrent des pertes cumulées dépassant les 230 millions$ au cours des quatre prochaines années, la Régie devrait alors compenser la Banque Nationale pour les pertes qui s’ajouteraient par la suite. »
Bref, la Banque nationale ne prend pratiquement aucun risque dans cette transaction qui lui permettra d’acquérir des actifs de plus de 3 milliards$, de même que les 32 succursales et les quelques 150 000 clients de Trustco Général. En gros, le procédé revient à privatiser les profits et à socialiser les pertes.
M. Angers n’en conclut pas moins que le président de la Régie, était « moralement justifié d’intervenir ». Il écrit qu’un échec de la transaction aurait pu engendrer « des problèmes plus graves encore pour la Régie de l’assurance-dépôt du Québec et la réputation des institutions financières québécoises ».
Quant à l’Industrielle-Alliance, « c’est sa solvabilité même qui risquait d’être mise en cause », écrit M. Angers, ce qui n’est pas peu dire. Employant une image qui illustre avec force la gravité de la situation, le chroniqueur est d’avis que personne ne pourra reprocher à M. Bouchard « d’avoir voulu éteindre le feu avant qu’il ne se transforme en conflagration ».
Puis, les événements se précipitèrent : le 22 mars 1993, Trustco Général se déclare incapable de rembourser une débenture de 56.2 millions$ arrivée à échéance. Le lendemain, la compagnie annonce par voie de communiqué qu’elle a suspendu le paiement du dividende trimestriel sur ses actions privilégiées catégorie A et ce jusqu’au 15 avril.
La même journée à l’Assemblée nationale, le député de l’opposition péquiste, M. Richard Holden, qualifia la transaction comme étant « hautement clandestine et, sinon illégale, pour le moins clairement illégitime ». De son côté, M. Claude Béland, président du Mouvement Desjardins, le principal bailleur de fonds de la Régie de l’assurance-dépôt, dénonça publiquement la transaction.
Le 1er avril, M. Garneau annonce via un communiqué de presse qu’il démissionne de ses fonctions de président et de chef de la direction à Trustco. Le motif ? Éviter les « apparences de conflit d’intérêts » et « assurer la transparence et l’impartialité auprès des porteurs de débentures et actionnaires, relativement aux transactions en cours ». [6]
Ce qui n’est pas sans rappeler ce bon vieux dicton au sujet des rats qui sont toujours les premiers à quitter le navire lorsque celui-ci commence à prendre l’eau. Sauf que dans le cas du naufrage de Trustco, M. Garneau était plutôt le capitaine du vaisseau, ce qui ne fait que rendre plus scandaleux son départ précipité. Il a donc « courageusement » décidé de léguer à un autre que lui la tache ingrate qui est celle de ramasser les dégâts. Ainsi, M. Garneau brillera par son absence lors de toutes les assemblées publiques convoquées pour discuter du sort de Trustco, même les assemblées annuelles d’actionnaires.
Cela ne veut pas dire pour autant que M. Garneau se retire complètement des activités de Trustco. En effet, M. Garneau pourra néanmoins conserver une certaine influence puisqu’il demeure membre du conseil de la société de fiducie. Par ailleurs, on notera aussi que pour le remplacer à la direction de Trustco, il nomme M. Pierre Goyette, son ancien lieutenant à l’époque où M. Garneau présidait aux destinées de la Banque d’Épargne. Avec son ancien bras droit à la barre de Trustco, M. Garneau pourra dormir tranquille sur ses deux oreilles : aucune mauvaise surprise ne l’attend.
Lors du défaut de paiement de Trustco, la valeur totale des débentures s’établissait à 145 435 000$, dont environ la moitié (71 920 000$) était détenue par près de 2000 petits épargnants. Les détenteurs d’actions privilégiées, dont la valeur nominale s’élève à 50 millions$, y perdront la totalité de leur mise, tandis que la caisse de retraite des employés de l’Industrielle écopera sérieusement de la mauvaise administration de Trustco.
En mai, M. Michaud, qui estime avoir perdu 65 000$ des économies de son régime d’épargne-retraite dans ce désastre, fait une première sortie publique dans le dossier Trustco. Il invite alors tous les petits épargnants qui sont porteurs de débentures de Trustco à se présenter à l’assemblée générale du 25 mai. Il exige de la Banque Nationale qu’elle « se porte garante de la valeur totale des débentures détenues par des particuliers dans Trustco » et qu’elle accorde « préséance absolue » à ceux-ci.
Surtout, il demande à ce que les différentes institutions impliquées dans la transaction se subordonnent aux particuliers et acceptent de recevoir plus tard leur dû. En d’autres mots, M. Michaud leur demande de passer leur tour afin que les petits porteurs de débentures soit remboursés prioritairement. [7]
Puis, le 6 juillet 1993, les détenteurs de débentures acceptent « dans un élan quasi unanime de résignation », écrit le journaliste Robert Dutrisac, l’offre de la direction de Trustco de versé 30 cent pour chaque dollar, ou 28.7 millions$ sur les 95 millions$ prêtés par les petits épargnants. Le plan prévoit aussi que les quatre institutions financières impliquées accepteront de passer leur tour lors de la première ronde de versement en capital suivant la liquidation des actifs. [8]
Voici comment M. Michaud décrira plus tard les circonstances dans lesquelles les porteurs de débentures ont acquiescé à la proposition de Trustco : « …après que l’on nous eut mis le couteau sur la gorge, à une assemblée burlesque, où le modèle stalinien des procurations existait et où on nous a dit : Bien, prenez 0,30 $, parce que vous êtes mieux... si vous vous mettez en faillite, vous aurez un peu moins. Et, finalement, on a eu 0,30 $ sur 1,00 $. Et, pour le reste, on a dit : Attendez, patientez pendant quatre ans, on vous versera peut-être des intérêts si la liquidation des actifs à la fois de Trustco Général et de Trust Général du Canada... » [9]
La transaction Trustco-Banque Nationale fit plus tard l’objet d’un projet de loi, appelé « Loi concernant la cession des biens et de l’entreprise de Trust général du Canada et de la compagnie Sherbrooke Trust », qui est parrainé par le député libéral et président du Conseil du trésor, M. Jacques Chagnon. Le projet de loi fut débattu et adopté à la commission permanente du budget et de l’administration de l’Assemblée nationale, le 2 décembre 1993.
Celui qui présente le projet de loi n’est pas le député Chagnon, mais plutôt l’avocat Gérard Coulombe qui représente les intérêts de la Banque Nationale. Me Coulombe se fait évidemment rassurant au cours de sa brève présentation du projet de loi. Il prétendra que « Toute personne qui pouvait avoir des réclamations ou des recours est protégée » par les dispositions contenues dans le projet de loi.
Suite à quoi Mme Louise Robic qui, à titre de ministre déléguée aux finances, est celle qui est responsable de la Régie, ne perd pas un instant pour faire l’éloge du projet de loi : « C’est une très bonne transaction et on ne peut qu’appuyer cette transaction. » Ce fut ensuite au tour du député péquiste Holden de prendre la parole. Il demande alors à voir le contrat. Après tout, si la transaction est si bonne que ça, la ministre Robic devrait normalement se faire un plaisir d’en exhiber une copie au député de l’opposition.
Or, le président de la Régie de l’assurance-dépôt du Québec, M. Bouchard, ne peut fournir le contrat car il avoue que la transaction fait encore l’objet de discussions entre la Régie et la Banque Nationale !
« Le contrat n’est pas encore conclu entre la Régie et la Banque parce qu’on est encore en discussion pour terminer cette transaction-là, parce que les discussions continuent également avec la Caisse de dépôt pour finaliser le financement… », explique M. Bouchard. « Est-ce que les montants d’improductifs est encore de 297 000 000$ moins 100 000 000$ ? La Banque dit que c’est plus ; nous on dit que ce n’est pas autant que le Banque dit. Alors, on est encore en discussion là-dessus. » Ça promet…
En tout et pour tout, la procédure d’« étude » et d’adoption du projet de loi n’a nécessité qu’à peine 16 minutes du précieux temps de la Commission ! De toute façon, en l’absence d’entente finale, que pouvait-il y avoir à discuter ? Il n’en demeure pas moins que l’attitude des autorités publiques depuis le début soulève des questions plutôt troublantes. Ce qui nous amène à nous questionner s’il n’y aurait pas eu une quelconque forme de favoritisme dans la façon que les institutions publiques, qui relèvent du gouvernement, ont géré le dossier Trustco.
La question se pose d’autant plus que la Régie aurait dû suivre la procédure d’appel d’offres à partir du moment où elle fut appelée en renfort pour assister financièrement la transaction, comme le faisait remarquer M. Angers dans le quotidien Le Soleil. Or, Trustco a négocié directement et exclusivement avec la Nationale. Et que dire de la ministre Louise Robic, cette ancienne présidente du Parti libéral du Québec (1982-85) qui vante les mérites d’une transaction avant même que celle-ci ne soit finalisée ? Faut-il y voir un flagrant délit de parti pris ? [10]
Chose certaine, le fait que c’était les libéraux de M. Robert Bourassa qui étaient encore au gouvernement au moment de l’affaire Trustco n’a certainement pas pu nuire à ce que les choses se passent de la façon dont M. Garneau le souhaitait. Toutefois, au-delà de ces observations, il n’existe aucun élément de preuve démontrant l’existence de favoritisme dans ce dossier. Après tout, peut-être était-ce dans les habitudes de ce gouvernement de s’embarquer à l’aveuglette dans le sauvetage d’entreprises en déroute ?
Conscients que lui et les autres petits porteurs de débentures se sont faits royalement roulés, M. Michaud multiplie les dénonciations sur la place publique au nom de son association. Il révèle qu’en 1991 et en 1992, 12 millions$ ont été versés en dividendes aux propriétaires d’actions privilégiés et ordinaires de Trustco alors que la compagnie était déjà dans le rouge. Plus scandaleux encore, il dévoile qu’un dividende de 716 000$ fut payé aux actionnaires privilégiés le 15 janvier 1993, soit à peine quelques semaines avant que Trustco se retrouve en défaut de paiement. [11]
M. Michaud exigera de recevoir copies des procès-verbaux des réunions au cours desquelles les membres du conseil d’administration ont approuvé le paiement de dividendes afin de connaître notamment l’identité de ceux qui en furent les heureux bénéficiaires. Il demandera également à la Commission des valeurs mobilières du Québec [CVMQ] de faire enquête sur l’ensemble du dossier Trustco. Or, la CVMQ lui répondra qu’elle n’a pas le mandat d’enquêter sur la légalité d’un dividende et conclura que rien n’indique que Trustco avait agit illégalement.
Le 4 juin 1996, M. Michaud revient à la charge lors d’une consultation générale relativement à la Loi sur les valeurs mobilières devant la Commission permanente du budget et de l’administration de l’Assemblée nationale. Il lit entre autres des extraits de plusieurs lettres écrites par les membres de son association, qui témoigne de leur désarroi :
« L’argent qui est retenu, je l’ai gagné sou par sou à laver des planchers et des murs et à subir les sautes d’humeur de patronnes parvenues. Je trouve injuste que des maisons comme Trustco général, Lévesque Beaubien et la Banque nationale retiennent notre dû. »
« Je suis une vieille dame de 83 ans […] malade en plus, qui songeait à la résidence pour juillet 1994, mais maintenant le pourrais-je ? Ce 50 000 $ provenait de la vente de ma maison. »
« Un sentiment d’impuissance nous envahit tous, simples épargnants, face aux banques, trusts, qui permettent à leurs dirigeants de rouler carrosse doré grâce à notre argent si durement économisé. »
Réunis en assemblée générale un an plus tard, l’association des petits épargnants de M. Michaud menace de lancer une campagne de boycottage contre l’Industrielle-Alliance et d’intenter des poursuites contre les administrateurs en poste lors de la déconfiture de l’entreprise. L’association réclame aussi une enquête publique sur cette affaire de même que la création d’un fonds d’indemnisation des victimes. [12]
En mars 1998, une mauvaise surprise attend les petits porteurs de débentures. Contrairement à la Banque Nationale, l’Industrielle-Alliance et la Caisse de dépôt et de placement du Québec se sont tous deux inscrits en priorité sur le deuxième versement en capital provenant de la vente des derniers immeubles appartenant autrefois à Trustco. La Caisse empochera 771 000$ tandis que l’Industrielle recevra 10.24 millions$. M. Garneau défendra publiquement cette décision, en disant que les mutualistes de sa compagnie avaient perdu 200 millions$ dans Trustco. [13]
Enfin, en décembre de la même année, quelque 2 300 détenteurs de débentures reçoivent un montant additionnel correspondant à 16¢ par dollar investi dans Trustco, portant ainsi à un total de 52¢ par dollar les sommes remboursées aux petits épargnants. « Mais nous aurions pu récupérer 10 millions de plus si l’Industrielle-Alliance s’était montrée compatissante », de faire remarquer M. Michaud. Mais l’impitoyable monde des affaires ne connaît pas le langage de la compassion, seulement celui du profit. [14]
C’est cette même année, en 1998, qu’un des directeurs de l’Industrielle-Alliance, M. David R. Peterson, se retrouvera lui-même plongé dans l’embarras lorsque survient une autre débâcle financière de grande envergure, soit celle de YBM Magnex International Inc. À l’instar de M. Garneau, M. Peterson était également un homme de pouvoir de la grande famille libérale avant de se joindre à l’Industrielle. En 1982, il était élu chef du Parti libéral de l’Ontario, province dont il sera le premier ministre, de 1985 à 1990.
Après la défaite des libéraux ontariens aux mains du NDP, M. Peterson retourna dans le monde des affaires. En 1991, soit la même année où M. Garneau devint le grand patron de l’Industrielle-Alliance, M. Peterson est élu directeur et membre du conseil d’administration de la compagnie d’assurance, où il représente les titulaires de contrats.
En tant qu’ancien politicien libéral, M. Garneau ne pouvait tout de même pas être totalement étranger à l’embauche de cette grosse pointure de la grande famille libérale au sein de l’entreprise qu’il dirigeait. Il est d’ailleurs reconnu que les dirigeants de grandes entreprises raffolent des anciens politiciens, à qui ils offrent des postes honorifiques. Cela donne du prestige à leur entreprise, et cela inspire la confiance chez les investisseurs. Toujours soucieux de dominer ses compétiteurs, à l’Industrielle-Alliance, on offre deux ex-politiciens pour le prix d’un !
En novembre 1999, M. Peterson, de même que neuf autres directeurs de YBM Magnex et deux firmes de courtage, furent accusés devant la Commission des valeurs immobilières de l’Ontario d’avoir caché aux investisseurs que la compagnie faisait l’objet d’une enquête du FBI aux États-Unis que les actions de YBM Magnex étaient toujours en vente sur le marché canadien. [15]
Cette enquête policière révéla que la mission officielle de YBM Magnex, soit la fabrication et la distribution d’aimants industriels, n’était en fait qu’une façade pour s’adonner à une vaste opération de blanchiment d’argent pour le compte du crime organisé russe. Ainsi, l’homme derrière YBM Magnex était nul autre que M. Semion Mogilevitch, un puissant caïd de la Mafia russe qui a déjà été décrit comme le « gangster le plus dangereux au monde » par un journaliste américain.
Au Canada, YBM Magnex était d’abord apparue à la bourse d’Alberta en 1995, avant de passer à la bourse de Toronto, l’année suivante. En 1997, le commerce de ses actions était tel que YBM Magnex figurait sur l’indice des valeurs de premier ordre du TSE 300, soit le palmarès des 300 plus importantes entreprises inscrites à la Bourse de Toronto. Mais lors de l’effondrement de YBM Magnex, en 1998, des investisseurs canadiens, des particuliers et des investisseurs collectifs dans des régimes de pension, s’étaient soudainement retrouvés avec quelque 635 millions$ d’actions dont la valeur était désormais réduite à néant.
Après 124 journées d’audiences, la CMVO rendit son jugement. Le 4 décembre 2003, les commissaires ontariens interdisent à cinq des dix ex-directeurs de YBM Magnex de siéger sur des conseils d’administration d’entreprises canadiennes pour des périodes allant de trois ans jusqu’à la perpétuité. La CMVO condamna aussi certains des anciens directeurs et deux firmes de courtage à payer des amendes totalisant 1.3 millions$. M. Peterson fut toutefois épargné, et ce, même si la CVMO blâma l’ancien premier ministre libéral pour son manque « de perspicacité et de leadership » dans cette affaire. [16]
Malgré la controverse, M. Peterson pu néanmoins continuer à siéger tranquillement aux côtés de M. Garneau sur le conseil d’administration de l’Industrielle-Alliance comme si de rien n’était. Ainsi, lors des assemblées annuelles des actionnaires et des porteurs de police d’assurance de l’Industrielle-Alliance, M. Peterson fut réélu de façon routinière à son poste, en 2000, puis en 2003. Son mandat actuel expire en 2006.
(suivant)
Sources :
[1] La Presse, « Entourloupettes comptables », par Yves Michaud, 3 juin 2003.
[2] La Presse, « L’Industrielle-Alliance devient partenaire de la BN », par Miville Tremblay, 2 février 1993.
[3] Le Devoir, « Trustco Général—Une ténébreuse affaire », par Yves Michaud, 15 juillet 1993.
[4] Le Devoir, « Le Trust Général—L’épine au pied de l’Industrielle-Alliance », par Serge Truffaut, 11 mars 1993.
[5] Le Soleil, « Une transaction nébuleuse », « Un précédent qui change les règles du jeu », par Georges Angers, 20 et 23 mars 1993.
[6] Le Devoir, « Trustco Général—Garneau cède sa place pour éviter les apparences de conflit d’intérêts », par Robert Dutrisac, 2 avril 1993.
[7] Le Soleil, « Yves Michaud les convie à une réunion le 25 mai—Trustco Général : des pertes de 25 millions$ pour 1500 épargnants », par Didier Fessou, 19 mai 1993.
[8] Le Devoir, « Les porteurs de débentures se résignent—Feu vert à Trustco Général », par Robert Dutrisac, 7 juillet 1993.
[9] Consultation générale sur la Loi sur les valeurs mobilières à la Commission permanente du budget et de l’administration de l’Assemblée nationale, séance du 4 juin 1996.
[10] Le Soleil, « Où était donc la Régie ? », par Georges Angers, 11 mai 1993.
[11] Le Devoir, « Yves Michaud réclame une enquête sur Trustco », 13 janvier 1994.
[12] Le Soleil, « Un ultimatum des petits porteurs de Trustco Général à l’Industrielle-Alliance », par Hélène Baril, 9 mai 1997.
[13] Le Devoir, « Liquidation de Trustco Général—La Banque Nationale et sa filiale cèdent 5 millions$ aux petits porteurs », par Robert Dutrisac, 13 mars 1998.
[14] Le Devoir, « Les petits porteurs auront reçu 52¢ pour chaque dollar », par Gérard Bérubé, 4 décembre 1998.
[15] Toronto Star, « Securities charges filed against former Ontario premier », by Theresa Tedesco, November 2 1999.
[16] CBC, « Securities regulators levy $1.2 million in fines, penalties in YBM Magnex case », December 4 2003.
(précédent)
Nous nous en voudrions de passer sous silence le scandale de la déconfiture de Trustco Général, une autre affaire louche à laquelle M. Garneau fut aussi associé de près. Même si on ne peut établir de comparaison directe avec l’affaire des commandites, ce scandale est néanmoins peut-être le plus révoltant de tous ceux impliquant M. Garneau jusqu’à date puisqu’il a eu des conséquences dramatiques, pour ne pas dire désastreuses, sur la vie de plusieurs centaines de petits épargnants.
C’est nul autre que le fondateur de l’Association de protection des épargnants investisseurs du Québec (APEIQ), M. Yves Michaud, qui dénonce sans détour le rôle fort questionnable qu’a joué M. Garneau dans une lettre ouverte publiée par La Presse, en juin 2003, dont voici un extrait :
« J’ai entamé ma descente aux enfers des institutions financières, il y a dix ans, alors que l’Industrielle-Alliance, propriétaire de Trustco général du Canada, faisait défaut d’honorer ses dettes et de rembourser les porteurs de ses obligations en mars 1993. M. Raymond Garneau était aux commandes de cette institution. Il a présidé à l’une des plus grandes hémorragies financières de l’histoire du Québec, engloutissant plus d’un demi-milliard de dollars dans une folle aventure immobilière. »
« Cela s’est produit dans une indifférence quasi générale de la presse économique et un désintéressement total du grand public. Le voile de l’oubli a enveloppé cette ténébreuse affaire. Des petits prêteurs sont morts de chagrin, à la limite du dénuement, pendant que l’Industrielle-Alliance, toujours en dette vis-à-vis des milliers de créanciers, entasse des dizaines de millions de profits. » [1]
Surnommé le « Robin des banques » en raison de son travail acharné à dénoncer les magouilles du monde de la finance, M. Michaud fut lui-même un ancien député du PLQ, de 1966 à 1970, avant d’adhérer au Parti Québécois au tournant des années ’70. M. Michaud a aussi été délégué général du Québec à Paris et éditeur du défunt journal Le Jour.
Les petits épargnants, parmi lesquels figure M. Michaud, se sentent d’autant plus trahis que M. Garneau avait déclaré au journal La Presse, en février 1993, que Trustco Général pourra respecter tous ses engagements, y compris le remboursement de ses débentures. À ce sujet, il faut préciser que les débentures ne sont pas des actions, mais bien des obligations d’épargne, qui correspondent en fait à des titres de créances. [2]
C’est en 1989 que M. Garneau, qui est déjà président de l’Industrielle-Alliance, devient administrateur de Trustco Général, alors considéré comme la deuxième plus importante société de fiducie au Québec. Puis, de 1991 à 1993, M. Garneau devient président du conseil d’administration de Trustco.
La prise de contrôle de Trustco Général remonte à septembre 1987, alors que l’Industrielle-Alliance avait payé 126 millions$ pour faire l’acquisition de 63% des actions de Trustco, dont le réseau québécois est composée de trois filiales, soit le Trust Général, le Sherbrooke Trust et Gentrust. Au début de 1993, la participation de l’Industrielle-Alliance dans Trustco Général avait atteint 76% des actions.
Précisions que l’Industrielle-Alliance pigea dans la caisse de retraite de ses employés qu’elle gérait pour acheter le tiers de ces actions. En lui faisant acquérir 24.38% des actions de Trustco, la caisse de retraite des employés de l’Industrielle devenait le deuxième plus gros actionnaire de la société de fiducie. Bien entendu, les dirigeants de l’Industrielle-Alliance réussirent à engloutir l’argent de ses employés dans Trustco en se faisaient les prophètes de la plus-value.
En effet, dans son message de 1991, M. Garneau annonçait le retour à la rentabilité de Trustco en 1992, alors que le déficit de 1991, de l’ordre de 59 millions$, passe en 1992 à 157 millions$. L’Industrielle avait alors dû assumer une perte nette de 112 millions$ qu’affichait Trustco. Tirant 65% de ses revenus du marché de l’immobilier, Trustco avait durement ressenti l’impact de la récession dans ce secteur de l’économie. [3]
Un an plus tard, M. Garneau décida que le temps était venu de se débarrasser de Trustco Général, devenu un véritable gouffre financier. Le 1er février 1993, M. Garneau annonçait à un journaliste de La Presse que la Banque Nationale avait accepté de payer en actions privilégiées plus de la moitié du prix convenu, soit 125 millions$, pour l’achat des trois filiales québécoises de Trustco. Paradoxalement, cette transaction permettra à l’Industrielle-Alliance de devenir l’un des principaux actionnaires de la Banque Nationale.
M. Garneau précisa aussi que la BN avait eu la présence d’esprit de s’immuniser contre les prêts non-performants de Trustco. Ainsi, tous les biens saisis ou sur le point de l’être, de même qu’un certain nombre de prêts jugés improductifs, seront versés dans une filiale de Trustco qui sera éventuellement créée, et que n’achètera pas la Nationale. Enfin, le prix convenu pourrait être supérieur à 125 millions$ si le portefeuille retenu par la BN s’avère performant, mais inférieur si des problèmes surgissent.
Puis, au cours d’une conférence de presse tenue un mois plus tard, M. Garneau a indiqué que la participation de l’Industrielle dans Trustco avait désormais été réduite à un montant dérisoire de 1$. M. Garneau voulait ainsi éviter que les performances financières de l’Industrielle-Alliance soient de nouveau affectées par les déboires de la société de fiducie. [4]
Mais la Nationale réalisa apparemment que l’affaire n’était pas aussi attrayante qu’elle en avait l’air puisque deux semaines plus tard, des rumeurs se mettent à circuler à Montréal à l’effet que la transaction était sur le point d’avorter. Puis, quelques jours plus tard, soit le 18 mars, la Banque Nationale annonce qu’elle avait reformulé son offre d’acquisition à l’égard de Trustco en haussant le prix d’achat à 136 million$. Autre fait nouveau, la Régie de l’assurance-dépôt du Québec et la Caisse de dépôt et de placement du Québec sont désormais de la partie dans cette transaction.
Le chroniqueur économique du quotidien Le Soleil, M. Georges Angers, n’hésita pas à qualifier cette nouvelle entente de « transaction nébuleuse ». Selon lui, l’implication de la Régie de l’assurance-dépôt constitue un « précédent qui change les règles du jeu ». Le mandat premier de la Régie est de protéger les déposants. Mais, dans la transaction relative à l’acquisition de Trustco Général, la Régie a accepté de se porter garante des pertes éventuelles que pourrait subir la Banque Nationale. [5]
Comme le concèdera plus tard M. Jean-Marie Bouchard, le président de la Régie, devant la commission permanente du budget et de l’administration de l’Assemblée nationale, « il n’y a personne qui achetait le Trust général du Canada sans une aide de la Régie ». Voici comment M. Angers décrit le rôle que jouera la Régie : « Advenant que les actifs de Trustco Général génèrent des pertes cumulées dépassant les 230 millions$ au cours des quatre prochaines années, la Régie devrait alors compenser la Banque Nationale pour les pertes qui s’ajouteraient par la suite. »
Bref, la Banque nationale ne prend pratiquement aucun risque dans cette transaction qui lui permettra d’acquérir des actifs de plus de 3 milliards$, de même que les 32 succursales et les quelques 150 000 clients de Trustco Général. En gros, le procédé revient à privatiser les profits et à socialiser les pertes.
M. Angers n’en conclut pas moins que le président de la Régie, était « moralement justifié d’intervenir ». Il écrit qu’un échec de la transaction aurait pu engendrer « des problèmes plus graves encore pour la Régie de l’assurance-dépôt du Québec et la réputation des institutions financières québécoises ».
Quant à l’Industrielle-Alliance, « c’est sa solvabilité même qui risquait d’être mise en cause », écrit M. Angers, ce qui n’est pas peu dire. Employant une image qui illustre avec force la gravité de la situation, le chroniqueur est d’avis que personne ne pourra reprocher à M. Bouchard « d’avoir voulu éteindre le feu avant qu’il ne se transforme en conflagration ».
Puis, les événements se précipitèrent : le 22 mars 1993, Trustco Général se déclare incapable de rembourser une débenture de 56.2 millions$ arrivée à échéance. Le lendemain, la compagnie annonce par voie de communiqué qu’elle a suspendu le paiement du dividende trimestriel sur ses actions privilégiées catégorie A et ce jusqu’au 15 avril.
La même journée à l’Assemblée nationale, le député de l’opposition péquiste, M. Richard Holden, qualifia la transaction comme étant « hautement clandestine et, sinon illégale, pour le moins clairement illégitime ». De son côté, M. Claude Béland, président du Mouvement Desjardins, le principal bailleur de fonds de la Régie de l’assurance-dépôt, dénonça publiquement la transaction.
Le 1er avril, M. Garneau annonce via un communiqué de presse qu’il démissionne de ses fonctions de président et de chef de la direction à Trustco. Le motif ? Éviter les « apparences de conflit d’intérêts » et « assurer la transparence et l’impartialité auprès des porteurs de débentures et actionnaires, relativement aux transactions en cours ». [6]
Ce qui n’est pas sans rappeler ce bon vieux dicton au sujet des rats qui sont toujours les premiers à quitter le navire lorsque celui-ci commence à prendre l’eau. Sauf que dans le cas du naufrage de Trustco, M. Garneau était plutôt le capitaine du vaisseau, ce qui ne fait que rendre plus scandaleux son départ précipité. Il a donc « courageusement » décidé de léguer à un autre que lui la tache ingrate qui est celle de ramasser les dégâts. Ainsi, M. Garneau brillera par son absence lors de toutes les assemblées publiques convoquées pour discuter du sort de Trustco, même les assemblées annuelles d’actionnaires.
Cela ne veut pas dire pour autant que M. Garneau se retire complètement des activités de Trustco. En effet, M. Garneau pourra néanmoins conserver une certaine influence puisqu’il demeure membre du conseil de la société de fiducie. Par ailleurs, on notera aussi que pour le remplacer à la direction de Trustco, il nomme M. Pierre Goyette, son ancien lieutenant à l’époque où M. Garneau présidait aux destinées de la Banque d’Épargne. Avec son ancien bras droit à la barre de Trustco, M. Garneau pourra dormir tranquille sur ses deux oreilles : aucune mauvaise surprise ne l’attend.
Lors du défaut de paiement de Trustco, la valeur totale des débentures s’établissait à 145 435 000$, dont environ la moitié (71 920 000$) était détenue par près de 2000 petits épargnants. Les détenteurs d’actions privilégiées, dont la valeur nominale s’élève à 50 millions$, y perdront la totalité de leur mise, tandis que la caisse de retraite des employés de l’Industrielle écopera sérieusement de la mauvaise administration de Trustco.
En mai, M. Michaud, qui estime avoir perdu 65 000$ des économies de son régime d’épargne-retraite dans ce désastre, fait une première sortie publique dans le dossier Trustco. Il invite alors tous les petits épargnants qui sont porteurs de débentures de Trustco à se présenter à l’assemblée générale du 25 mai. Il exige de la Banque Nationale qu’elle « se porte garante de la valeur totale des débentures détenues par des particuliers dans Trustco » et qu’elle accorde « préséance absolue » à ceux-ci.
Surtout, il demande à ce que les différentes institutions impliquées dans la transaction se subordonnent aux particuliers et acceptent de recevoir plus tard leur dû. En d’autres mots, M. Michaud leur demande de passer leur tour afin que les petits porteurs de débentures soit remboursés prioritairement. [7]
Puis, le 6 juillet 1993, les détenteurs de débentures acceptent « dans un élan quasi unanime de résignation », écrit le journaliste Robert Dutrisac, l’offre de la direction de Trustco de versé 30 cent pour chaque dollar, ou 28.7 millions$ sur les 95 millions$ prêtés par les petits épargnants. Le plan prévoit aussi que les quatre institutions financières impliquées accepteront de passer leur tour lors de la première ronde de versement en capital suivant la liquidation des actifs. [8]
Voici comment M. Michaud décrira plus tard les circonstances dans lesquelles les porteurs de débentures ont acquiescé à la proposition de Trustco : « …après que l’on nous eut mis le couteau sur la gorge, à une assemblée burlesque, où le modèle stalinien des procurations existait et où on nous a dit : Bien, prenez 0,30 $, parce que vous êtes mieux... si vous vous mettez en faillite, vous aurez un peu moins. Et, finalement, on a eu 0,30 $ sur 1,00 $. Et, pour le reste, on a dit : Attendez, patientez pendant quatre ans, on vous versera peut-être des intérêts si la liquidation des actifs à la fois de Trustco Général et de Trust Général du Canada... » [9]
La transaction Trustco-Banque Nationale fit plus tard l’objet d’un projet de loi, appelé « Loi concernant la cession des biens et de l’entreprise de Trust général du Canada et de la compagnie Sherbrooke Trust », qui est parrainé par le député libéral et président du Conseil du trésor, M. Jacques Chagnon. Le projet de loi fut débattu et adopté à la commission permanente du budget et de l’administration de l’Assemblée nationale, le 2 décembre 1993.
Celui qui présente le projet de loi n’est pas le député Chagnon, mais plutôt l’avocat Gérard Coulombe qui représente les intérêts de la Banque Nationale. Me Coulombe se fait évidemment rassurant au cours de sa brève présentation du projet de loi. Il prétendra que « Toute personne qui pouvait avoir des réclamations ou des recours est protégée » par les dispositions contenues dans le projet de loi.
Suite à quoi Mme Louise Robic qui, à titre de ministre déléguée aux finances, est celle qui est responsable de la Régie, ne perd pas un instant pour faire l’éloge du projet de loi : « C’est une très bonne transaction et on ne peut qu’appuyer cette transaction. » Ce fut ensuite au tour du député péquiste Holden de prendre la parole. Il demande alors à voir le contrat. Après tout, si la transaction est si bonne que ça, la ministre Robic devrait normalement se faire un plaisir d’en exhiber une copie au député de l’opposition.
Or, le président de la Régie de l’assurance-dépôt du Québec, M. Bouchard, ne peut fournir le contrat car il avoue que la transaction fait encore l’objet de discussions entre la Régie et la Banque Nationale !
« Le contrat n’est pas encore conclu entre la Régie et la Banque parce qu’on est encore en discussion pour terminer cette transaction-là, parce que les discussions continuent également avec la Caisse de dépôt pour finaliser le financement… », explique M. Bouchard. « Est-ce que les montants d’improductifs est encore de 297 000 000$ moins 100 000 000$ ? La Banque dit que c’est plus ; nous on dit que ce n’est pas autant que le Banque dit. Alors, on est encore en discussion là-dessus. » Ça promet…
En tout et pour tout, la procédure d’« étude » et d’adoption du projet de loi n’a nécessité qu’à peine 16 minutes du précieux temps de la Commission ! De toute façon, en l’absence d’entente finale, que pouvait-il y avoir à discuter ? Il n’en demeure pas moins que l’attitude des autorités publiques depuis le début soulève des questions plutôt troublantes. Ce qui nous amène à nous questionner s’il n’y aurait pas eu une quelconque forme de favoritisme dans la façon que les institutions publiques, qui relèvent du gouvernement, ont géré le dossier Trustco.
La question se pose d’autant plus que la Régie aurait dû suivre la procédure d’appel d’offres à partir du moment où elle fut appelée en renfort pour assister financièrement la transaction, comme le faisait remarquer M. Angers dans le quotidien Le Soleil. Or, Trustco a négocié directement et exclusivement avec la Nationale. Et que dire de la ministre Louise Robic, cette ancienne présidente du Parti libéral du Québec (1982-85) qui vante les mérites d’une transaction avant même que celle-ci ne soit finalisée ? Faut-il y voir un flagrant délit de parti pris ? [10]
Chose certaine, le fait que c’était les libéraux de M. Robert Bourassa qui étaient encore au gouvernement au moment de l’affaire Trustco n’a certainement pas pu nuire à ce que les choses se passent de la façon dont M. Garneau le souhaitait. Toutefois, au-delà de ces observations, il n’existe aucun élément de preuve démontrant l’existence de favoritisme dans ce dossier. Après tout, peut-être était-ce dans les habitudes de ce gouvernement de s’embarquer à l’aveuglette dans le sauvetage d’entreprises en déroute ?
Conscients que lui et les autres petits porteurs de débentures se sont faits royalement roulés, M. Michaud multiplie les dénonciations sur la place publique au nom de son association. Il révèle qu’en 1991 et en 1992, 12 millions$ ont été versés en dividendes aux propriétaires d’actions privilégiés et ordinaires de Trustco alors que la compagnie était déjà dans le rouge. Plus scandaleux encore, il dévoile qu’un dividende de 716 000$ fut payé aux actionnaires privilégiés le 15 janvier 1993, soit à peine quelques semaines avant que Trustco se retrouve en défaut de paiement. [11]
M. Michaud exigera de recevoir copies des procès-verbaux des réunions au cours desquelles les membres du conseil d’administration ont approuvé le paiement de dividendes afin de connaître notamment l’identité de ceux qui en furent les heureux bénéficiaires. Il demandera également à la Commission des valeurs mobilières du Québec [CVMQ] de faire enquête sur l’ensemble du dossier Trustco. Or, la CVMQ lui répondra qu’elle n’a pas le mandat d’enquêter sur la légalité d’un dividende et conclura que rien n’indique que Trustco avait agit illégalement.
Le 4 juin 1996, M. Michaud revient à la charge lors d’une consultation générale relativement à la Loi sur les valeurs mobilières devant la Commission permanente du budget et de l’administration de l’Assemblée nationale. Il lit entre autres des extraits de plusieurs lettres écrites par les membres de son association, qui témoigne de leur désarroi :
« L’argent qui est retenu, je l’ai gagné sou par sou à laver des planchers et des murs et à subir les sautes d’humeur de patronnes parvenues. Je trouve injuste que des maisons comme Trustco général, Lévesque Beaubien et la Banque nationale retiennent notre dû. »
« Je suis une vieille dame de 83 ans […] malade en plus, qui songeait à la résidence pour juillet 1994, mais maintenant le pourrais-je ? Ce 50 000 $ provenait de la vente de ma maison. »
« Un sentiment d’impuissance nous envahit tous, simples épargnants, face aux banques, trusts, qui permettent à leurs dirigeants de rouler carrosse doré grâce à notre argent si durement économisé. »
Réunis en assemblée générale un an plus tard, l’association des petits épargnants de M. Michaud menace de lancer une campagne de boycottage contre l’Industrielle-Alliance et d’intenter des poursuites contre les administrateurs en poste lors de la déconfiture de l’entreprise. L’association réclame aussi une enquête publique sur cette affaire de même que la création d’un fonds d’indemnisation des victimes. [12]
En mars 1998, une mauvaise surprise attend les petits porteurs de débentures. Contrairement à la Banque Nationale, l’Industrielle-Alliance et la Caisse de dépôt et de placement du Québec se sont tous deux inscrits en priorité sur le deuxième versement en capital provenant de la vente des derniers immeubles appartenant autrefois à Trustco. La Caisse empochera 771 000$ tandis que l’Industrielle recevra 10.24 millions$. M. Garneau défendra publiquement cette décision, en disant que les mutualistes de sa compagnie avaient perdu 200 millions$ dans Trustco. [13]
Enfin, en décembre de la même année, quelque 2 300 détenteurs de débentures reçoivent un montant additionnel correspondant à 16¢ par dollar investi dans Trustco, portant ainsi à un total de 52¢ par dollar les sommes remboursées aux petits épargnants. « Mais nous aurions pu récupérer 10 millions de plus si l’Industrielle-Alliance s’était montrée compatissante », de faire remarquer M. Michaud. Mais l’impitoyable monde des affaires ne connaît pas le langage de la compassion, seulement celui du profit. [14]
C’est cette même année, en 1998, qu’un des directeurs de l’Industrielle-Alliance, M. David R. Peterson, se retrouvera lui-même plongé dans l’embarras lorsque survient une autre débâcle financière de grande envergure, soit celle de YBM Magnex International Inc. À l’instar de M. Garneau, M. Peterson était également un homme de pouvoir de la grande famille libérale avant de se joindre à l’Industrielle. En 1982, il était élu chef du Parti libéral de l’Ontario, province dont il sera le premier ministre, de 1985 à 1990.
Après la défaite des libéraux ontariens aux mains du NDP, M. Peterson retourna dans le monde des affaires. En 1991, soit la même année où M. Garneau devint le grand patron de l’Industrielle-Alliance, M. Peterson est élu directeur et membre du conseil d’administration de la compagnie d’assurance, où il représente les titulaires de contrats.
En tant qu’ancien politicien libéral, M. Garneau ne pouvait tout de même pas être totalement étranger à l’embauche de cette grosse pointure de la grande famille libérale au sein de l’entreprise qu’il dirigeait. Il est d’ailleurs reconnu que les dirigeants de grandes entreprises raffolent des anciens politiciens, à qui ils offrent des postes honorifiques. Cela donne du prestige à leur entreprise, et cela inspire la confiance chez les investisseurs. Toujours soucieux de dominer ses compétiteurs, à l’Industrielle-Alliance, on offre deux ex-politiciens pour le prix d’un !
En novembre 1999, M. Peterson, de même que neuf autres directeurs de YBM Magnex et deux firmes de courtage, furent accusés devant la Commission des valeurs immobilières de l’Ontario d’avoir caché aux investisseurs que la compagnie faisait l’objet d’une enquête du FBI aux États-Unis que les actions de YBM Magnex étaient toujours en vente sur le marché canadien. [15]
Cette enquête policière révéla que la mission officielle de YBM Magnex, soit la fabrication et la distribution d’aimants industriels, n’était en fait qu’une façade pour s’adonner à une vaste opération de blanchiment d’argent pour le compte du crime organisé russe. Ainsi, l’homme derrière YBM Magnex était nul autre que M. Semion Mogilevitch, un puissant caïd de la Mafia russe qui a déjà été décrit comme le « gangster le plus dangereux au monde » par un journaliste américain.
Au Canada, YBM Magnex était d’abord apparue à la bourse d’Alberta en 1995, avant de passer à la bourse de Toronto, l’année suivante. En 1997, le commerce de ses actions était tel que YBM Magnex figurait sur l’indice des valeurs de premier ordre du TSE 300, soit le palmarès des 300 plus importantes entreprises inscrites à la Bourse de Toronto. Mais lors de l’effondrement de YBM Magnex, en 1998, des investisseurs canadiens, des particuliers et des investisseurs collectifs dans des régimes de pension, s’étaient soudainement retrouvés avec quelque 635 millions$ d’actions dont la valeur était désormais réduite à néant.
Après 124 journées d’audiences, la CMVO rendit son jugement. Le 4 décembre 2003, les commissaires ontariens interdisent à cinq des dix ex-directeurs de YBM Magnex de siéger sur des conseils d’administration d’entreprises canadiennes pour des périodes allant de trois ans jusqu’à la perpétuité. La CMVO condamna aussi certains des anciens directeurs et deux firmes de courtage à payer des amendes totalisant 1.3 millions$. M. Peterson fut toutefois épargné, et ce, même si la CVMO blâma l’ancien premier ministre libéral pour son manque « de perspicacité et de leadership » dans cette affaire. [16]
Malgré la controverse, M. Peterson pu néanmoins continuer à siéger tranquillement aux côtés de M. Garneau sur le conseil d’administration de l’Industrielle-Alliance comme si de rien n’était. Ainsi, lors des assemblées annuelles des actionnaires et des porteurs de police d’assurance de l’Industrielle-Alliance, M. Peterson fut réélu de façon routinière à son poste, en 2000, puis en 2003. Son mandat actuel expire en 2006.
(suivant)
Sources :
[1] La Presse, « Entourloupettes comptables », par Yves Michaud, 3 juin 2003.
[2] La Presse, « L’Industrielle-Alliance devient partenaire de la BN », par Miville Tremblay, 2 février 1993.
[3] Le Devoir, « Trustco Général—Une ténébreuse affaire », par Yves Michaud, 15 juillet 1993.
[4] Le Devoir, « Le Trust Général—L’épine au pied de l’Industrielle-Alliance », par Serge Truffaut, 11 mars 1993.
[5] Le Soleil, « Une transaction nébuleuse », « Un précédent qui change les règles du jeu », par Georges Angers, 20 et 23 mars 1993.
[6] Le Devoir, « Trustco Général—Garneau cède sa place pour éviter les apparences de conflit d’intérêts », par Robert Dutrisac, 2 avril 1993.
[7] Le Soleil, « Yves Michaud les convie à une réunion le 25 mai—Trustco Général : des pertes de 25 millions$ pour 1500 épargnants », par Didier Fessou, 19 mai 1993.
[8] Le Devoir, « Les porteurs de débentures se résignent—Feu vert à Trustco Général », par Robert Dutrisac, 7 juillet 1993.
[9] Consultation générale sur la Loi sur les valeurs mobilières à la Commission permanente du budget et de l’administration de l’Assemblée nationale, séance du 4 juin 1996.
[10] Le Soleil, « Où était donc la Régie ? », par Georges Angers, 11 mai 1993.
[11] Le Devoir, « Yves Michaud réclame une enquête sur Trustco », 13 janvier 1994.
[12] Le Soleil, « Un ultimatum des petits porteurs de Trustco Général à l’Industrielle-Alliance », par Hélène Baril, 9 mai 1997.
[13] Le Devoir, « Liquidation de Trustco Général—La Banque Nationale et sa filiale cèdent 5 millions$ aux petits porteurs », par Robert Dutrisac, 13 mars 1998.
[14] Le Devoir, « Les petits porteurs auront reçu 52¢ pour chaque dollar », par Gérard Bérubé, 4 décembre 1998.
[15] Toronto Star, « Securities charges filed against former Ontario premier », by Theresa Tedesco, November 2 1999.
[16] CBC, « Securities regulators levy $1.2 million in fines, penalties in YBM Magnex case », December 4 2003.