Raymond Garneau et les narcodollars du clan Caruana-Cuntrera
Dossier Raymond Garneau -partie 7
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Un aveuglement volontaire qui saute aux yeux
Lorsque M. Claude Ryan se retira de la direction du PLQ après la défaite des libéraux aux élections provinciales d’avril 1981, une nouvelle opportunité s’offrait alors à M. Garneau de tenter une seconde fois sa chance pour conquérir la chefferie du Parti.
Contrairement à la précédente campagne à la chefferie, certains membres de l’establishment libéral courtisèrent M. Garneau afin de le convaincre de se lancer dans la course et de replonger en politique provinciale pour reconduire les libéraux au pouvoir. Même le grand patron des libéraux fédéraux, M. Pierre Eliott Trudeau, y est allé de ses encouragements personnels à M. Garneau lors d’un dîner à la résidence officielle du premier ministre du Canada, au 24 Sussex Drive, à Ottawa, en juin 1983.
Mais M. Garneau n’était pas prêt à sacrifier les nombreux avantages qui accompagnaient désormais sa vie de dirigeant de banque dans une course au leadership qu’il n’était pas assuré de remporter. À l’époque où M. Garneau présidait aux destinées de la Banque d’Épargne, un chauffeur l’attendait chaque matin à la porte de sa maison de Westmount, située près du Summit Circle. [1]
C’est au cours du règne de M. Garneau à la tête de la Banque d’Épargne que cette institution deviendra impliquée dans une sombre affaire de blanchiment d’argent. Précisons tout de même qu’à cette époque, le blanchiment d’argent n’était pas encore considéré comme une infraction criminelle au Canada. Ainsi, les banques à charte canadiennes n’étaient pas obligées de divulguer ni à la police, ni au fisc, l’origine de l’argent et l’identité des clients qui effectuent des transactions chez elle.
Par contre, notons aussi qu’aux États-Unis depuis 1970, la loi sur le secret bancaire exige de toutes les banques qu’elles rapportent au fisc toute transaction effectuée en argent comptant et excédant la somme de 10 000$. Au Canada, il faudra attendre jusqu’à l’an 2000, soit trente ans plus tard, avant qu’une pareille obligation soit imposée aux banques canadiennes.
Dans le livre « Les liens du sang », paru en 2001, un sergent de la GRC qui avait été responsable d’une vaste enquête sur le blanchiment de narcodollars allégua que M. Garneau avait délibérément fermé les yeux sur les transactions plus que suspectes que menaient les membres du clan Caruana-Cuntrera à l’une des succursales de la Banque d’Épargne, au début des années ’80.
Ce livre, écrit par les journalistes d’enquête MM. Antonio Nicaso et Lee Lamothe, trace l’histoire du clan des Caruana-Cuntrera, une puissante famille mafieuse alors considérée par les services policiers de différents pays comme de véritables chefs de file dans le domaine de la corruption et du blanchiment d’argent de la drogue à l’échelle internationale. Pour ces raisons, ce groupe mérite une petite introduction.
Le clan Caruana-Cuntrera, était aussi connu sous le nom de la « famille de Siculiana », du nom du petit village sicilien dont sont originaires plusieurs de ses membres. En 1966, un tribunal de la province d’Agrigente, en Sicile, avait conclu que Siculiana avait été sous le contrôle de la Mafia pendant de nombreuses années. Selon la cour, MM. Giuseppe et Leonardo Caruana ainsi que M. Pasquale Cuntrera exploitaient chacune des activités économiques du village et de ses alentours dans une atmosphère d’intimidation et de violence qui dissuadaient toute dénonciation à leur endroit. [2]
Déjà, un lien apparaît entre le clan Caruana-Cuntrera et un membre éminent de la grande famille libérale : M. Alfonso Gagliano, qui deviendra un des personnages clé du scandale des commandites. En janvier 1978, lorsque le parrain de Mafia montréalaise, M. Paolo Violi, meurt assassiné, l’un des membres de la famille de Siculiana, M. Agostino Cuntrera, figura parmi les accusés.
À ce sujet, MM. Nicaso et Lamothe écrivent dans leur livre que « L’arrestation de M. Cuntrera causa quelques remous dans le monde de la politique. Le quotidien montréalais La Presse rapporta que le comptable de ce Cuntrera était Alfonso Gagliano, un membre influent du Parti libéral au Québec, spécialiste des levées de fonds et plus tard député. »
Fait intéressant, dans la biographie sur la vie de M. Gagliano publiée en 1997, il est brièvement fait référence à la conception qu’avait ce dernier de la profession de comptable. Selon l’auteur Serge Gosselin, M. Gagliano disait souvent : « comme les médecins, les comptables vont souvent chez leurs clients », lit-on dans ce petit livre qui fut vraisemblablement financé avec l’argent des commandites. [3]
Bien entendu, on conviendra qu’il existe une grande différence entre les deux professions. Il ne peut y avoir quelque chose de plus irréprochable qu’un médecin qui visite souvent ses patients, même si le patient se trouve à être impliqué dans le crime organisé. Toutefois, dans un contexte de blanchiment d’argent, la profession de comptable n’a, elle, rien d’innocent. Le comptable joue alors un rôle crucial de façon à camoufler la provenance des fonds en maquillant les livres.
M. Gagliano n’eut d’autre choix que de reconnaître qu’il connaissait M. Cuntrera. Il expliqua qu’il l’avait rencontré à l’occasion de mariages et de cérémonies religieuses. Plus intéressant encore, le futur ministre des travaux publics du gouvernement Chrétien avoua avoir côtoyé M. Cuntrera à l’Association de Siculiana, un groupe culturel que Gagliano lui-même avait fondé et dont il était président. En effet, à l’instar des membres du clan Caruana-Cuntrera, M. Gagliano a grandi, lui aussi, dans ce même petit village sicilien. D’ailleurs, après sa sortie de prison, M. Agostino Cuntrera deviendra lui-même président de l’Association fondé par M. Gagliano. [4]
C’est aussi en 1978 que les frères Caruana — Alfonso, Pasquale et Gerlando—se regroupèrent pour fonder leur première entreprise commerciale au Canada, Les Importations Carvel Inc. C’est dans ce contexte que le clan Caruana-Cuntrera commença à faire affaire avec la Banque d’Épargne de la Cité et du District de Montréal. Ainsi, chacun des trois frères Caruana demanda et obtint un prêt de 10 000$ de la succursale Dollard-des-Ormeaux de la Banque d’Épargne. [5]
Le rôle de la Banque d’Épargne dans l’affaire de blanchiment d’argent sera éventuellement mis à jour par le sergent Mark Bourque, qui travaillait à l’époque à la division sur les produits de la criminalité (Anti-Drug Profiteering Section) de la GRC, à Montréal. Durant les années ’80, le Sgt Bourque dirigea une méga-enquête internationale sur les activités du clan Caruana-Cuntrera, baptisée Projet Pèlerin, qui avait été initiée suite à l’une des plus importantes saisies de l’histoire de la GRC, le 21 juin 1985.
La police avait alors intercepté pas moins de 58 kg d’héroïne pure à 65% d’une valeur de 300 millions$ sur le marché noir. Cette saisie mena à l’arrestation de quatre membres du clan Caruana-Cuntrera à Montréal, dont le frère de M. Alfonso Caruana, Gerlando, qui fut condamné un an plus tard à vingt ans d’emprisonnement pour son rôle dans cette affaire.
Pendant qu’il continuait à brasser de grosses affaires avec la Banque d’Épargne, M. Alfonso Caruana, qui était surnommé le « Fantôme » en Italie parce qu’aucun policier n’avait jamais réussi à l’apercevoir, était recherché par les autorités italiennes en vertu d’un mandat d’arrestation international émis le 12 février 1983, dans lequel il était accusé à la fois « de faire partie d’une organisation criminelle de type Mafia connue sous le nom de « Cosa Nostra » et de s’occuper « principalement de transactions en rapport avec l’achat de drogue et le réinvestissement des profits ». [6]
Un an plus tôt, soit le 22 février 1982, les policiers de la GRC avaient aussi mis la main sur 50 grammes d’héroïne et une quantité équivalente de haschisch liquide au domicile de M. Giuseppe Caruana, un des neveux d’Alfonso, à Saint-Léonard. Il fut alors arrêté pour trafic d’héroïne et condamné à sept années de prison. Quant au père de Giuseppe, M. Giovanni Caruana, il fut condamné par contumace par un tribunal de Palerme à quatre années de prison pour association avec la Mafia, en janvier 1985.
Les auteurs du livre “Les liens du sang” décrivent comment le clan Caruana-Cuntrera avait arrêté son choix sur la succursale Dollard-des-Ormeaux : « À la Banque d’Épargne, le contact des Caruana-Cuntrera était le gérant, Aldo Tucci, qui, selon les fichiers de la police, avait été « contaminé » en 1978 par Giuseppe Cuffaro. Le Projet Pèlerin fit ressortir un modèle auquel obéissait toujours le choix des partenaires : l’employé de la banque était d’origine sicilienne ou italienne. Son efficacité et sa discrétion étaient « testées » par l’organisation ; une fois le choix approuvé, on utilisait sa succursale pour blanchir des sommes d’argent de plus en plus importantes ». [7]
« On y voyait des dépôts de plusieurs millions de dollars en devises américaines qui étaient ensuite transférés dans des comptes de banque en Suisse. Ces dépôts avaient lieu de façon régulière, souvent trois ou parfois cinq fois dans une même semaine. », indique le Sgt Bourque.
Certains employés devaient avoir le sentiment qu’il y avait anguille sous roche car certains d’entre eux se plaignirent que les billets verts qu’apportait M. Caruana sentaient le moisi. Mais, citant à nouveau le sergent de la GRC, les auteurs du livre rapportent que le clan Caruana-Cuntrera ne s’était pas trompé sur la loyauté de leur fidèle gérant de banque : « Tucci allait même jusqu’à menacer ses employés si l’un d’eux faisait allusion à ces dépôts exorbitants, ou révélait [qui les faisait] », dit Bourque. Le policier ajouta par ailleurs que le gérant avait parfois demandé à certains caissiers d’arriver plus tôt au travail pour compter les billets les jours où il y avait des livraisons d’argent. Ça c’est ce qu’on appelle du service ! [8]
En fait, la symbiose entre M. Tucci et ses potes du clan Caruana-Cuntrera était si complète que le gérant de banque va mettre sur pied six compagnies pour le compte de la famille de Siculiana. Plus loin, les auteurs du livre écrivent : « Pendant ce temps, à la succursale, les choses se passaient de façon si ouverte qu’Alfonso Caruana arrivait avec un petit camion rempli de sacs d’argent et les traînait à l’intérieur de la banque. Un jour, le dépôt, en argent comptant, dépassait le million de dollars. On créa un compte spécial—le “Alfonso Caruana—Secteur international ». [9]
Selon MM. Lamothe et Nicaso, « Il y avait tellement d’argent provenant de la drogue, en dollars américains, qui entrait dans cette succursale que cela finit par faire partie des modes d’activité de la banque. “Les dépôts en billets américains devinrent si importants que la succursale Dollard-des-Ormeaux de la Banque d’Épargne en vint à remplacer la Banque du Canada pour répondre aux besoins en devises américaines des 85 autres succursales de la banque dans la région de Montréal”, dit Bourque, qui estimait les demandes de ces succursales à 1 million de dollars par semaine. » [10]
Comme le note judicieusement les auteurs de “Les liens du sang”, la Banque d’Épargne y trouvait évidemment son compte : « Pour la banque, c’était de l’argent vite fait. Les Caruana-Cuntrera déposaient leurs dollars américains en liquide dans des comptes en fonds canadiens, puis ils achetaient des traites bancaires en dollars américains et la banque reconvertissait leurs fonds en devises américaines. »
Spécifions à ce sujet qu’une traite bancaire correspond à un chèque garanti par la banque. « La banque touchait un pourcentage sur chaque transaction : des frais de 2% pour changer d’abord les billets américains en devises canadiennes, et ensuite un autre 2% pour convertir ces dollars canadiens en chèques bancaires américains. », écrivent encore MM. Nicaso et Lamothe. [11]
Pour le Sgt Bourque, il est clair que la Banque avait délibérément choisi de fermer les yeux. « Lorsque quelqu’un dépose d’énormes sommes en argent liquide, toujours en devises américaines, et les retire presque immédiatement sous formes de traites bancaires—beaucoup plus discrètes et pratiques —, l’aveuglement volontaire des banques canadiennes ne fait pas de doute », affirme l’enquêteur de la GRC. [12]
Le surintendant de la GRC, M. Rod Stammler, de la division des stupéfiants, semble aussi de cet avis. Il confie au quotidien The Gazette qu’il n’existe aucune entreprise légale à Montréal qui est en mesure de générer des fonds si importants sur une si courte période de temps, particulièrement en devises américaines. [13]
Les calculs du Sgt Bourque lui permirent d’établir le volume de narcodollars blanchis par la famille de Siculiana. « L’analyse finale de l’argent blanchi par les Caruana-Cuntrera en passant par la Banque d’Épargne entre octobre 1978 et décembre 1983 montre que le syndicat du crime fonctionnait à plein régime : en 1981, Alfonso Caruana avait établi 60 traites bancaires différentes totalisant 9 019 440$ US sur une période de six mois ; et Paolo, Liberio, Gaspara et Giuseppe Cuntrera avaient fait cinq traites totalisant presque 2 millions de dollars. Les autres dépôts, plus petits, allaient de 10 000$ à 885 000$. » [14]
Plus loin, on peut également lire que, « Au terme de son enquête financière, Bourque était parvenu à prouver qu’au cours d’une période de huit mois en 1981, Caruana avait fait transiter 21 608 605 $ CA en traites bancaires par son compte à la succursale Dollard-des-Ormeaux de la Banque d’Épargne. Les traites étaient destinées à plusieurs personnes, dont Pasquale Cuntrera, Gerlando Caruana et l’oncle d’Alfonso Caruana, Salvatore Vella. De plus, il signa des traites pour une somme additionnelle de 6 millions de dollars canadiens. » [15]
Puis, en novembre 1981, la Banque d’Épargne refusa soudainement d’émettre de nouvelles traites bancaires aux Caruana. Au même moment, M. Tucci fut aussi transféré dans une autre succursale de la banque, situé sur la rue Jean-Talon. En fait, tout indique que par cette manœuvre, la Banque d’Épargne n’avait nullement l’intention de contraindre M. Tucci à couper les ponts avec le clan Caruana-Cuntrera, mais plutôt de brouiller les pistes afin de sauver les apparences.
Ainsi, à la nouvelle succursale, M. Tucci a pu poursuivre son petit manège en toute quiétude et continuer à administrer les six compagnies qu’il avait mis sur pied pour le clan Caruana-Cuntrera. Par une coïncidence pour le moins frappante, au moins trois de ces six compagnies se trouvent justement aussi sur la même rue où se trouve la nouvelle succursale de M. Tucci, soit la rue Jean-Talon, dans le secteur de Saint-Léonard (Select Inc., 6234 Jean Talon Est, Financement Video Select Corp., 6246 Jean Talon Est et Administration Alger Inc., 6020 Jean Talon Est). Le transfert de M. Tucci avait-il pour but de rapprocher celui-ci de ses compagnies ?
Ce n’est qu’en 1984 que M. Tucci sera finalement contraint par ses supérieurs de démissionner, soit la même année où M. Garneau quitte la banque pour se lancer dans l’arène politique fédérale. Après son départ de la banque, M. Tucci vendit sa maison de 100 000$ et s’en fit construire une autre, d’une valeur celle-là de 250 000$ à Saint-Léonard, juste en haut de la rue où se situe la maison de M. Alfonso Caruana. Il s’acheta aussi une Corvette.
Étrangement, le Projet Pèlerin n’aboutit à aucune accusation. Pourtant, le Sgt Bourque avait mis les bouchées doubles : pour les fins de son enquête, il interviewa environ 300 personnes et son rapport final comptait pas moins de 3600 pages ! Mais, comme l’écrivent les auteurs, « les représentants du système bancaire canadien n’étaient pas très contents de Bourque et le gouvernement n’appuyait pas ses efforts. » [16]
Autrement dit, l’enquête du Sgt Bourque dérangeait en haut lieu. C’est ainsi qu’après le Projet Pèlerin, il fut muté à la Section de protection des dignitaires de la GRC, où il sert désormais de gorille pour les représentants des pays étrangers en visite au Canada.
Le Canada n’a donc pas volé sa réputation d’être un pays plutôt mou en matière de lutte au blanchiment d’argent. Mais l’enquête de M. Bourque intéressait des corps policiers de d’autres pays, notamment l’Italie. Ainsi, en décembre 1990, la collusion entre la Banque d’Épargne et le clan Caruana-Cuntrera attira l’attention des autorités judiciaires italiennes.
Ce mois-là, le juge-enquêteur italien Gioacchino Natoli se rendit au Canada pour tenir trois journées d’audience. Son intérêt porta entre autres sur les activités financières des membres du clan Caruana-Cuntrera. MM. Nicaso et Lamothe font un compte-rendu du témoignage du gérant de banque à la solde du clan Caruana-Cuntrera :
« Aldo Tucci se présenta devant Natoli afin de lui expliquer ses façons de fonctionner dans les années 1980, lorsque Alfonso Caruana arrivait à la succursale qu’il dirigeait avec des sacs remplis de coupures. Prétextant qu’il ne faisait que suivre les ordres, Tucci affirma que des responsables haut-placés dans la hiérarchie de la banque l’avaient encouragé à faire affaire avec les mystérieux Siciliens qui remplissaient les voûtes de la banque d’argent américain. « [La banque] faisait une fortune. » Tucci prétendit que le président et chef de la direction de la banque, Raymond Garneau, l’avait autorisé à continuer d’assurer les transactions, mais il admit avoir égaré la lettre d’autorisation que Garneau lui avait prétendument remise. »
« Tucci raconta aussi qu’il avait reçu un jour un coup de téléphone du service des devises étrangères de la banque, qui était à court de devises américaines. On lui avait demandé s’il pouvait mettre fin à cette pénurie. Et lorsqu’il fut transféré à une autre succursale de la Banque d’Épargne, les comptes de la famille de Siculiana le suivirent parce que, selon Tucci, ses supérieurs à la banque “le voulaient ainsi ” ». [17]
Commentant le témoignage de M. Tucci, les auteurs de « Les liens du sang » font remarquer que « La stratégie de Tucci consistait à blâmer la banque—ce qui n’était pas très différent des opinions exprimées par Mark Bourque dans deux rapports détaillés qu’il avait fait parvenir à ses supérieurs, et pas très différent non plus des commentaires d’un enquêteur de la police qui préférait garder l’anonymat : “Je ne sais pas comment définir la conduite de M. Garneau dans ces circonstances”, dit celui-ci. L’argent de la Mafia faisait bien l’affaire des banques, et tout le monde fermait les yeux. Même face à l’évidence. ” » [18]
Mais que dit justement à ce sujet le principal intéressé, M. Garneau, face à d’aussi sérieuses allégations ? Voici le compte-rendu que font les auteurs du livre de leur rencontre avec cette grosse pointure de la grande famille libérale : « Les auteurs ont rencontré Raymond Garneau en février 2001. Celui-ci dit ne pas avoir un souvenir très précis de cette histoire de blanchiment d’argent, mais il se rappelle avoir reçu un avis légal des avocats de la banque l’avisant que la Banque pourrait être poursuivie si elle refusait de servir les Caruana et les Cuntrera. » [19]
Elle est bien bonne celle-là ! Voir si des Mafiosi s’adresseraient à des tribunaux pour contraindre une institution financière à blanchir leurs narcodollars ! En fait, la réaction plus vraisemblable des Caruana-Cuntrera aurait plutôt été de changer de banque, une perspective que M. Garneau avait sans doute ses propres raisons de redouter étant donné l’aspect très lucratif que représentaient les activités du clan mafieux pour la Banque d’Épargne.
Mais s’il arrive à se rappeler d’un obscur avis légal malgré son soi-disant manque de « souvenir très précis », c’est que M. Garneau développe une mémoire résolument sélective : il se doutait probablement qu’un jour il pourrait lui être plutôt utile de se rappeler de cet avis, qu’il pourra alors brandir comme un commode alibi.
En fait, rien n’obligeait la Banque d’Épargne à faire affaire avec les Caurana-Cuntrea. À ce que l’on sache, M. Garneau n’a pas été menacé, lui, contrairement aux employés travaillant sous les ordres de M. Tucci ! D’ailleurs, à la Banque Nationale, la direction avait réagi fort différemment de la Banque d’Épargne à l’égard des opérations de blanchiment d’argent effectuées par ce même groupe. En octobre 1982, les autorités de la Banque Nationale décidèrent de rompre leur relation d’affaire avec MM. Caruana et Cuffaro et d’alerter la GRC.
Dans une entrevue accordée quelques années plus tard au quotidien The Gazette, M. Marcel Vigneault, chef de la sécurité à la Banque Nationale confirma que la banque avait effectivement donné l’ensemble du dossier sur les opérations du clan Caruana-Cuntrera à la GRC. « Nous savons ce qui est arrivé à la [Banque d’Épargne] Cité et District et on ne voulait pas être impliqué dans ce genre de choses », a dit M. Vigneault. [20]
Les auteurs rapportent aussi que M. Garneau avança un autre argument pour sa défense : « Il n’y avait pas de loi (sur le blanchiment d’argent) à l’époque dit-il. Je ne pouvais même pas leur demander d’où provenait l’argent. Aujourd’hui, avec la législation en place, les choses se seraient passées différemment.” Garneau dit qu’il avait « triplé ou quadruplé » les frais de service sur les dépôts suspects, et c’est ce qui éloigna finalement les Caruana-Cuntrera de la banque. Il dit qu’Aldo Tucci perdit son emploi à la banque, non pour ses pratiques financières, mais à cause de renseignements sans rapport avec cette affaire, découverts par des enquêteurs privés engagés par la Banque d’Épargne. Tucci ne fut jamais inculpé. »
Bref, M. Garneau ne fait aucun secret du fait que la Banque d’Épargne n’a jamais inquiété M. Aldo Tucci, l’homme de paille des Caruana-Cuntrera. Bien entendu, M. Garneau n’a vraisemblablement été qu’un rouage à l’intérieur d’un vaste engrenage de recyclage de narcodollars dont la dimension exacte demeure encore sujette à spéculations.
Mais on ne peut sous-estimer non plus le pouvoir qu’il avait à la tête de la Banque d’Épargne. En tout cas, Raymond Garneau, lui, ne le sous-estime pas. Comme il le racontait lors d’une conférence donnée à l’occasion du congrès de l’Association des directeurs d’école du Québec, en avril 2002, M. Garneau était le seul maître à bord :
« Dans un cas comme dans l’autre, tant à la Banque qu’à la compagnie d’assurance, mes responsabilités de premier de cordée étaient laissées à mon imagination créatrice et à ma capacité de m’entourer de personnes compétentes. Ma performance, ma façon d’exercer mon imagination créatrice, allaient être mesurées par la croissance du chiffre d’affaires, par le rendement sur l’avoir des actionnaires et finalement par la valeur des actions de la société en Bourse. » [21]
En tant que grand patron, M. Garneau était redevable aux actionnaires, et à eux seuls, qui eux n’ont qu’un seul et unique critère, celui du rendement. En laissant l’une des succursales de la Banque d’Épargne brasser de grosses affaires avec le clan Caruana-Cuntrera, M. Garneau n’a fait qu’obéir à cette loi de la rentabilité et du profit qui gouverne le monde de la finance. Ce faisant, la Banque d’Épargne a tiré profit de son rôle dans le blanchiment de l’argent de la drogue
Les narcodollars du clan Caruana-Cuntrera contribuèrent à augmenter la performance de la Banque d’Épargne. Les actionnaires en avaient pour leur argent ; ils étaient donc satisfaits du leadership de M. Garneau. M. Garneau en tira donc lui aussi son propre bénéfice personnel puisque sa réputation en tant qu’administrateur bancaire efficace s’en retrouva renforcée.
M. Garneau avait donc de bonnes raisons de ne pas vouloir les perdre comme clients, ce qui fait de lui un complice, et, conséquemment, un personnage corrompu. Certains diront peut-être qu’il ne s’agit-là que d’une affreuse coïncidence. Mais pour M. Garneau, cela représentait davantage un heureux hasard plutôt qu’une malédiction.
En 1984, M. Garneau retourna en politique, et fut élu député au parlement fédéral, où il représenta la circonscription de Laval-des-Rapides. C’est d’ailleurs cette même année qu’Alfonso Gagliano fera lui aussi le saut en politique fédérale, où il devint député du comté de St-Michel-Anjou.
Voyez-vous ça : un ancien comptable des Caruana-Cuntrera et un ancien banquier complice des opérations de blanchiment du même clan siégeant tous deux à la Chambre des communes sous la bannière libérale ! Durant cette période, MM. Gagliano et Garneau ont d’ailleurs tous deux siégés, à titre de membres substituts, sur le Comité permanent des finances, du commerce et des questions économiques de la Chambre des communes.
Rappelons qu’à certains égards, le scandale des commandites c’est aussi une affaire de blanchiment d’argent. Que l’on parle de factures trafiquées, des emplois fictifs, des transferts de fonds publics camouflés dans des montages financiers, des sociétés d’État qui servent de couverture, le tout au profit du Parti Libéral du Canada et de ses amis, le financement secret du PLC s’apparente à une opération de blanchiment d’argent des plus sophistiquées.
À la commission Gomery, le spectre du blanchiment fut évoqué pour la première fois durant le témoignage de M. Jean Carle, l’ancien directeur des opérations du cabinet de M. Jean Chrétien. Le 4 février 2005, M. Carle était interrogé sur une soi-disante commandite de 125 000$ qu’il avait octroyée à la compagnie l’Information Essentielle alors qu’il était vice-président du marketing à la Banque de Développement du Canada (BDC). [22]
Aucun contrat n’avait été signé, et l’Information Essentielle, qui était dirigée par l’animateur de télévision Robert-Guy Scully, n’a jamais livré aucun service à la BDC en échange de la somme d’argent. Monsieur le juge Gomery avait alors comparé cette transaction à une opération de blanchiment d’argent. Les grands quotidiens montréalais rapportèrent l’échange suivant : « Si c’était une affaire de drogue, on appellerait ça du blanchiment d’argent. N’est-ce pas là les mêmes principes ? », demanda le juge Gomery au témoin Jean Carle. « Non, vous n’avez pas tort », répondit ensuite l’ancien protégé de M. Chrétien.
Le même type de modus operandi a par la suite été décrit par d’autres témoins qui défilèrent devant le juge Gomery ce printemps dernier. Lors d’échanges animés à la Chambre des communes, les partis d’opposition reprirent l’expression « argent sale » pour attaquer la légitimité du gouvernement libéral minoritaire.
On ne retiendra cependant pas grand chose du passage de M. Garneau à la Chambre des communes. L’ancien ministre des Finances est arrivé dans une période où les libéraux siégeaient dans l’opposition suite à l’écrasante victoire des conservateurs de M. Brian Mulroney lors des élections de septembre 1984, qui remportèrent 210 sièges des 300 du parlement fédéral. Par contre, sur la scène provinciale, les libéraux, de nouveau dirigés par M. Robert Bourassa, sont de retour au pouvoir à Québec, un an plus tard.
Néanmoins, M. Garneau était un député influent du PLC puisqu’il a été le chef du caucus libéral du Québec avant d’être nommé, en 1987, lieutenant du Québec pour le chef du Parti libéral de l’époque, M. John Turner. Après avoir été battu dans le comté d’Ahuntsic, lors des élections fédérales de 1988, M. Garneau retourne alors une fois de plus dans le secteur privé.
Le 16 décembre 1988, il est nommé président et chef des opérations du géant de l’assurance, l’Industrielle-Alliance, qui fêta sa centième année d’existence, en 1992. À l’époque, le rapport annuel de 1988 montrait que l’actif consolidé de l’Industrielle-Alliance avait atteint 9.1 milliards$. En comptant les 8.4 milliards$ en biens sous gestion, on arrive à un vertigineux total de 17.5 milliards$. [23]
(suivant)
Sources :
[1] « From Bourassa to Bourassa », by L. Ian MacDonald, 2002, McGill-Queen’s University, p.225.
[2] « The Rothschilds of the Mafia on Aruba », by Tom Blickman, Transnational Organized Crime Vol. 3, No. 2, Summer 1997.
[3] « Alfonso Gagliano—20 ans de vie politique », par Serge Gosselin, publié par « Les amis d’Alfonso », 1997, p.55.
[4] « Les liens du sang », Les Éditions de l’homme, par Antonio Nicaso et Lee Lamothe, 2001, p.74.
[5] Ibid., p.77.
[6] Ibid., p.35.
[7] Ibid., p.129 et 130.
[8] Ibid., p.130.
[9] Ibid., p.131.
[10] Ibid., p.132.
[11] Ibid., p.129.
[12] Ibid., p.131.
[13] The Gazette, « Mafia hid millions in Montreal banks », by William Marsden, April 7 1988.
[14] Op. cit., Les liens du sang , p.132.
[15] Op. cit., Les liens du sang , p.261.
[16] Op. cit., Les liens du sang , p.153.
[17] Op. cit., Les liens du sang ,p.152.
[18] Op. cit., Les liens du sang ,p.151 et 152.
[19] Op. cit., Les liens du sang ,p.151.
[20] The Gazette, « Mafia hid millions in Montreal banks », by William Marsden, April 7 1988.
[21] « Directeur d’école : gestionnaire de conflits et ingénieur de relations », notes pour la conférence de clôture du congrès de l’AQPDE à Saint-Adèle, donnée par M. Raymond Garneau le 30 avril 2002. http://www.grics.qc.ca/aqpde/premier_cordee/conference_cloture.html
[22] The Gazette, « Gomery sees money-laundering », by Joe Paraskevas, February 5 2005 ; Journal de Montréal, « Un protégé de Chrétien compare une transaction à du blanchiment d’argent », 5 février 2005.
[23] Le Devoir, « L’Industrielle-Alliance prend en 89 le temps de consolider son expansion », par Claude Turcotte, 14 mars 1989.
(précédent)
Un aveuglement volontaire qui saute aux yeux
Lorsque M. Claude Ryan se retira de la direction du PLQ après la défaite des libéraux aux élections provinciales d’avril 1981, une nouvelle opportunité s’offrait alors à M. Garneau de tenter une seconde fois sa chance pour conquérir la chefferie du Parti.
Contrairement à la précédente campagne à la chefferie, certains membres de l’establishment libéral courtisèrent M. Garneau afin de le convaincre de se lancer dans la course et de replonger en politique provinciale pour reconduire les libéraux au pouvoir. Même le grand patron des libéraux fédéraux, M. Pierre Eliott Trudeau, y est allé de ses encouragements personnels à M. Garneau lors d’un dîner à la résidence officielle du premier ministre du Canada, au 24 Sussex Drive, à Ottawa, en juin 1983.
Mais M. Garneau n’était pas prêt à sacrifier les nombreux avantages qui accompagnaient désormais sa vie de dirigeant de banque dans une course au leadership qu’il n’était pas assuré de remporter. À l’époque où M. Garneau présidait aux destinées de la Banque d’Épargne, un chauffeur l’attendait chaque matin à la porte de sa maison de Westmount, située près du Summit Circle. [1]
C’est au cours du règne de M. Garneau à la tête de la Banque d’Épargne que cette institution deviendra impliquée dans une sombre affaire de blanchiment d’argent. Précisons tout de même qu’à cette époque, le blanchiment d’argent n’était pas encore considéré comme une infraction criminelle au Canada. Ainsi, les banques à charte canadiennes n’étaient pas obligées de divulguer ni à la police, ni au fisc, l’origine de l’argent et l’identité des clients qui effectuent des transactions chez elle.
Par contre, notons aussi qu’aux États-Unis depuis 1970, la loi sur le secret bancaire exige de toutes les banques qu’elles rapportent au fisc toute transaction effectuée en argent comptant et excédant la somme de 10 000$. Au Canada, il faudra attendre jusqu’à l’an 2000, soit trente ans plus tard, avant qu’une pareille obligation soit imposée aux banques canadiennes.
Dans le livre « Les liens du sang », paru en 2001, un sergent de la GRC qui avait été responsable d’une vaste enquête sur le blanchiment de narcodollars allégua que M. Garneau avait délibérément fermé les yeux sur les transactions plus que suspectes que menaient les membres du clan Caruana-Cuntrera à l’une des succursales de la Banque d’Épargne, au début des années ’80.
Ce livre, écrit par les journalistes d’enquête MM. Antonio Nicaso et Lee Lamothe, trace l’histoire du clan des Caruana-Cuntrera, une puissante famille mafieuse alors considérée par les services policiers de différents pays comme de véritables chefs de file dans le domaine de la corruption et du blanchiment d’argent de la drogue à l’échelle internationale. Pour ces raisons, ce groupe mérite une petite introduction.
Le clan Caruana-Cuntrera, était aussi connu sous le nom de la « famille de Siculiana », du nom du petit village sicilien dont sont originaires plusieurs de ses membres. En 1966, un tribunal de la province d’Agrigente, en Sicile, avait conclu que Siculiana avait été sous le contrôle de la Mafia pendant de nombreuses années. Selon la cour, MM. Giuseppe et Leonardo Caruana ainsi que M. Pasquale Cuntrera exploitaient chacune des activités économiques du village et de ses alentours dans une atmosphère d’intimidation et de violence qui dissuadaient toute dénonciation à leur endroit. [2]
Déjà, un lien apparaît entre le clan Caruana-Cuntrera et un membre éminent de la grande famille libérale : M. Alfonso Gagliano, qui deviendra un des personnages clé du scandale des commandites. En janvier 1978, lorsque le parrain de Mafia montréalaise, M. Paolo Violi, meurt assassiné, l’un des membres de la famille de Siculiana, M. Agostino Cuntrera, figura parmi les accusés.
À ce sujet, MM. Nicaso et Lamothe écrivent dans leur livre que « L’arrestation de M. Cuntrera causa quelques remous dans le monde de la politique. Le quotidien montréalais La Presse rapporta que le comptable de ce Cuntrera était Alfonso Gagliano, un membre influent du Parti libéral au Québec, spécialiste des levées de fonds et plus tard député. »
Fait intéressant, dans la biographie sur la vie de M. Gagliano publiée en 1997, il est brièvement fait référence à la conception qu’avait ce dernier de la profession de comptable. Selon l’auteur Serge Gosselin, M. Gagliano disait souvent : « comme les médecins, les comptables vont souvent chez leurs clients », lit-on dans ce petit livre qui fut vraisemblablement financé avec l’argent des commandites. [3]
Bien entendu, on conviendra qu’il existe une grande différence entre les deux professions. Il ne peut y avoir quelque chose de plus irréprochable qu’un médecin qui visite souvent ses patients, même si le patient se trouve à être impliqué dans le crime organisé. Toutefois, dans un contexte de blanchiment d’argent, la profession de comptable n’a, elle, rien d’innocent. Le comptable joue alors un rôle crucial de façon à camoufler la provenance des fonds en maquillant les livres.
M. Gagliano n’eut d’autre choix que de reconnaître qu’il connaissait M. Cuntrera. Il expliqua qu’il l’avait rencontré à l’occasion de mariages et de cérémonies religieuses. Plus intéressant encore, le futur ministre des travaux publics du gouvernement Chrétien avoua avoir côtoyé M. Cuntrera à l’Association de Siculiana, un groupe culturel que Gagliano lui-même avait fondé et dont il était président. En effet, à l’instar des membres du clan Caruana-Cuntrera, M. Gagliano a grandi, lui aussi, dans ce même petit village sicilien. D’ailleurs, après sa sortie de prison, M. Agostino Cuntrera deviendra lui-même président de l’Association fondé par M. Gagliano. [4]
C’est aussi en 1978 que les frères Caruana — Alfonso, Pasquale et Gerlando—se regroupèrent pour fonder leur première entreprise commerciale au Canada, Les Importations Carvel Inc. C’est dans ce contexte que le clan Caruana-Cuntrera commença à faire affaire avec la Banque d’Épargne de la Cité et du District de Montréal. Ainsi, chacun des trois frères Caruana demanda et obtint un prêt de 10 000$ de la succursale Dollard-des-Ormeaux de la Banque d’Épargne. [5]
Le rôle de la Banque d’Épargne dans l’affaire de blanchiment d’argent sera éventuellement mis à jour par le sergent Mark Bourque, qui travaillait à l’époque à la division sur les produits de la criminalité (Anti-Drug Profiteering Section) de la GRC, à Montréal. Durant les années ’80, le Sgt Bourque dirigea une méga-enquête internationale sur les activités du clan Caruana-Cuntrera, baptisée Projet Pèlerin, qui avait été initiée suite à l’une des plus importantes saisies de l’histoire de la GRC, le 21 juin 1985.
La police avait alors intercepté pas moins de 58 kg d’héroïne pure à 65% d’une valeur de 300 millions$ sur le marché noir. Cette saisie mena à l’arrestation de quatre membres du clan Caruana-Cuntrera à Montréal, dont le frère de M. Alfonso Caruana, Gerlando, qui fut condamné un an plus tard à vingt ans d’emprisonnement pour son rôle dans cette affaire.
Pendant qu’il continuait à brasser de grosses affaires avec la Banque d’Épargne, M. Alfonso Caruana, qui était surnommé le « Fantôme » en Italie parce qu’aucun policier n’avait jamais réussi à l’apercevoir, était recherché par les autorités italiennes en vertu d’un mandat d’arrestation international émis le 12 février 1983, dans lequel il était accusé à la fois « de faire partie d’une organisation criminelle de type Mafia connue sous le nom de « Cosa Nostra » et de s’occuper « principalement de transactions en rapport avec l’achat de drogue et le réinvestissement des profits ». [6]
Un an plus tôt, soit le 22 février 1982, les policiers de la GRC avaient aussi mis la main sur 50 grammes d’héroïne et une quantité équivalente de haschisch liquide au domicile de M. Giuseppe Caruana, un des neveux d’Alfonso, à Saint-Léonard. Il fut alors arrêté pour trafic d’héroïne et condamné à sept années de prison. Quant au père de Giuseppe, M. Giovanni Caruana, il fut condamné par contumace par un tribunal de Palerme à quatre années de prison pour association avec la Mafia, en janvier 1985.
Les auteurs du livre “Les liens du sang” décrivent comment le clan Caruana-Cuntrera avait arrêté son choix sur la succursale Dollard-des-Ormeaux : « À la Banque d’Épargne, le contact des Caruana-Cuntrera était le gérant, Aldo Tucci, qui, selon les fichiers de la police, avait été « contaminé » en 1978 par Giuseppe Cuffaro. Le Projet Pèlerin fit ressortir un modèle auquel obéissait toujours le choix des partenaires : l’employé de la banque était d’origine sicilienne ou italienne. Son efficacité et sa discrétion étaient « testées » par l’organisation ; une fois le choix approuvé, on utilisait sa succursale pour blanchir des sommes d’argent de plus en plus importantes ». [7]
« On y voyait des dépôts de plusieurs millions de dollars en devises américaines qui étaient ensuite transférés dans des comptes de banque en Suisse. Ces dépôts avaient lieu de façon régulière, souvent trois ou parfois cinq fois dans une même semaine. », indique le Sgt Bourque.
Certains employés devaient avoir le sentiment qu’il y avait anguille sous roche car certains d’entre eux se plaignirent que les billets verts qu’apportait M. Caruana sentaient le moisi. Mais, citant à nouveau le sergent de la GRC, les auteurs du livre rapportent que le clan Caruana-Cuntrera ne s’était pas trompé sur la loyauté de leur fidèle gérant de banque : « Tucci allait même jusqu’à menacer ses employés si l’un d’eux faisait allusion à ces dépôts exorbitants, ou révélait [qui les faisait] », dit Bourque. Le policier ajouta par ailleurs que le gérant avait parfois demandé à certains caissiers d’arriver plus tôt au travail pour compter les billets les jours où il y avait des livraisons d’argent. Ça c’est ce qu’on appelle du service ! [8]
En fait, la symbiose entre M. Tucci et ses potes du clan Caruana-Cuntrera était si complète que le gérant de banque va mettre sur pied six compagnies pour le compte de la famille de Siculiana. Plus loin, les auteurs du livre écrivent : « Pendant ce temps, à la succursale, les choses se passaient de façon si ouverte qu’Alfonso Caruana arrivait avec un petit camion rempli de sacs d’argent et les traînait à l’intérieur de la banque. Un jour, le dépôt, en argent comptant, dépassait le million de dollars. On créa un compte spécial—le “Alfonso Caruana—Secteur international ». [9]
Selon MM. Lamothe et Nicaso, « Il y avait tellement d’argent provenant de la drogue, en dollars américains, qui entrait dans cette succursale que cela finit par faire partie des modes d’activité de la banque. “Les dépôts en billets américains devinrent si importants que la succursale Dollard-des-Ormeaux de la Banque d’Épargne en vint à remplacer la Banque du Canada pour répondre aux besoins en devises américaines des 85 autres succursales de la banque dans la région de Montréal”, dit Bourque, qui estimait les demandes de ces succursales à 1 million de dollars par semaine. » [10]
Comme le note judicieusement les auteurs de “Les liens du sang”, la Banque d’Épargne y trouvait évidemment son compte : « Pour la banque, c’était de l’argent vite fait. Les Caruana-Cuntrera déposaient leurs dollars américains en liquide dans des comptes en fonds canadiens, puis ils achetaient des traites bancaires en dollars américains et la banque reconvertissait leurs fonds en devises américaines. »
Spécifions à ce sujet qu’une traite bancaire correspond à un chèque garanti par la banque. « La banque touchait un pourcentage sur chaque transaction : des frais de 2% pour changer d’abord les billets américains en devises canadiennes, et ensuite un autre 2% pour convertir ces dollars canadiens en chèques bancaires américains. », écrivent encore MM. Nicaso et Lamothe. [11]
Pour le Sgt Bourque, il est clair que la Banque avait délibérément choisi de fermer les yeux. « Lorsque quelqu’un dépose d’énormes sommes en argent liquide, toujours en devises américaines, et les retire presque immédiatement sous formes de traites bancaires—beaucoup plus discrètes et pratiques —, l’aveuglement volontaire des banques canadiennes ne fait pas de doute », affirme l’enquêteur de la GRC. [12]
Le surintendant de la GRC, M. Rod Stammler, de la division des stupéfiants, semble aussi de cet avis. Il confie au quotidien The Gazette qu’il n’existe aucune entreprise légale à Montréal qui est en mesure de générer des fonds si importants sur une si courte période de temps, particulièrement en devises américaines. [13]
Les calculs du Sgt Bourque lui permirent d’établir le volume de narcodollars blanchis par la famille de Siculiana. « L’analyse finale de l’argent blanchi par les Caruana-Cuntrera en passant par la Banque d’Épargne entre octobre 1978 et décembre 1983 montre que le syndicat du crime fonctionnait à plein régime : en 1981, Alfonso Caruana avait établi 60 traites bancaires différentes totalisant 9 019 440$ US sur une période de six mois ; et Paolo, Liberio, Gaspara et Giuseppe Cuntrera avaient fait cinq traites totalisant presque 2 millions de dollars. Les autres dépôts, plus petits, allaient de 10 000$ à 885 000$. » [14]
Plus loin, on peut également lire que, « Au terme de son enquête financière, Bourque était parvenu à prouver qu’au cours d’une période de huit mois en 1981, Caruana avait fait transiter 21 608 605 $ CA en traites bancaires par son compte à la succursale Dollard-des-Ormeaux de la Banque d’Épargne. Les traites étaient destinées à plusieurs personnes, dont Pasquale Cuntrera, Gerlando Caruana et l’oncle d’Alfonso Caruana, Salvatore Vella. De plus, il signa des traites pour une somme additionnelle de 6 millions de dollars canadiens. » [15]
Puis, en novembre 1981, la Banque d’Épargne refusa soudainement d’émettre de nouvelles traites bancaires aux Caruana. Au même moment, M. Tucci fut aussi transféré dans une autre succursale de la banque, situé sur la rue Jean-Talon. En fait, tout indique que par cette manœuvre, la Banque d’Épargne n’avait nullement l’intention de contraindre M. Tucci à couper les ponts avec le clan Caruana-Cuntrera, mais plutôt de brouiller les pistes afin de sauver les apparences.
Ainsi, à la nouvelle succursale, M. Tucci a pu poursuivre son petit manège en toute quiétude et continuer à administrer les six compagnies qu’il avait mis sur pied pour le clan Caruana-Cuntrera. Par une coïncidence pour le moins frappante, au moins trois de ces six compagnies se trouvent justement aussi sur la même rue où se trouve la nouvelle succursale de M. Tucci, soit la rue Jean-Talon, dans le secteur de Saint-Léonard (Select Inc., 6234 Jean Talon Est, Financement Video Select Corp., 6246 Jean Talon Est et Administration Alger Inc., 6020 Jean Talon Est). Le transfert de M. Tucci avait-il pour but de rapprocher celui-ci de ses compagnies ?
Ce n’est qu’en 1984 que M. Tucci sera finalement contraint par ses supérieurs de démissionner, soit la même année où M. Garneau quitte la banque pour se lancer dans l’arène politique fédérale. Après son départ de la banque, M. Tucci vendit sa maison de 100 000$ et s’en fit construire une autre, d’une valeur celle-là de 250 000$ à Saint-Léonard, juste en haut de la rue où se situe la maison de M. Alfonso Caruana. Il s’acheta aussi une Corvette.
Étrangement, le Projet Pèlerin n’aboutit à aucune accusation. Pourtant, le Sgt Bourque avait mis les bouchées doubles : pour les fins de son enquête, il interviewa environ 300 personnes et son rapport final comptait pas moins de 3600 pages ! Mais, comme l’écrivent les auteurs, « les représentants du système bancaire canadien n’étaient pas très contents de Bourque et le gouvernement n’appuyait pas ses efforts. » [16]
Autrement dit, l’enquête du Sgt Bourque dérangeait en haut lieu. C’est ainsi qu’après le Projet Pèlerin, il fut muté à la Section de protection des dignitaires de la GRC, où il sert désormais de gorille pour les représentants des pays étrangers en visite au Canada.
Le Canada n’a donc pas volé sa réputation d’être un pays plutôt mou en matière de lutte au blanchiment d’argent. Mais l’enquête de M. Bourque intéressait des corps policiers de d’autres pays, notamment l’Italie. Ainsi, en décembre 1990, la collusion entre la Banque d’Épargne et le clan Caruana-Cuntrera attira l’attention des autorités judiciaires italiennes.
Ce mois-là, le juge-enquêteur italien Gioacchino Natoli se rendit au Canada pour tenir trois journées d’audience. Son intérêt porta entre autres sur les activités financières des membres du clan Caruana-Cuntrera. MM. Nicaso et Lamothe font un compte-rendu du témoignage du gérant de banque à la solde du clan Caruana-Cuntrera :
« Aldo Tucci se présenta devant Natoli afin de lui expliquer ses façons de fonctionner dans les années 1980, lorsque Alfonso Caruana arrivait à la succursale qu’il dirigeait avec des sacs remplis de coupures. Prétextant qu’il ne faisait que suivre les ordres, Tucci affirma que des responsables haut-placés dans la hiérarchie de la banque l’avaient encouragé à faire affaire avec les mystérieux Siciliens qui remplissaient les voûtes de la banque d’argent américain. « [La banque] faisait une fortune. » Tucci prétendit que le président et chef de la direction de la banque, Raymond Garneau, l’avait autorisé à continuer d’assurer les transactions, mais il admit avoir égaré la lettre d’autorisation que Garneau lui avait prétendument remise. »
« Tucci raconta aussi qu’il avait reçu un jour un coup de téléphone du service des devises étrangères de la banque, qui était à court de devises américaines. On lui avait demandé s’il pouvait mettre fin à cette pénurie. Et lorsqu’il fut transféré à une autre succursale de la Banque d’Épargne, les comptes de la famille de Siculiana le suivirent parce que, selon Tucci, ses supérieurs à la banque “le voulaient ainsi ” ». [17]
Commentant le témoignage de M. Tucci, les auteurs de « Les liens du sang » font remarquer que « La stratégie de Tucci consistait à blâmer la banque—ce qui n’était pas très différent des opinions exprimées par Mark Bourque dans deux rapports détaillés qu’il avait fait parvenir à ses supérieurs, et pas très différent non plus des commentaires d’un enquêteur de la police qui préférait garder l’anonymat : “Je ne sais pas comment définir la conduite de M. Garneau dans ces circonstances”, dit celui-ci. L’argent de la Mafia faisait bien l’affaire des banques, et tout le monde fermait les yeux. Même face à l’évidence. ” » [18]
Mais que dit justement à ce sujet le principal intéressé, M. Garneau, face à d’aussi sérieuses allégations ? Voici le compte-rendu que font les auteurs du livre de leur rencontre avec cette grosse pointure de la grande famille libérale : « Les auteurs ont rencontré Raymond Garneau en février 2001. Celui-ci dit ne pas avoir un souvenir très précis de cette histoire de blanchiment d’argent, mais il se rappelle avoir reçu un avis légal des avocats de la banque l’avisant que la Banque pourrait être poursuivie si elle refusait de servir les Caruana et les Cuntrera. » [19]
Elle est bien bonne celle-là ! Voir si des Mafiosi s’adresseraient à des tribunaux pour contraindre une institution financière à blanchir leurs narcodollars ! En fait, la réaction plus vraisemblable des Caruana-Cuntrera aurait plutôt été de changer de banque, une perspective que M. Garneau avait sans doute ses propres raisons de redouter étant donné l’aspect très lucratif que représentaient les activités du clan mafieux pour la Banque d’Épargne.
Mais s’il arrive à se rappeler d’un obscur avis légal malgré son soi-disant manque de « souvenir très précis », c’est que M. Garneau développe une mémoire résolument sélective : il se doutait probablement qu’un jour il pourrait lui être plutôt utile de se rappeler de cet avis, qu’il pourra alors brandir comme un commode alibi.
En fait, rien n’obligeait la Banque d’Épargne à faire affaire avec les Caurana-Cuntrea. À ce que l’on sache, M. Garneau n’a pas été menacé, lui, contrairement aux employés travaillant sous les ordres de M. Tucci ! D’ailleurs, à la Banque Nationale, la direction avait réagi fort différemment de la Banque d’Épargne à l’égard des opérations de blanchiment d’argent effectuées par ce même groupe. En octobre 1982, les autorités de la Banque Nationale décidèrent de rompre leur relation d’affaire avec MM. Caruana et Cuffaro et d’alerter la GRC.
Dans une entrevue accordée quelques années plus tard au quotidien The Gazette, M. Marcel Vigneault, chef de la sécurité à la Banque Nationale confirma que la banque avait effectivement donné l’ensemble du dossier sur les opérations du clan Caruana-Cuntrera à la GRC. « Nous savons ce qui est arrivé à la [Banque d’Épargne] Cité et District et on ne voulait pas être impliqué dans ce genre de choses », a dit M. Vigneault. [20]
Les auteurs rapportent aussi que M. Garneau avança un autre argument pour sa défense : « Il n’y avait pas de loi (sur le blanchiment d’argent) à l’époque dit-il. Je ne pouvais même pas leur demander d’où provenait l’argent. Aujourd’hui, avec la législation en place, les choses se seraient passées différemment.” Garneau dit qu’il avait « triplé ou quadruplé » les frais de service sur les dépôts suspects, et c’est ce qui éloigna finalement les Caruana-Cuntrera de la banque. Il dit qu’Aldo Tucci perdit son emploi à la banque, non pour ses pratiques financières, mais à cause de renseignements sans rapport avec cette affaire, découverts par des enquêteurs privés engagés par la Banque d’Épargne. Tucci ne fut jamais inculpé. »
Bref, M. Garneau ne fait aucun secret du fait que la Banque d’Épargne n’a jamais inquiété M. Aldo Tucci, l’homme de paille des Caruana-Cuntrera. Bien entendu, M. Garneau n’a vraisemblablement été qu’un rouage à l’intérieur d’un vaste engrenage de recyclage de narcodollars dont la dimension exacte demeure encore sujette à spéculations.
Mais on ne peut sous-estimer non plus le pouvoir qu’il avait à la tête de la Banque d’Épargne. En tout cas, Raymond Garneau, lui, ne le sous-estime pas. Comme il le racontait lors d’une conférence donnée à l’occasion du congrès de l’Association des directeurs d’école du Québec, en avril 2002, M. Garneau était le seul maître à bord :
« Dans un cas comme dans l’autre, tant à la Banque qu’à la compagnie d’assurance, mes responsabilités de premier de cordée étaient laissées à mon imagination créatrice et à ma capacité de m’entourer de personnes compétentes. Ma performance, ma façon d’exercer mon imagination créatrice, allaient être mesurées par la croissance du chiffre d’affaires, par le rendement sur l’avoir des actionnaires et finalement par la valeur des actions de la société en Bourse. » [21]
En tant que grand patron, M. Garneau était redevable aux actionnaires, et à eux seuls, qui eux n’ont qu’un seul et unique critère, celui du rendement. En laissant l’une des succursales de la Banque d’Épargne brasser de grosses affaires avec le clan Caruana-Cuntrera, M. Garneau n’a fait qu’obéir à cette loi de la rentabilité et du profit qui gouverne le monde de la finance. Ce faisant, la Banque d’Épargne a tiré profit de son rôle dans le blanchiment de l’argent de la drogue
Les narcodollars du clan Caruana-Cuntrera contribuèrent à augmenter la performance de la Banque d’Épargne. Les actionnaires en avaient pour leur argent ; ils étaient donc satisfaits du leadership de M. Garneau. M. Garneau en tira donc lui aussi son propre bénéfice personnel puisque sa réputation en tant qu’administrateur bancaire efficace s’en retrouva renforcée.
M. Garneau avait donc de bonnes raisons de ne pas vouloir les perdre comme clients, ce qui fait de lui un complice, et, conséquemment, un personnage corrompu. Certains diront peut-être qu’il ne s’agit-là que d’une affreuse coïncidence. Mais pour M. Garneau, cela représentait davantage un heureux hasard plutôt qu’une malédiction.
En 1984, M. Garneau retourna en politique, et fut élu député au parlement fédéral, où il représenta la circonscription de Laval-des-Rapides. C’est d’ailleurs cette même année qu’Alfonso Gagliano fera lui aussi le saut en politique fédérale, où il devint député du comté de St-Michel-Anjou.
Voyez-vous ça : un ancien comptable des Caruana-Cuntrera et un ancien banquier complice des opérations de blanchiment du même clan siégeant tous deux à la Chambre des communes sous la bannière libérale ! Durant cette période, MM. Gagliano et Garneau ont d’ailleurs tous deux siégés, à titre de membres substituts, sur le Comité permanent des finances, du commerce et des questions économiques de la Chambre des communes.
Rappelons qu’à certains égards, le scandale des commandites c’est aussi une affaire de blanchiment d’argent. Que l’on parle de factures trafiquées, des emplois fictifs, des transferts de fonds publics camouflés dans des montages financiers, des sociétés d’État qui servent de couverture, le tout au profit du Parti Libéral du Canada et de ses amis, le financement secret du PLC s’apparente à une opération de blanchiment d’argent des plus sophistiquées.
À la commission Gomery, le spectre du blanchiment fut évoqué pour la première fois durant le témoignage de M. Jean Carle, l’ancien directeur des opérations du cabinet de M. Jean Chrétien. Le 4 février 2005, M. Carle était interrogé sur une soi-disante commandite de 125 000$ qu’il avait octroyée à la compagnie l’Information Essentielle alors qu’il était vice-président du marketing à la Banque de Développement du Canada (BDC). [22]
Aucun contrat n’avait été signé, et l’Information Essentielle, qui était dirigée par l’animateur de télévision Robert-Guy Scully, n’a jamais livré aucun service à la BDC en échange de la somme d’argent. Monsieur le juge Gomery avait alors comparé cette transaction à une opération de blanchiment d’argent. Les grands quotidiens montréalais rapportèrent l’échange suivant : « Si c’était une affaire de drogue, on appellerait ça du blanchiment d’argent. N’est-ce pas là les mêmes principes ? », demanda le juge Gomery au témoin Jean Carle. « Non, vous n’avez pas tort », répondit ensuite l’ancien protégé de M. Chrétien.
Le même type de modus operandi a par la suite été décrit par d’autres témoins qui défilèrent devant le juge Gomery ce printemps dernier. Lors d’échanges animés à la Chambre des communes, les partis d’opposition reprirent l’expression « argent sale » pour attaquer la légitimité du gouvernement libéral minoritaire.
On ne retiendra cependant pas grand chose du passage de M. Garneau à la Chambre des communes. L’ancien ministre des Finances est arrivé dans une période où les libéraux siégeaient dans l’opposition suite à l’écrasante victoire des conservateurs de M. Brian Mulroney lors des élections de septembre 1984, qui remportèrent 210 sièges des 300 du parlement fédéral. Par contre, sur la scène provinciale, les libéraux, de nouveau dirigés par M. Robert Bourassa, sont de retour au pouvoir à Québec, un an plus tard.
Néanmoins, M. Garneau était un député influent du PLC puisqu’il a été le chef du caucus libéral du Québec avant d’être nommé, en 1987, lieutenant du Québec pour le chef du Parti libéral de l’époque, M. John Turner. Après avoir été battu dans le comté d’Ahuntsic, lors des élections fédérales de 1988, M. Garneau retourne alors une fois de plus dans le secteur privé.
Le 16 décembre 1988, il est nommé président et chef des opérations du géant de l’assurance, l’Industrielle-Alliance, qui fêta sa centième année d’existence, en 1992. À l’époque, le rapport annuel de 1988 montrait que l’actif consolidé de l’Industrielle-Alliance avait atteint 9.1 milliards$. En comptant les 8.4 milliards$ en biens sous gestion, on arrive à un vertigineux total de 17.5 milliards$. [23]
(suivant)
Sources :
[1] « From Bourassa to Bourassa », by L. Ian MacDonald, 2002, McGill-Queen’s University, p.225.
[2] « The Rothschilds of the Mafia on Aruba », by Tom Blickman, Transnational Organized Crime Vol. 3, No. 2, Summer 1997.
[3] « Alfonso Gagliano—20 ans de vie politique », par Serge Gosselin, publié par « Les amis d’Alfonso », 1997, p.55.
[4] « Les liens du sang », Les Éditions de l’homme, par Antonio Nicaso et Lee Lamothe, 2001, p.74.
[5] Ibid., p.77.
[6] Ibid., p.35.
[7] Ibid., p.129 et 130.
[8] Ibid., p.130.
[9] Ibid., p.131.
[10] Ibid., p.132.
[11] Ibid., p.129.
[12] Ibid., p.131.
[13] The Gazette, « Mafia hid millions in Montreal banks », by William Marsden, April 7 1988.
[14] Op. cit., Les liens du sang , p.132.
[15] Op. cit., Les liens du sang , p.261.
[16] Op. cit., Les liens du sang , p.153.
[17] Op. cit., Les liens du sang ,p.152.
[18] Op. cit., Les liens du sang ,p.151 et 152.
[19] Op. cit., Les liens du sang ,p.151.
[20] The Gazette, « Mafia hid millions in Montreal banks », by William Marsden, April 7 1988.
[21] « Directeur d’école : gestionnaire de conflits et ingénieur de relations », notes pour la conférence de clôture du congrès de l’AQPDE à Saint-Adèle, donnée par M. Raymond Garneau le 30 avril 2002. http://www.grics.qc.ca/aqpde/premier_cordee/conference_cloture.html
[22] The Gazette, « Gomery sees money-laundering », by Joe Paraskevas, February 5 2005 ; Journal de Montréal, « Un protégé de Chrétien compare une transaction à du blanchiment d’argent », 5 février 2005.
[23] Le Devoir, « L’Industrielle-Alliance prend en 89 le temps de consolider son expansion », par Claude Turcotte, 14 mars 1989.