Martin Luther King débarque dans la ville du "Boss"
Quand JFK en doit une à la machine de Chicago
C'est avec un certain intérêt que la communauté afro-américaine de Chicago suivit le mouvement des droits de civil qui émergeait dans le sud des États-Unis. La première campagne des militants anti-ségrégationnistes de Chicago concerna les écoles. Et pour cause : une étude réalisée en 1958 par la National association for the advancement of colored people (NAACP) avait révélée que la ségrégation raciale était en vigueur dans 91 % des écoles élémentaires de Chicago. (99)
L'étude permit aussi d'apprendre que les écoles élémentaires à majorité noires et porto-ricaines acceuillaient deux fois plus d'élèves que les écoles à clientèle blanches. La réponse du directeur du réseau scolaire, Benjamin Willis, au problème de surpopulation fut de couper la journée scolaire en deux : un groupe d'élèves fréquentant l'école l'avant-midi et un autre groupe l'après-midi. Ce qui irritait sans doute le plus les parents d'élèves noirs était dans cette approche boiteuse le fait qu'il existait des salles de classe vides dans certaines écoles des quartiers blancs.
Formée en 1962, la Coordinating council of community organizations (CCCO) devint la plus importante organisation de défense des droits civils de Chicago. La CCCO fit de la ségrégation raciale en milieu scolaire son principal cheval de bataille. Les militants des droits civils critiquèrent de plus en plus Benjamin Willis pour son intransigeance, au point où celui annonça qu'il démissionnait de son poste, le 4 octobre 1963.
Mais les organisations communautaires des quartiers blancs et le milieu des affaires de Chicago se mirent alors à faire pression pour que Willis reviennent sur sa décision, ce qu'il fit quelques jours après que le maire Daley lui exprima son support. Pour protester contre le retour de Willis, une journée de boycott fut organisée, le 22 octobre. Ce jour-là, pas moins de 225 000 élèves restèrent à la maison. (100)
À Washington, l'administration de Lyndon B. Johnson fut caractérisée par d'importantes avancées législatives sur le plan de l'égalité raciale. L'adoption de la loi sur les droits civils de 1964, qui avait d'abord été introduite sous Kennedy, rendit illégale la discrimination raciale dans les réseaux scolaires, les espaces publics, le logement, et eut pour effet d'éliminer les derniers obstacles à l'exercice du droit de vote qui subsistaient encore dans certains États du sud.
Cependant, la loi n'eut pas d'impact immédiat sur les difficiles conditions de vie des habitants des ghettos noirs des grandes villes américaines. C'est d'ailleurs à cette même époque que les quartiers noirs connurent des soulèvements urbains qui prirent la forme d'émeutes. En août 1965, l'émeute du quartier de Watts, à Los Angeles, dura six jours, entraînant la mort de trente-quatre personnes et des dommages à la propriété de l'ordre de 30 millions $.
C'est en vertu de la loi sur les droits civils que la CCCO déposa une plainte auprès du bureau fédéral de l'éducation pour dénoncer la ségrégation dans les écoles de Chicago, en juillet 1965. Le département fédéral responsable de l'éducation dépêcha une équipe d'enquêteurs à Chicago. Trois mois plus tard, devant l'absence complète de coopération de la part de Willis, le commissaire à l'éducation Francis Kepper informa ce dernier par écrit que le réseau scolaire de Chicago était "probablement non-conforme" à la loi et que les subventions fédérales seraient retenues tant que la situation ne sera pas tirée au clair. (101)
Daley décida alors que le moment était venu d'user de son influence auprès du président Johnson, avec qui il obtint une rencontre seulement deux jours plus tard après la décision du commissaire Keeper. Lors de sa discussion avec LBJ, Daley était si furieux qu'il postillinait en s'exprimant. (102) Le lendemain, Johnson téléphona à Kepper, qu'il engueula comme du poisson pourri. Le financement fédéral fut rapidement rétabli, l'enquête sur la plainte du CCCO fut abandonnée et Keeper fut écarté de son poste.
La question raciale revint hanté l'administration Daley lorsque le révérend Martin Luther King et son organisation, le Southern Christian Leadership Conference (SCLC), décidèrent de s'installer dans le West Side, à Chicago, en janvier 1966. L'alliance entre le SCLC et le CCCO donna lieu à la création du Chicago Freedom Movement. Après les victoires du mouvement des droits civils dans les États du sud, le SCLC voulut ouvrir un nouveau front en s'attaquant à la discrimination sévissant contre la communauté noire dans les grands centres urbains du nord des États-Unis.
Si le South Side était le plus grand ghetto noir de Chicago, c'était toutefois dans le West Side que les conditions de vie étaient les plus dures. De nombreux Afro-américains qui avaient émigrés du sud pour s'y installer trouvèrent souvent que la situation était pire que tout ce qu'ils avaient connus auparavant : les opportunités sur le marché du travail se faisaient beaucoup plus rares, les appartements étaient généralement dans un état de délabrement avancé et les gangs de rue se montraient fort actives. (103)
Chicago fut choisit par le SCLC non seulement en raison du militantisme dont fit preuve CCCO, mais aussi à cause de la mainmise que Daley exerçait sur la ville. "King décida d'aller à Chicago parce que... Chicago était unique dans le sens où il y avait un homme, une seule source de pouvoir", expliqua le révérend Arthur Brazier. (104) "Ce n'était pas le cas à New York city ou dans n'importe quelle autre ville. Il pensait que des choses pourraient être faites si Daley pouvait être convaincu d'ouvrir les logements et les écoles à l'intégration."
Une analyse que partagea l'attaché de presse de Daley, Earl Bush. "King croyait que si Daley déclarait 'Il ne doit plus y avoir de discrimination', alors il n'y en aura plus", opina Bush. Compte tenu de l'aura dont jouissait King, Daley adopta un ton conciliant à son égard. "Personne n'a besoin de tenir une marche pour rencontrer le maire de Chicago", affirma-t-il. "La porte est toujours ouverte et je suis ici de dix à douze heures par jour". (105)
Malgré tout leur bon vouloir, les militants du SCLC étaient mal préparés pour les surprises qui les attendaient. Chicago fut la seule ville américaine où des pasteurs noirs et des politiciens afro-américains rejetèrent les militants du SCLC, en leur disant de retourner d'où ils venaient. L'hostilité dont fit preuve une partie de l'élite noire locale s'expliquait notamment par les largesses dont elle bénéficiait de la part du système de patronage contrôlé par la machine démocrate.
Les pasteurs qui sympathisaient avec le mouvement du révérend King préfèrent quant à eux rester silencieux par crainte de représailles administratives de la part de fonctionnaires fidèles à la machine. Le SCLC fut à ce point marginalisé qu'il dû installer son quartier général dans l'église d'un pasteur blanc. (106) À ces difficultés s'ajouta le fait que Daley se montra bien plus rusé que les politiciens ségrégationnistes du sud rural auxquels le SCLC avait été habitué. Par exemple, lorsque King déclara la guerre aux taudis du West Side, Daley décida de le concurrencer directement sur son propre terrain, en faisant notamment pression sur certains propriétaires négligents. (107)
En juin 1966, le mouvement décida de réorienter sa lutte vers une toute autre problématique : le droit des ménages afro-américains d'emménager dans n'importe quelle partie de la ville. L'objectif était ambitieux puisque les quartiers résidentiels blancs de Chicago avaient toujours été interdits aux Noirs. Par le passé, toute tentative, aussi timide soit-elle, de remettre en question le statu quo ségrégationniste avait été accueillit par un déchainement de violence haineuse qui entraîna même parfois des pertes en vies humaines.
Le même scénario se répéta lorsque le Chicago Freedom Movement organisa des marches pacifiques dans certains quartiers blancs durant l'été. Des contre-manifestants blancs ouvertement racistes attaquèrent physiquement les militants anti-ségrégationnistes. Le révérend King, qui passa à deux doigts d'être poignardé lors d'une de ces marches, affirma n'avoir jamais vu une telle violence, même lors des manifestations mouvementées qu'il avait vécu dans les États du sud quelques années plus tôt. "Je pense que les gens du Mississipi devraient venir à Chicago pour apprendre comment haïr", lança-t-il ironiquement. (108)
Après quelques incidents du genre, Daley appella à la négociation pour mettre un terme aux marches. Un sommet fut organisé avec les responsables de l'administration municipale, l'association des agents immobiliers, des représentants du milieu des affaires, des leaders religieux et les dirigeants du Chicago Freedom Movement. Le 26 août, les différents participants au sommet en arrivèrent à un accord, lequel fut dénoncé de toutes parts.
Le caractère vague des engagements pris par Daley et par l'association des agents immobiliers provoqua le scepticisme dans les rangs du mouvement anti-ségrégationniste, tandis que des associations de résidents blancs accusèrent Daley d'avoir capitulé. Les divisions s'intensifièrent à l'intérieur du Chicago Freedom Movement lorsque le révérend King fit annuler une marche à haut risque qui était prévue dans le quartier de Cicero, le 28 août suivant. (109)
À l'automne, le Chicago Freedom Movement n'était guère plus que l'ombre de lui-même. Le révérend King espaça ses visites à Chicago au rythme d'une fois par semaine. (110) L'accord du 26 août demeura essentiellement un ramassis de voeux pieux qui restèrent lettre morte. Par exemple, le Chicago Housing Autority ne fit aucun effort pour tenter d'intégrer des résidents afro-américains dans ses nouveaux lotissements qu'elle établissa dans des quartiers blancs. (111)
Au début de l'année suivante, le no. 2 de l'administration Daley, Thomas Keane, confirma ce que de nombreux militants anti-ségrégationnistes soupçonnaient déjà en affirmant publiquement qu'il n'y avait jamais eu d'accord formel comme tel, seulement "certaines suggestions" et des "buts à atteindre". Daley abonda dans le même sens, en dépeignant l'accord du 26 août comme un "gentleman's agreement", ce qui revenait à dire qu'il ne s'agissait-là que d'un accord d'intention dénué de toute obligation de mise en oeuvre. (112) En parvenant à avoir le dernier mot sur le révérend King, Daley avait réussit là où le sud ségrégationniste avait échoué.
sources:
(99) Id., p. 283-284.
(100) Id., p. 308-309.
(101) Id., p. 350.
(102) Id., p. 352.
(103) Id., p. 357.
(104) Id., p.337-338.
(105) Id., p. 353.
(106) Id., p. 358-360
(107) Id., p.363.
(108) Id., p.396.
(109) Id., p.420-421.
(110) Id., p. 426.
(111) Id., p. 423.
(112), Id. p. 427-428.