L'année de tous les dangers

Publié le par Bureau des Affaires Louches



Martin Luther King débarque dans la ville du "Boss"




En 1967, le maire Daley avait fait du lobbying pour que Chicago soit à nouveau l'hôte de la convention nationale du parti démocrate. Pour faire pencher la balance en sa faveur, Daley n'hésita pas à prétendre au président Lyndon B. Johnson qu'il risquait de perdre les votes des vingt-six grands électeurs de l'Illinois si le parti choisissait une autre ville que Chicago. (113) Le "boss" assura aussi que la loi & l'ordre régneront dans les rues de la ville lors de la convention. L'argument avait d'autant plus de poids qu'à ce moment-là les États-Unis se remettaient encore difficilement d'une vague d'émeutes qui avaient enflammés les ghettos noirs de 128 villes américaines durant l'été 1967. (114) Les dirigeants démocrates optèrent donc pour Chicago.

Au début de 1968, la cote de popularité de LBJ était en chute libre en raison du coût humain grandissant de l'enlisement américain au Vietnam. Les résultats des premières primaires, qui eurent lieu au New Hampshire, montrèrent que le président Johnson ne pouvait plus prendre sa nomination à l'investiture démocrate pour acquise. En effet, le sénateur du Minnesota Eugene McCarthy, qui faisait campagne contre la guerre au Vietnam, parvint presque à devancer le président sortant. Même Daley, qui n'avait jamais montré grand intérêt pour la politique internationale, s'inquiétait plus en plus de la tournure que prenait la guerre du Vietnam. (115) À la fin de janvier, la victoire américaine semblait plus éloignée que jamais lorsque 80 000 soldats communistes lancèrent l'offensive du Têt, qui se traduisit par des attaques dans 100 villes vietnamiennes. 

Le sénateur de New York Robert F. Kennedy, ou RFK, songeait désormais à se lancer à son tour dans la course et était à la recherche d'appuis. En février, il eut un tête à tête avec Daley. (116) La rencontre fut cordiale, mais le maire de Chicago n'était pas prêt à tourner le dos à LBJ. Daley éprouvait également certaines réserves à l'égard du frère de JFK. Il avait toujours du mal à digérer le fait que Robert Kennedy avait mis sur pied une organisation électorale indépendante de la machine démocrate dans l'Illinois lors de la campagne de 1960. (117) RFK était également trop près des militants afro-américains au goût de Daley. Kennedy annonça officiellement sa candidature à la mi-mars, un geste qui fut qualifié d'opportuniste par les partisans du sénateur McCarthy.

LBJ demanda à Daley quelles étaient ses chances de l'emporter dans l'Illinois. Le maire Daley répondit qu'il y a de bonnes années et de mauvaises années et ajouta qu'il ne pensait pas que 1968 sera une bonne année pour le ticket démocrate à Chicago, tout en l'assurant de son support. Peu de temps après, le président Johnson cause toute une surprise en annonçant, le 31 mars, qu'il ne sollicitera pas de second mandat. LBJ avait d'ailleurs téléphoné personnellement à Daley avant d'annoncer la nouvelle à la télévision. Daley chercha ensuite de le faire revenir sur sa décision, sans succès. (118) Le vice-président Hubert Humphrey décida alors de présenter sa candidature à l'investiture démocrate. 

Le 4 avril, Martin Luther King fut assassiné à Memphis, au Tennessee. Lorsqu'il apprit la nouvelle, Robert Kennedy se trouvait à Indianapolis, où il devait inaugurer ses bureaux de campagne. Contre l'avis du chef de police, RFK se rendit comme prévu dans le ghetto noir de la ville, où il prononça un discours bien senti lors duquel il évoqua pour la première fois en public le meurtre de son frère survenu cinq ans plus tôt. (119) L'assassinat du Dr. King ne provoqua pas d'émeute à Indianapolis, comme ce fut le cas dans 168 autres villes américaines qui furent en proie aux incendies et au pillage. Au total, 2600 incendies furent allumés à travers les États-Unis lors de troubles au cours desquels 21 270 personnes furent blessées.

Chicago ne fut pas épargné, même si Daley tenta d'apaiser la population noire de la ville en demandant à ce que les drapeaux de l'hôtel de ville soient mis en berne. (120) Le lendemain, les élèves afro-américains de Chicago se mirent à déserter les bancs d'école tôt dans la journée. Le vandalisme et le pillage de magasins commencèrent dès l'après-midi. Après le début des émeutes, le maire Daley sollicita l'intervention de la Garde nationale et s'adressa à la population pour lui demander de l'aider à protéger la ville. Mais les bâtiments continuèrent à brûler et des tireurs postés sur les toit ouvrirent même le feu sur les pompiers qui étaient dépêchés sur les lieux. 

Le ghetto du West Side fut ensuite privé d'électricité et un couvre-feu fut imposé à toutes les personnes âgées de moins 21 ans. (121) Onze personnes perdirent la vie lors de l'émeute, qui se solda par 300 arrestations tandis que les incendies laissèrent des milliers de personnes sans-abri. (122) Par la suite, Daley critiqua publiquement la police, en disant qu'elle avait fait preuve d'une trop grande retenue. Il déclara même qu'il avait donné l'ordre aux policiers de tirer pour tuer les pyromanes et de tirer pour blesser les pilleurs. (123)

Durant ce printemps, les campus américains étaient aussi en ébullition. Occupations et manifestations se succédèrent à un rythme étourdissant, que ce soit contre la guerre du Vietnam ou autour d'enjeux locaux. C'était souvent ces mêmes groupes qui mobilisaient en vue de la convention démocrate que Chicago devait acceuillir. Le Youth International Party (YIP), dont les membres se faisaient appeler yippies, était le groupe radical qui recevait la plus grande visibilité médiatique. 

Les yippies adoraient se payer la tête de ceux qui se prenaient un peu trop au sérieux à leur goût. À l'approche de la convention, ils multiplièrent les déclarations délirantes, en proclamant notamment leur intention de contaminer l'eau potable de Chicago avec du LSD. L'un des fondateurs du YIP, Abbie Hoffman, affirma qu'il complotait en vue de d'abaisser les pantalons de Hubert Humphrey lorsque celui-ci trouvera sur le podium. L'administration Daley n'était pas particulièrement amusée. Question de donner un avant-goût ce qui attendrait les contestataires lors de la convention, la police de Chicago réprima violemment une manifestation pacifique contre la guerre du Vietnam, le 27 avril. (124)

Pendant ce temps, la course à l'investiture démocrate commençait à se corser. Robert Kennedy remporta les primaires du Dakota du sud, de l'Indiana et du Nebraska, mais perdit en Oregon. Le 4 juin, les chances de RFK d'obtenir l'investiture démocrate se précisèrent lorsqu'il remporta les primaires de Californie. Ce soir-là, le téléphone ne cessa de sonner dans sa chambre d'hôtel. Des personnalités démocrates d'un peu partout aux États-Unis l'appelèrent pour lui signifier leur support. 

L'appel le plus important provint du maire Daley, qui lui confirma qu'il se rangeait dans son camp. Pierre Salinger, le directeur de campagne de RFK, était assis à côté du candidat lors de ce téléphone. "Bobby et moi nous nous sommes échangés un regard et nous savions que cela voulait dire une seule chose – il aurait la nomination", raconta plus tard Salinger. (125) Le lendemain, Robert Kennedy fut abattu d'une balle dans la tête dans son hall d'hôtel.

Ce contexte politique particulièrement volatile n'augurait rien de bon pour la convention démocrate qui approchait à grands pas. Daley s'impliqua personnellement dans les préparatifs, qui prirent de plus en plus l'allure d'un véritable branle-bas de combat. L'amphithéâtre qui devait accueillir la convention fut reconverti en forteresse, surnommée "Fort Daley" par la presse. Les 11 900 policiers de Chicago furent assignés à des quarts de travail de douze heures. Cinq écoles furent réquisitionnées pour loger des milliers de membres de la Garde nationale de l'Illinois. Environ 7500 soldats formés au contrôle de foule furent également mobilisés. (126) 

Le 25 août, soit la veille de l'ouverture de la convention, les policiers envahirent le Lincoln Park, où campaient des milliers de manifestants provenant de l'extérieur de la ville, et le vidèrent à coups de matraque. (127) Les journalistes présents ne furent pas épargnés, ce qui fit en sorte que l'administration Daley reçut une mauvaise presse dès le début. Des manifestations eurent lieu chaque jour, et elles furent toutes systématiquement attaquées par des policiers frappant sur tout ce qui bougeait, autant les manifestants que les passants et les journalistes. 

Après le retrait de Johnson et la mort de RFK, le choix du candidat à endosser devint moins évident pour de nombreux démocrates, incluant Daley. Le "boss" de Chicago n'avait aucune intention d'appuyer le sénateur McCarthy et se montrait peu enthousiaste face à la candidature de Humphrey. Daley tenta de persuader le sénateur Ted Kennedy de faire le saut, mais ne vint pas à bout de ses réticences. Il continuait aussi à entretenir l'espoir que Johnson reviendrait sur sa décision. (128)

À la troisième journée de la convention, 112 des 118 délégués de l'Illinois se décidèrent à offrir leur appui à Humphrey. Plusieurs alliés de la machine démocrate demandèrent même à Humphrey de considérer le choix de Daley comme collistier, bien que le maire de Chicago n'avait jamais exprimé de l'intérêt pour une telle nomination. (129) 

Ce soir-là, c'est l'orgie de violence policière qui déferla sur la Michigan Avenue qui vola la vedette. Des scènes de tabassage furent diffusées presque simultannément par les réseaux de télévision nationaux devant des millions de téléspectateurs. Ces images soulevèrent un tollé à l'intérieur des murs de la convention. Lorsque le sénateur du Connecticut Abraham Ribicoff prit la parole devant la convention, il compara la conduite de la police de Chicago "aux tactiques de la gestapo". 

Hors de lui, Daley hurla des insultes au sénateur Ribicoff sous l'oeil des caméras. (130) La convention était en train de virer en foire d'empoigne devant le pays tout entier. La machine démocrate de Chicago fut rapidement mobilisée pour contenir les dégâts. Des manifestations d'appui envers le "boss" de Chicago furent organisées et des affiches "We love Daley" apparurent autour du site de la convention. Mais sur le plan national, le mal était déjà fait. 

Les délégués démocrates anti-guerre n'arrivèrent pas à s'entendre sur un candidat, avec pour résultat que Humphrey remporta l'investiture au premier tour. Mais cette victoire laissa plusieurs observateurs perplexes et ceux-ci se demandèrent quelle était la valeur réelle de cette nomination. 

Lors des élections présidentielles de novembre, Humphrey affronta le républicain Richard Nixon, qui réussissa son retour dans la vie politique. À Chicago, Humphrey arriva en tête avec 370 000 votes de plus que son adversaire, ce qui fut toutefois insuffisant pour empêcher Nixon de rafler l'Illinois avec une avance de 135 000 votes. C'est ainsi que Nixon devint le 37e président des États-Unis en remportant l'élection avec une différence de 500 000 votes à l'échelle nationale.

La désastreuse convention de Chicago passa à l'histoire et eut plusieurs conséquences. Il y eut d'abord le rapport de la commission d'enquête dirigée par l'avocat Daniel Walker, qui fut rendu public en décembre. Dans l'avant-propos du rapport, Walker n'hésita pas à employer l'expression "émeute policière" ("police riot") pour décrire le brutalité dont avait fait preuve la police lors de la convention. (131)

Le rapport critiqua également Daley, en affirmant que sa déclaration publique au sujet de l'ordre qu'il avait donné aux policiers tirer pour tuer lors des émeutes d'avril 1968 avait influencée sur l'attitude générale de la force constabullaire. L'autre conséquence fut que Daley perdit beaucoup de son influence au sein du parti, mais il faudra attendre jusqu'à l'année électorale de 1972 pour en mesurer l'étendu du recul de son pouvoir. 

Lors de la convention de Chicago, une commission présidée par le sénateur du Dakota du sud George McGovern avait proposé de nouvelles règles visant à démocratiser le processus de sélection des délégués. Lorsque ces règles furent adoptées, la sélection des délégués devaient désormais se faire publiquement et ceux-ci devaient représenter proportionnellement les minorités (afro-américains, femmes, hispanophones) composant leur circonscription électorale. (132)

Daley refusa de se plier à ces exigences tandis qu'un autre groupe de délégués fut sélectionné parallèlement au sien en conformité avec nouvelles règles. Une bataille judiciaire s'ensuivit pour déterminer lequel de ces deux groupes pourra représenter Chicago lors de la convention nationale de 1972, prévue à Miami. En bout de ligne, le parti refusa de reconnaître les délégués de Daley. Pour le "boss" de Chicago, il s'agissait-là d'une gifle monumentale. 

Lorsque George McGovern remporta l'investiture, Daley rompit avec la tradition en refusant de se rallier au candidat choisit par la convention. Tout n'était cependant pas perdu puisque le collistier de McGovern, l'ex-beau-frère de JFK, Sargent Shriver, connaissait bien Daley. Une rencontre fut organisée entre les deux hommes et ceux-ci parvinrent à trouver un terrain d'entente. Lors d'un rassemblement tenu le 12 septembre, Daley présenta McGovern comme le prochain président des États-Unis. 

En novembre, McGovern remporta Chicago avec une avance de plus de 170 000 voix, mais mordit la poussière dans le reste de l'Illinois de même que les quarante-huit autres États de l'union. Nixon fut réélu avec 60 % des suffrages. Mais ce n'était pas là la seule mauvaise nouvelle pour Daley. Dan Walker, celui-là même qui avait tant critiqué les agissements de la police de Chicago lors de la convention de 1968, fut élu gouverneur de l'Illinois au terme d'un ecampagne au cours de laquelle il n'avait cessé de dénoncer la corruption de la machine démocrate. Le "boss" de Chicago pu toutefois se consoler en voyant son fils aîné, Richard Michael Daley, se faire élire au sénat de l'Illinois.

Après la défaite de 1972, Daley revint dans les bonnes grâces du parti. En août 1973, Chicago fut choisit pour donner le coup d'envoi à un téléthon national destiné à renflouer les caisse électorale des démocrates. De son côté, le gouverneur démocrate de la Georgie et aspirant à la Maison Blanche, Jimmy Carter, rendit hommage à Daley, en disant de lui qu'il avait fait de Chicago "la ville la mieux gérée et la mieux gouvernée de toute la nation". (133) 

Lors de la course à l'investiture démocrate de 1976, Carter menait déjà depuis quelques temps lorsque Daley se décida à endosser sa candidature. Daley fut ensuite acceuillit à bras ouvert à la convention nationale qui se tint à New York cette année-là. (134) En novembre, Carter remporta l'élection avec 50 % des suffrages contre 48 % pour son adversaire républicain, le président sortant Gerald Ford. Le 19 décembre 1976, Richard J. Daley s'éteignit en mourrant d'une crise cardiaque. Il était âgé de 74 ans.

sources: 

(113) Id. p. 447.
(114) Id., p. 441.
(115) Id., p. 445.
(116) Id., p. 450.
(117) Id., p.449.
(118) Id., p. 450-451.
(119) TALBOT David, «Brothers – The Hidden History of the Kennedy Years», Free Press (2007), p. 355-356.
(120) Cohen, Taylor, p. 452.
(121) Id., p. 453.
(122) Id., p. 454.
(123) Id., p. 455.
(124) Id., p. 457.
(125) Talbot, p. 364-365.
(126) Cohen, Taylor, p. 462-463.
(127) Id., p.472.
(128) Id., p. 470.
(129) Id., p. 475-476.
(130) Id., p. 478.
(131) http://www.geocities.com/Athens/Delphi/1553/c68bibli.html
(132) Cohen, Taylor, p. 521.
(133) Id., p. 540.
(134) Id., p. 552.



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