Raymond Garneau et la prise de contrôle de la Banque dÉpargne
Dossier Raymond Garneau -partie 6
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Requin scandaleux à requin bancaire
Après sa démission de son siège de député, le 20 décembre 1978, M. Garneau retourne dans le secteur privé. Son parrain dans le monde des affaires a été M. Jean-Marie Poitras. « J’étais un peu blessé de ne pas avoir de propositions de compagnies canadiennes-françaises, » racontera plus tard M. Garneau à un journaliste de La Presse. « Je m’en suis ouvert à M. Poitras, rencontré par hasard. Trois jours plus tard, il m’offrait d’entrer à la Laurentienne dans un poste de grandes responsabilités. » [1]
En février 1979, M. Garneau devient le vice-président du Groupe La Laurentienne, une puissante compagnie d’assurance de la ville de Québec. Il rejoindra alors un ancien collègue libéral, M. Claude Castonguay, qui fut ministre de la Santé, puis des Affaires sociales, dans le premier gouvernement de Robert Bourassa (1970-73). M. Garneau ne tardera pas à flirter avec l’illégalité.
Ainsi, le 16 juin 1980, l’Inspecteur général des banques, M. William A. Kennett, déclarait à Ottawa que l’acquisition récente par le groupe La Laurentienne de plusieurs blocs d’actions de la Banque d’Épargne violait l’esprit de la loi des banques. Avant d’être remplacé par le Surintendant des institutions financières, l’Inspecteur général des banques représentait alors la plus haute autorité chargée de l’application de la Loi des banques et de la Loi des Banques d’Épargne de la Province du Canada. [2]
Au cours des mois précédents, La Laurentienne avait porté de 10% à 42.5% sa participation dans la Banque d’Épargne de la Cité et du district de Montréal, la deuxième banque canadienne-française en importance, qui avait fait l’acquisition deux ans auparavant du Crédit Foncier. Combinés ensembles, les actifs de la Banque d’Épargne et du Crédit Foncier s’élèvent à 3.2 milliards$ CAN.
Or, si la législation bancaire canadienne permet à un actionnaire de détenir plus de 10% des actions d’une banque, elle lui interdit par contre de posséder plus de 10% des droits de votes à l’assemblée des actionnaires. En outre, la loi précise que l’actionnaire qui dépasse cette limite de 10% voit son droit de vote suspendu.
Voilà qui explique pourquoi l’Inspecteur général a cru bon de tirer la sonnette d’alarme. « Il s’agit là d’un précédent dangereux », a déclaré M. Kennett dans une entrevue au journal Le Devoir. « Il faudra peut-être songer à renforcer la lettre de la loi », ajoute l’Inspecteur général. Selon lui, la norme du 10% est essentielle pour le mieux-être du système bancaire canadien. « Il est fondamental de maintenir cette règle. C’est la meilleure protection contre les conflits d’intérêts », de plaider M. Kennett.
M. Kennett a d’ailleurs fait part de ses inquiétudes à MM. Castonguay et Garneau, deux dirigeants du Fonds Laurentiens, une filiale du Groupe La Laurentienne. S’exprimant sur le sujet au journal Le Devoir, M. Garneau se montre réfractaire à l’idée de se soumettre à l’esprit de la loi. « Les milieux financiers sont bien petits au Québec. Il est difficile de ne pas se rencontrer de temps à autres », affirme-t-il. Cela revient donc pratiquement à dire que combattre les conflits d’intérêts relèverait d’un vœu pieu.
M. Garneau ne cache pas que la perspective de voir La Laurentienne privée de son droit de vote ne l’enchante guère. « Quant à l’affirmation que nos droits de vote seraient suspendus pour les premiers dix pour cent, les opinions légales diffèrent là-dessus », déclare l’ancien ministre des finances. « Je ne vois cependant pas pourquoi nous n’aurions pas ces droits de vote car les risques de conflit d’intérêt sont nuls. La Banque d’Épargne ne consent pas de prêts commerciaux. »
Au cours de son entretien avec Le Devoir, M. Garneau s’emploie à entretenir un floue artistique sur les véritables intentions de La Laurentienne, comme seul un politicien serait capable de le faire.« Néanmoins, il n’est pas établi, ni exclu que La Laurentienne conserve les actions qu’elle possède actuellement. » Et M. Garneau d’ajouter : « Il n’est pas impossible qu’une partie de ces actions soient revendues à des actionnaires ayant les mêmes visées que nous ».
M. Garneau semble faire ici référence au géant des supermarchés, Provigo, lui-même actionnaire de la Banque d’Épargne. De son côté, La Laurentienne est devenu un actionnaire important de Provigo lorsque la société Sobey’s avait tenté de prendre le contrôle de Provigo. Ainsi, grâce à l’appui possible d’un bloc de 10% des actions de la Banque d’Épargne, à ce moment-là détenu par Provigo, La Laurentienne est assurée de la majorité des voix et des actions de la Banque d’Épargne, ce qui revient à un contrôle absolu de l’institution financière.
Or, M. Kennett s’est montré assez sceptique devant ce projet de « remarketing » des actions. L’Inspecteur général mentionne que la législation bancaire est assez claire sur la notion controversée des « actionnaires associés ». Ainsi, la loi prévoit que les futurs acquéreurs d’une banque ne doivent avoir aucun lien corporatif entre eux. Cette mesure est justement destinée à éviter que surviennent des prises de contrôle déguisées via le noyautage des instances dirigeantes d’une banque par un groupe donné.
MM. Garneau et Poitras s’efforcent tous deux de noyer le poisson en affirmant que le but de La Laurentienne n’est pas de prendre le contrôle de la Banque d’Épargne « mais d’exercer un certain leadership avec les autres concessionnaires ». Quelle superbe nuance, n’est-ce pas ?
Mais plusieurs ne seront pas dupes de ce discours opaque. Parmi eux, l’éditorialiste Jean-Paul Gagné du quotidien Le Soleil, qui commentera les transactions qui permirent au Groupe La Laurentienne d’acquérir une aussi importante participation dans le capital de la Banque d’Épargne en disant d’elles qu’elles représentent « la concentration qui s’effectue petit à petit dans l’univers somme toute restreint de nos institutions financières ». [3]
Les mauvaises intentions qui sont attribuées à M. Garneau et consorts ne vont pas tarder à prendre forme dans la réalité. Le 27 juin 1980, la Banque d’Épargne annonçait la nomination de M. Garneau aux postes d’administrateur, membre du comité exécutif et vice-président du conseil d’administration. Avec la moitié des fauteuils au comité exécutif de la Banque d’Épargne, et environ le tiers des postes au conseil d’administration, La Laurentienne aura tout le loisir « d’exercer un leadership » de l’intérieur de cette institution financière.
Cette annonce intervient alors que le départ prochain du président du conseil d’administration, M. André Marcil, est prévu d’ici la fin de l’année 1980. À ce sujet, le journaliste Michel Nadeau écrit dans Le Devoir : « Comme le veut la tradition dans les grandes entreprises, le départ du président du conseil est suivi de la nomination à ce poste du vice-président. M. Garneau sera d’autant plus le successeur tout désigné qu’il aura siégé au comité exécutif durant plusieurs mois. » [4]
C’est ainsi que La Laurentienne s’est assurée de sa mainmise sur la Banque d’Épargne et que M. Garneau a pu s’installer aux commandes de cette institution financière. Ce qu’ils n’ont pas pu faire ouvertement, parce que ça serait illégal, ils l’ont fait par la bande, subtilement, de façon à contourner les dispositions de la loi au lieu d’en respecter l’esprit.
Mais, honnêtement, à quoi d’autres pouvions-nous nous attendre de la part de la part d’un ex-politicien libéral qui su s’entourer de professionnels des combines de patronage alors qu’il était ministre aux Finances ? N’est-ce pas là une évolution tout à fait naturelle de sa part de se recycler ensuite dans les combines de la haute finance ?
Durant les quatre années suivantes, M. Garneau occupera les fonctions de président et de chef de la direction de la Banque d’Épargne de la Cité et du District de Montréal qui, depuis 1987, fut rebaptisée la Banque Laurentienne.
(suivant)
Sources :
[1] La Presse, « Le beau et grand défi de Québec 2008 », par André Pichette, 17 octobre 2004.
[2] Le Devoir, « Le contrôle de la Banque d’Épargne par La Laurentienne—Une transaction qui viole l’esprit de la loi des banques, selon l’inspecteur général », par Michel Nadeau, 17 juin 1980.
[3] Le Soleil, « Concentration de la finance québécoise », par Jean-Paul Gagné, 19 juin 1980.
[4] Le Devoir, « Raymond Garneau devient vice-président du conseil—La Laurentienne prend la direction de la Banque d’Épargne », par Michel Nadeau, 28 juin 1980.
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Requin scandaleux à requin bancaire
Après sa démission de son siège de député, le 20 décembre 1978, M. Garneau retourne dans le secteur privé. Son parrain dans le monde des affaires a été M. Jean-Marie Poitras. « J’étais un peu blessé de ne pas avoir de propositions de compagnies canadiennes-françaises, » racontera plus tard M. Garneau à un journaliste de La Presse. « Je m’en suis ouvert à M. Poitras, rencontré par hasard. Trois jours plus tard, il m’offrait d’entrer à la Laurentienne dans un poste de grandes responsabilités. » [1]
En février 1979, M. Garneau devient le vice-président du Groupe La Laurentienne, une puissante compagnie d’assurance de la ville de Québec. Il rejoindra alors un ancien collègue libéral, M. Claude Castonguay, qui fut ministre de la Santé, puis des Affaires sociales, dans le premier gouvernement de Robert Bourassa (1970-73). M. Garneau ne tardera pas à flirter avec l’illégalité.
Ainsi, le 16 juin 1980, l’Inspecteur général des banques, M. William A. Kennett, déclarait à Ottawa que l’acquisition récente par le groupe La Laurentienne de plusieurs blocs d’actions de la Banque d’Épargne violait l’esprit de la loi des banques. Avant d’être remplacé par le Surintendant des institutions financières, l’Inspecteur général des banques représentait alors la plus haute autorité chargée de l’application de la Loi des banques et de la Loi des Banques d’Épargne de la Province du Canada. [2]
Au cours des mois précédents, La Laurentienne avait porté de 10% à 42.5% sa participation dans la Banque d’Épargne de la Cité et du district de Montréal, la deuxième banque canadienne-française en importance, qui avait fait l’acquisition deux ans auparavant du Crédit Foncier. Combinés ensembles, les actifs de la Banque d’Épargne et du Crédit Foncier s’élèvent à 3.2 milliards$ CAN.
Or, si la législation bancaire canadienne permet à un actionnaire de détenir plus de 10% des actions d’une banque, elle lui interdit par contre de posséder plus de 10% des droits de votes à l’assemblée des actionnaires. En outre, la loi précise que l’actionnaire qui dépasse cette limite de 10% voit son droit de vote suspendu.
Voilà qui explique pourquoi l’Inspecteur général a cru bon de tirer la sonnette d’alarme. « Il s’agit là d’un précédent dangereux », a déclaré M. Kennett dans une entrevue au journal Le Devoir. « Il faudra peut-être songer à renforcer la lettre de la loi », ajoute l’Inspecteur général. Selon lui, la norme du 10% est essentielle pour le mieux-être du système bancaire canadien. « Il est fondamental de maintenir cette règle. C’est la meilleure protection contre les conflits d’intérêts », de plaider M. Kennett.
M. Kennett a d’ailleurs fait part de ses inquiétudes à MM. Castonguay et Garneau, deux dirigeants du Fonds Laurentiens, une filiale du Groupe La Laurentienne. S’exprimant sur le sujet au journal Le Devoir, M. Garneau se montre réfractaire à l’idée de se soumettre à l’esprit de la loi. « Les milieux financiers sont bien petits au Québec. Il est difficile de ne pas se rencontrer de temps à autres », affirme-t-il. Cela revient donc pratiquement à dire que combattre les conflits d’intérêts relèverait d’un vœu pieu.
M. Garneau ne cache pas que la perspective de voir La Laurentienne privée de son droit de vote ne l’enchante guère. « Quant à l’affirmation que nos droits de vote seraient suspendus pour les premiers dix pour cent, les opinions légales diffèrent là-dessus », déclare l’ancien ministre des finances. « Je ne vois cependant pas pourquoi nous n’aurions pas ces droits de vote car les risques de conflit d’intérêt sont nuls. La Banque d’Épargne ne consent pas de prêts commerciaux. »
Au cours de son entretien avec Le Devoir, M. Garneau s’emploie à entretenir un floue artistique sur les véritables intentions de La Laurentienne, comme seul un politicien serait capable de le faire.« Néanmoins, il n’est pas établi, ni exclu que La Laurentienne conserve les actions qu’elle possède actuellement. » Et M. Garneau d’ajouter : « Il n’est pas impossible qu’une partie de ces actions soient revendues à des actionnaires ayant les mêmes visées que nous ».
M. Garneau semble faire ici référence au géant des supermarchés, Provigo, lui-même actionnaire de la Banque d’Épargne. De son côté, La Laurentienne est devenu un actionnaire important de Provigo lorsque la société Sobey’s avait tenté de prendre le contrôle de Provigo. Ainsi, grâce à l’appui possible d’un bloc de 10% des actions de la Banque d’Épargne, à ce moment-là détenu par Provigo, La Laurentienne est assurée de la majorité des voix et des actions de la Banque d’Épargne, ce qui revient à un contrôle absolu de l’institution financière.
Or, M. Kennett s’est montré assez sceptique devant ce projet de « remarketing » des actions. L’Inspecteur général mentionne que la législation bancaire est assez claire sur la notion controversée des « actionnaires associés ». Ainsi, la loi prévoit que les futurs acquéreurs d’une banque ne doivent avoir aucun lien corporatif entre eux. Cette mesure est justement destinée à éviter que surviennent des prises de contrôle déguisées via le noyautage des instances dirigeantes d’une banque par un groupe donné.
MM. Garneau et Poitras s’efforcent tous deux de noyer le poisson en affirmant que le but de La Laurentienne n’est pas de prendre le contrôle de la Banque d’Épargne « mais d’exercer un certain leadership avec les autres concessionnaires ». Quelle superbe nuance, n’est-ce pas ?
Mais plusieurs ne seront pas dupes de ce discours opaque. Parmi eux, l’éditorialiste Jean-Paul Gagné du quotidien Le Soleil, qui commentera les transactions qui permirent au Groupe La Laurentienne d’acquérir une aussi importante participation dans le capital de la Banque d’Épargne en disant d’elles qu’elles représentent « la concentration qui s’effectue petit à petit dans l’univers somme toute restreint de nos institutions financières ». [3]
Les mauvaises intentions qui sont attribuées à M. Garneau et consorts ne vont pas tarder à prendre forme dans la réalité. Le 27 juin 1980, la Banque d’Épargne annonçait la nomination de M. Garneau aux postes d’administrateur, membre du comité exécutif et vice-président du conseil d’administration. Avec la moitié des fauteuils au comité exécutif de la Banque d’Épargne, et environ le tiers des postes au conseil d’administration, La Laurentienne aura tout le loisir « d’exercer un leadership » de l’intérieur de cette institution financière.
Cette annonce intervient alors que le départ prochain du président du conseil d’administration, M. André Marcil, est prévu d’ici la fin de l’année 1980. À ce sujet, le journaliste Michel Nadeau écrit dans Le Devoir : « Comme le veut la tradition dans les grandes entreprises, le départ du président du conseil est suivi de la nomination à ce poste du vice-président. M. Garneau sera d’autant plus le successeur tout désigné qu’il aura siégé au comité exécutif durant plusieurs mois. » [4]
C’est ainsi que La Laurentienne s’est assurée de sa mainmise sur la Banque d’Épargne et que M. Garneau a pu s’installer aux commandes de cette institution financière. Ce qu’ils n’ont pas pu faire ouvertement, parce que ça serait illégal, ils l’ont fait par la bande, subtilement, de façon à contourner les dispositions de la loi au lieu d’en respecter l’esprit.
Mais, honnêtement, à quoi d’autres pouvions-nous nous attendre de la part de la part d’un ex-politicien libéral qui su s’entourer de professionnels des combines de patronage alors qu’il était ministre aux Finances ? N’est-ce pas là une évolution tout à fait naturelle de sa part de se recycler ensuite dans les combines de la haute finance ?
Durant les quatre années suivantes, M. Garneau occupera les fonctions de président et de chef de la direction de la Banque d’Épargne de la Cité et du District de Montréal qui, depuis 1987, fut rebaptisée la Banque Laurentienne.
(suivant)
Sources :
[1] La Presse, « Le beau et grand défi de Québec 2008 », par André Pichette, 17 octobre 2004.
[2] Le Devoir, « Le contrôle de la Banque d’Épargne par La Laurentienne—Une transaction qui viole l’esprit de la loi des banques, selon l’inspecteur général », par Michel Nadeau, 17 juin 1980.
[3] Le Soleil, « Concentration de la finance québécoise », par Jean-Paul Gagné, 19 juin 1980.
[4] Le Devoir, « Raymond Garneau devient vice-président du conseil—La Laurentienne prend la direction de la Banque d’Épargne », par Michel Nadeau, 28 juin 1980.