Le cas de Jean-François Bertrand

Publié le par Bureau des Affaires Louches

Cocaïne et politique au Québec -partie 2

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« Avec le recul, quand on me demande de préciser le début de ma dépendance aux drogues, je retourne inévitablement à ce jour du 30 avril 1981, lorsque je devins ministre des Communications. Car c’est à ce moment-là que j’entrai dans la spirale de la consommation excessive de substances qui allait me mener, à partir de 1990, dans cinq centres de traitement différents pour suivre sept thérapies en l’espace de dix ans. » (3)

Celui qui s’exprime ainsi est l’ancien ministre péquiste Jean-François Bertrand, député de Vanier de 1976 à 1985. M. Bertrand a d’abord été élu député à l’âge de 30 ans, puis fut nommé ministre à 34 ans. Et à 36 ans, il hérite de la fonction de leader parlementaire après la démission du ministre Claude Charron suite à son arrestation pour le vol d’une veste de cuir au magasin Eaton, en 1982.

De son propre aveu, M. Bertrand a exercé son mandat ministériel « sous l’influence des médicaments et de l’alcool »

Défait aux élections générales de décembre 1985, l’ex-ministre Bertrand allait par la suite sombrer dans la dépendance à la cocaïne à partir de 1988. « Pour moi, ça a commencé une fois par trois mois, puis une fois aux trois semaines, puis aux trois jours et en plus grande quantité à chaque fois », expliquait-il récemment au Journal de Montréal.

Une nouvelle ère s’ouvrait dans la vie de M. Jean-François Bertrand. Mais celui-ci n’avait pas tiré un trait définitif sur la carrière politique pour autant. S’il n’a pas été élu depuis sa défaite de 1985, ce n’est pas faute de ne pas avoir essayé.

En 2002, après plusieurs cures de désintoxication, il témoigna publiquement de son expérience dans diverses entrevues accordées aux médias. Et en 2003, il publia lui son propre livre, dont le titre,« Je suis un bum de bonne famille », fait référence au fait qu’il est le fils de l’ancien premier ministre du Québec, M. Jean-Jacques Bertrand, qui fut le dernier dirigeant de l’Union nationale de l’histoire du Québec à exercer cette fonction.

Dans son bouquin autobiographique, M. Bertrand se montre généreux en détails croustillants. « Sauf à quelques rares et brèves interruptions, dont la plus longue n’a pas duré un an, j’ai consommé de la cocaïne pendant quatorze ans, soit de 1988 à 2002 », écrit-il. « Jamais seul. Toujours avec l’objet de mes fantasmes : un gars, à condition qu’il soit jeune et beau. »

Il dit avoir englouti deux millions$ pour se « démolir sur tous les plans : physique, mental et moral ». Mais contrairement à bon nombre de toxicomanes, l’ex-ministre Bertrand n’a pas eu à cambrioler des bungalows, à faire des hold-up ou à vendre son cul pour trouver le pognon afin d’assouvir ses besoins en poudre. Lorsqu’il était trop défoncé pour se chercher un boulot, M. Bertrand avait le luxe de piger dans sa pension de député pour s’envoyer en l’air. Et ce, au frais de ses humbles contribuables, bien entendu.

La confession spectaculaire de M. Bertrand a suscité une foule de réactions chez les médias. Dans son éditorial, M. J.-Jacques Samson du quotidien Le Soleil revenait sur un incident lors duquel le ministre Bertrand avait été convoqué par le ministre de la Justice de l’époque, M. Marc-André Bédard, qui l’avait mis en garde après avoir appris qu’il aurait consommé de la cocaïne en public dans un bar de l’avenue Cartier à Québec.

« Le ministre de la Justice a-t-il fait son devoir ? », se demande M. Samson. « Il s’est contenté de couvrir son collègue plutôt que d’exiger sa démission, laissant du même coup celui-ci s’enfoncer dans ses brouillards artificiels. » (4)

Durant l’été de 1988, celui où M. Bertrand dit avoir goûté pour la première fois à la cocaïne, M. Bertrand fut approché par le maire sortant de la Ville de Québec, M. Jean Pelletier, futur directeur de cabinet du leader libéral Jean Chrétien.

M. Pelletier offre à Jean-François Bertrand de lui succéder comme chef du Progrès Civique, un parti d’affairistes qui détenait le pouvoir sans interruption depuis 1965 à l’hôtel de ville de Québec. M. Bertrand, qui était sur le point de publier un texte dans lequel il écartait son retour à la politique, était déchiré. Il prit finalement la décision de se présenter comme candidat du Progrès Civique à la mairie de Québec.

Mais ce ne fut pas là un choix heureux. Voici comment M. Bertrand décrit la suite des choses :

« Entre le jour de ma décision finale et définitive, soit le 8 mai 1989, et le jour de l’élection, le 5 novembre de la même année, je connus des crises d’angoisse à répétition et dut même être hospitalisé durant une nuit entière. Mon corps manifestait le profond malaise qu’il ressentait devant ce que je considère être une erreur de jugement. Durant ces six mois d’une trop longue campagne, j’avais souvent souhaité reculer, mais il était trop tard. » (5)

Au début, M. Bertrand jouissait d’une large avance sur son plus proche adversaire, M. Jean-Paul L’Allier, un ancien ministre libéral qui fut lui aussi titulaire du portefeuille des Communications mais dans le gouvernement de Robert Bourassa.

Toutefois, suite à une contre-performance du candidat Bertrand lors du débat télévisé des chefs, son adversaire, M. L’Allier, remporta la mairie par une majorité écrasante de 13 000 voix et près de 59% des suffrages. Depuis, M. L’Allier a régulièrement été réélu, jusqu’à cette année, où il renonça à renouveler son mandat à la mairie de Québec.

Ironiquement, pour M. Bertrand, cette défaite fut accueillie par un grand soulagement. « Durant les six mois de la campagne, par prudence, j’avais cessé de consommer de la cocaïne » , écrit-il dans son livre. « Toutefois, dès le lendemain de ma défaite, je me hâtai de reprendre le temps perdu et me défonçai avec deux de mes amis. »(6)

Seulement quarante jours après avoir mordu la poussière aux élections municipales, il quitte la direction du Progrès civique de Québec, en invoquant des « raisons personnelles » dont on peut aujourd’hui soupçonner la teneur exacte.

Puis, en décembre 1992, M. Lucien Bouchard, alors chef du Bloc Québécois, courtise personnellement M. Bertrand pour qu’il accepte de se présenter à l’assemblée d’investiture de la circonscription de Québec-Est en vue de l’élection fédérale à venir. (7)

Dans son livre, M. Bertrand revient sur cette rencontre qui se déroula au Château Frontenac. Il reproduit cet échange qu’il a eu avec M. Bouchard :

« Monsieur Bouchard, il faut que vous sachiez que j’ai des problèmes d’alcool et de drogue. J’ai suivi une thérapie en 1990. Depuis, j’ai rechuté mais, en ce moment, ça va mieux. »

« Monsieur Bertrand, j’apprécie que vous preniez les devants pour m’en parler », lui a alors répondu M. Bouchard. « C’est tout à votre honneur. J’étais au courant de vos difficultés et je comptais bien vous poser quelques questions à ce sujet. Sachez que, dans la mesure où vous persistez dans vos efforts, vous pourrez toujours compter sur mon appui. »(8)

Ainsi, M. Bouchard n’était donc pas sans ignorer les problèmes de consommation de celui qu’il voulait recruter comme candidat bloquiste. Un signe de plus que les vices de tout un chacun ne sont un secret pour personne à l’intérieur du petit milieu politique québécois.

Mais, en mars 1993, M. Bertrand fit connaître sa décision de passer son tour. Lors d’un entretien avec le journaliste Gilles Boivin du quotidien Le Soleil, M. Bertrand avait d’ailleurs refusé d’élaborer sur les motifs qui l’ont amené à renoncer à retourner à la politique active. (9)

C’est encore dans son livre qu’on apprend ce qui se cachait derrière sa décision. Se référant à son tête-à-tête avec M. Bouchard, il écrit : « Quelques semaines après cette rencontre, m’enlisant encore davantage, incapable de mettre fin à ma consommation régulière, je décidai de ne pas retourner en politique et de ne pas mécontenter un homme qui m’avait accordé toute sa confiance. »(10)

Puis, dans un article de M. Mario Fontaine paru dans La Presse en décembre 1994, on apprenait que le nom de M. Bertrand avait refait surface comme candidat possible du Bloc Québécois pour une élection partielle dans le comté de Brome-Missisquoi. (11)

Encore une fois, c’est M. Bouchard, devenu chef de l’Opposition officielle à la Chambre des communes, qui fait la cour à M. Bertrand. « J’étais en période de réflexion quand j’ai rencontré Lucien Bouchard, le président et le vice-président du parti le 26 novembre au conseil général du Bloc au Mont-Sainte-Anne », confiait M. Bertrand à un journaliste du Soleil. « Il m’a demandé d’en arriver rapidement à une décision. »

Pourtant, quelques semaines plus tôt, la candidature de M. Bertrand semblait encore loin d’être prise pour acquis. En effet, le journaliste Fontaine notait que « M. Bertrand n’avait pas donné signe de vie au Bloc durant des semaines, ce qui l’avait mis à froid avec les responsables du recrutement. »

Fait à souligner, le comté de Brome-Missisquoi avait été représenté jusqu’à tout récemment par nulle autre que la mère de M. Bertrand, Mme Gabrielle Giroux-Bertrand, qui fut députée à la Chambre des Communes pour le Parti conservateur de 1984 à 1993.

Plus inusité encore, pendant que le BQ sollicitait Jean-François Bertrand, le Parti conservateur, alors dirigé par M. Jean Charest, approcha la fille de Mme Giroux-Bertrand, Louise. Ancienne chef de cabinet du ministre conservateur Benoît Bouchard, Mme Louise Bertrand envisageait de faire le saut en politique. Mal lui a pris, car son frère Jean-François avait lui aussi les yeux rivés sur le même comté !

Trop de Bertrand pour un seul comté ? Dans un article signé par le journaliste Michel Vastel, Le Soleil parle de la « chicane de famille Bertrand ». Comme l’écrit M. Vastel, « une lutte fratricide, au sens propre du terme, était impensable, surtout qu’il s’agit de reprendre un comté représenté pendant neuf ans par leur mère ». (12)

Il fallait donc qu’un des deux Bertrand accepte de se sacrifier au nom de l’unité familiale. Et ce fut Mme Louise Bertrand qui se désista, au profit du « coké de la famille », son frère Jean-François !

De tous les éléments qui l’ont fait pencher en faveur d’un retour en politique, M. Bertrand fut particulièrement inspiré par la détermination avec laquelle M. Bouchard affronta la terrible bactérie mangeuse de chaire qui était en train de lui dévorer la jambe.

Toujours en convalescence, M. Bouchard n’avait pas pu participer à l’élection partielle. Toutefois, dans une lettre signée de sa main et acheminée à tous les électeurs du comté de Brome-Missisquoi, M. Bouchard mettait tout son poids dans la balance pour aider le candidat Bertrand. En voici un extrait :

« Je vous demande d’aider le Bloc québécois à poursuivre son travail à Ottawa et à conserver au comté de Brome-Missisquoi un député de l’opposition officielle en la personne de Jean-François Bertrand. Il a ses origines chez vous et, au-delà de ses origines, Jean-François Bertrand a le talent d’un vrai député. En fier batailleur, je le vois déjà interpellant le gouvernement en Chambre des communes et exiger des réponses satisfaisantes pour ses électeurs et électrices. J’ai besoin de Jean-François à Ottawa, tout comme vous avez besoin d’un excellent député. » (13)

Dans son livre, M. Bertrand écrit qu’il s’était abstenu « de toute consommation pendant quatre mois ». L’élection partielle du 13 février 1995 fut finalement remportée par le candidat libéral fédéral, M. Denis Paradis, frère d’un vétéran député libéral sur la scène provinciale, M. Pierre Paradis. Le libéral Paradis a obtenu 51% des voix, soit 3308 votes de plus que M. Bertrand, qui recueilli 42% des suffrages.

Malgré tout, il faut croire que M. Bouchard tenait à tout prix à inclure M. Bertrand dans son entourage puisqu’il annonçait, à peine quelques semaines plus tard, soit le 2 mars 1995, qu’il nommait ce dernier pour agir comme conseiller politique dans son cabinet de chef de l’Opposition officielle, à Ottawa. (14)

M. Bertrand s’était ainsi vu confier des fonctions hautement stratégiques puisqu’il devait notamment s’occuper « de stratégie référendaire et des relations entre le Bloc québécois et le gouvernement péquiste de Jacques Parizeau ». Le journaliste Joël Bellavance, de l’agence Presse Canadienne, notait d’ailleurs que M. Bertrand avait récemment été aperçu à plusieurs reprises dans les couloirs du Parlement.

Le fait que le mandat de M. Bertrand ne dura que quelques mois ne veut pas dire grand chose en soi. Après tout, dans les semaines suivant le référendum, M. Bouchard quittait la chefferie du Bloc pour aller remplacer M. Jacques Parizeau à la tête du gouvernement québécois. M. Bertrand ne l’a tout simplement pas suivi à Québec.

Curieusement, dans son livre autobiographique, M. Bertrand passe sous silence sa nomination pour le moins prestigieuse au cabinet du chef de l’Opposition à Ottawa. Peut-être en était-il mieux ainsi ?

M. Bertrand a toujours soutenu qu’il ne touchait pas à la coke lorsqu’il était en campagne électorale. À moins d’une preuve du contraire, il faut prendre pour acquis qu’il dit la vérité. Toutefois, force est de constater qu’après sa défaite à la partielle de février 1995, M. Bertrand n’était plus en campagne. Et il n’était plus en campagne non plus lorsque M. Bouchard fait de lui son conseiller politique.

Dès lors, une question se pose : M. Bertrand était-il sur la poudre lorsqu’il prodiguait ses conseils éclairés au chef du Bloc ?

La possibilité est d’autant plus vraisemblable quand on sait que, de l’aveu de M. Bertrand, sur une période de dix ans, qui inclut son passage au cabinet de M. Bouchard, il passa le plus clair de son temps à se geler la fraise. Voici ce qu’il écrit à ce sujet : « Mises bout à bout, mes sept thérapies totalisent une année complète. Mises bout à bout, mes périodes d’abstinence totalisent deux ans. Mises bout à bout, mes rechutes totalisent le reste : sept ans ! » (15)

M. Bouchard qui, comme nous l’avons vu plus tôt, était au parfum des problèmes de consommation de M. Bertrand, a-t-il fait preuve d’une indulgence désinvolte, voire d’inconscience pure, en s’acharnant à s’assurer la présence de M. Bertrand à ses côtés ? Ne craignait-il pas que cette situation à risque puisse être exploitée par ses adversaires fédéralistes à quelques mois seulement du deuxième référendum sur la souveraineté ?

Ce n’est pas là le seul problème potentiel que pouvait soulever la présence d’un coké au Bloc. Peut-être plus que tout autre parti fédéral, le Bloc a rapidement fait de la lutte au crime organisé, plus particulièrement celle contre les clubs de motards criminalisés, l’un de ses principaux chevaux de bataille à Ottawa.

Rappelons que c’est un député du Bloc qui avait déposé une pétition demandant l’adoption d’une loi antigang. Et c’est encore un député du Bloc qui reçut la protection de la GRC pour avoir fait l’objet de menaces après avoir dénoncé les activités des narcotrafiquants de sa région. Il faut comprendre qu’à l’époque, certains quartiers de Montréal étaient devenus de véritables champs de batailles pour les membres et les sympathisants des Hells Angels et des Rock Machine qui se disputaient violemment le contrôle du très lucratif marché de la drogue.

M. Bouchard avait donc pris un sérieux risque politique sans en avoir apparemment mesurer les implications possibles en soutenant la candidature d’un politicien cocaïnomane qui, comme tout bon junkie, pouvait rechuter n’importe quand. M. Bertrand aurait pu se faire bêtement arrêter à la sortie d’un point de vente de drogue, comme cela est arrivé, ce printemps dernier, au procureur de la couronne Me Michel Grenier, qui, par une curieuse coïncidence, s’occupait des dossiers de stupéfiants (!) au palais de justice de Québec. (16)

Si un conseiller politique du chef du parti se faisait arrêter de la sorte, avec quelle crédibilité le Bloc aurait-il pu alors accuser les libéraux fédéraux de faire preuve de mollesse en matière de lutte au crime organisé ? En définitive, M. Bouchard peut donc se compter chanceux que M. Bertrand ait perdu l’élection partielle de Brome-Missisquoi.

(suivant)

Sources :

(3)    « Je suis un bum d’une bonne famille », par Jean-François Bertrand (2003), Les Éditions de l’Homme, p.80.
(4)    Le Soleil, « Ces “poqué? qui nous gouvernent », par J-Jacques Samson, 20 novembre 2002.
(5)    Op. cit., p.99.
(6)    Op. cit., p.100.
(7)    Le Soleil, « Deux assemblées d’investiture du Bloc québécois sont prévues d’ici avril », par Gilles Boivin, 7 janvier 1993.
(8)    Op. cit., p.111 et 112.
(9)    Le Soleil, « J.-F. Bertrand ne sera pas candidat », par Gilles Boivin, 9 mars 1993.
(10)    Op. cit., p. 112.
(11)    La Presse, « Jean-François Bertrand candidat ? », par Mario Fontaine, 2 décembre 1994.
(12)    Le Soleil, « La chicane de la famille Bertrand, un dur coup pour Jean Charest », par Michel Vastel, 16 décembre 1994.
(13)    Le Devoir, « Deux inconnus dans l'élection de Brome-Missisquoi—L’effet Bouchard et l’arc-en-ciel fédéraliste », par Pierre O’Neill, samedi 4 février 1995.
(14)    Le Soleil, « Bertrand, nouveau bras droit de Bouchard », par Joël Bellavance, 3 mars 1995.
(15)    Op. cit., p. 146.
(16)    Le Soleil, « Possession de cocaïne—Le procureur de la Couronne comparaît », par Richard Hénault, jeudi 16 juin 2005.
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