Paul Martin avait été prévenu
En décembre 2003, le libéral Paul Martin réalisa son grand rêve en accédant au poste de premier ministre qu'il convoitait depuis si longtemps. Ex-ministre des Finances, Martin succédait ainsi à Jean Chrétien, qui avait dirigé le gouvernement fédéral au cours des dix dernières années précédentes. Ayant promis que son gouvernement sera "soumis à l'imputabilité", la prétention de Martin de gouverner avec une transparence accrue fut mise à l'épreuve assez tôt. En effet, dès le début de son mandat, Martin subissa des pressions afin que son gouvernement mette sur pied une enquête publique sur l'affaire Maher Arar.
Ingénieur en télécommunications, Arar est un citoyen canadien qui fut déporté par les autorités américaines dans son pays natal, la Syrie, en octobre 2002. Durant une année complète, Arar fut détenu sans accusations dans une sordide prison syrienne où il fut soumis à la torture. On lui infligea des coups de câbles sur les paumes, les hanches et le bas du dos. "Quand ils me battaient avec les câbles, ma peau devenait bleue et le restait deux ou trois semaines", raconta Arar. (1) Lorsqu'il n'était pas brutalisé par ses bourreaux, il croupissait dans une cellule insalubre et sans lumière d'à peine trois pieds de large par six pieds de long et sept pieds de haut. Arar perdit quarante livres durant sa détention.
Après avoir été forcé de signer de faux aveux pour retrouver sa liberté, Arar regagna le Canada, en octobre 2003. Dès son retour au pays, l'histoire d'Arar choqua l'opinion publique et devint le plus gros scandale à ébranler les autorités canadiennes depuis qu'Ottawa avait décidé de se joindre à la lutte anti-terroriste sous la direction du gouvernement américain. Il apparu très tôt que le Canada avait été complice du calvaire de Arar. Ainsi, lorsqu'ils interrogèrent Arar avant de le déporter en Syrie, les enquêteurs américains brandirent un bail qu'il avait signé à Montréal, en 1997. Arar demanda la tenue d'une enquête publique pour comprendre ce qui lui était arrivé et laver sa réputation.
Bien entendu, comme la plupart des organismes pratiquant le culte du secret, la GRC a horreur de se retrouver sous les feux de la rampe. En fait, la GRC avait beaucoup à perdre dans cette affaire. C'est en effet la Gendarmerie qui décrivit Arar et son épouse, Monia Mazigh, comme des "extrémistes islamistes soupçonnés d'avoir des liens avec le mouvement terroriste Al-Qaïda" dans ses échanges d'informations avec les autorités américaines. Les États-Unis se basèrent sur ces renseignements, qui se révéleront par la suite être dénués de fondement, lorsqu'ils expédièrent Arar vers ses tortionnaires syriens.
Il faut savoir qu'à ce moment-là, la GRC venait à peine de retrouver à nouveau des responsabilités en matière de collecte de renseignement et de sécurité nationale. Ces responsabilités lui avaient été retirées à la suite des scandales de la GRC qui avaient donné lieu à la mise sur pied de deux enquêtes publiques durant les années '70. Il y a eut d'abord la commission Keable, créée par le gouvernement péquiste de René Lévesque. Puis, le gouvernement libéral de Pierre Elliott Trudeau emboîta le pas en instituant la commission McDonald sur les activités illégales du Service de sécurité de la GRC. Le grand public en appris alors des belles sur les "exploits" de la GRC : introduction par effraction par centaines, communiqués du FLQ rédigés par une informatrice, vol de la liste du Parti québécois, etc.
En 1981, le rapport McDonald recommanda que les activités de renseignement et les enquêtes de sécurité nationale soient confié à un organisme civil. Trois ans plus tard, le Service de sécurité de la GRC fut dissous et remplacé par le Service canadien de renseignement de sécurité (SCRS). Durant les années qui suivront, la ligne de démarcation entre les responsabilités de la GRC et celles du SCRS ne fut pas toujours très claire. Cependant, suite aux attaques du 11 septembre 2001 aux États-Unis, Ottawa élargissa les pouvoirs de la GRC, qui retrouva du même coup le mandat de procéder à la collecte de renseignement et de mener des enquêtes de sécurité nationale.
L'affaire Arar éclata seulement deux ans plus tard. La GRC n'avait donc pas tardé à renouer avec le scandale. Pour la Gendarmerie, une commission d'enquête sur l'affaire Arar ravivait forcément le spectre du rapport McDonald. Une telle enquête risquait d'entraîner une dilution importante, voire la perte, de ses responsabilités dans le domaine de l'antiterrorisme. Mais ce n'était pas là la seule inquiétude qu'éprouvait la GRC.
Une enquête publique sur l'affaire Arar pouvait également mettre en péril la capacité du Canada de continuer à demeurer un partenaire respectable aux yeux de Washington dans la guerre secrète que mène la Central Intelligence Agency (CIA) contre la nébuleuse mouvance d'al-Qaïda. Il faut comprendre qu'après le 11 septembre 2001, la CIA a mit en place une vaste structure multinationale clandestine, baptisée Alliance Base (2), dont le but ultime consiste à exporter des individus soupçonnés, à tort ou à raison, de liens avec le terrorisme islamiste, vers des pays où la torture est monnaie courante.
Maher Arar fut une victime parmi tant d'autres de cette guerre secrète, dont le succès dépendait de la complicité de "pays amis" de l'Oncle Sam, comme le Canada, mais aussi sur la loi du silence. C'est ce silence qu'une enquête publique sur l'affaire Arar menaçait de briser, de sorte que le Canada risquait d'être désigné par Washington comme un maillon faible dans la lutte mondiale contre le terrorisme. Dans une telle éventualité, la CIA aurait difficilement pu continuer à considérer la GRC et le SCRS comme des partenaires dignes de foi. Aussi, la GRC n'avait pas particulièrement intérêt à ce qu'une enquête publique révèle à la CIA à quel point elle avait bâclée son enquête sur Arar.
Une stratégie fut donc mis en place pour empêcher la tenue d'une enquête publique sur l'affaire Arar. Dans un premier temps, des informations confidentielles provenant des faux aveux soutirés à Arar en Syrie furent coulées dans les médias canadiens. (3) Le but visé par ce stratagème consistait à dépeindre Arar comme un terroriste potentiel de façon à miner le capital de sympathie dont il jouissait auprès de l'opinion publique. Lorsque cela s'avéra insuffisant, le premier ministre Martin fut ensuite averti qu'il courait au devant des ennuis s'il mettait sur pied une commission d'enquête sur l'affaire Arar. Celui qui lança cette mise en garde sans équivoque s'appelle Peter Marwitz.
Marwitz est l'un de ces espions à la retraite qui servent aujourd'hui le rôle de porte-parole officieux pour la communauté du renseignement canadien. Il avait d'abord débuté sa carrière au Service de sécurité de la GRC, où il travailla pendant vingt ans. Durant cette période, Marwitz enquêta notamment sur l'Operation Dismantle, une organisation prônant le désarmement nucléaire. (4) Lors de la dissolution du Service de sécurité, Marwitz se joignit au SCRS. De 1990 jusqu'à sa retraite, en 1993, Marwitz fut un agent de liaison-sécurité en poste à l'étranger.
Cité de temps à autre dans les médias anglo-canadiens, Marwitz est un fidèle défenseur des intérêts de la GRC et du SCRS. Au-delà du monde du renseignement, Marwitz dispose aussi de ses propres réseaux dans les milieux élitistes canadiens. Mentionnons que Marwitz siégeait jusqu'à récemment sur l'exécutif de l'Institut canadien des affaires internationales (5), un groupe de réflexion qui fut fondé par des notables canadiens en 1928 et dont le membership est puisé à travers les milieux académiques, politiques et des affaires. Bref, une telle feuille de route suggère que Marwitz n'est probablement pas qu'un simple hurluberlu en manque d'attention.
Dans les lettres qu'il adressa au premier ministre Paul Martin, Marwitz fit valoir qu'il ne voyait que des désavantages à la tenue d'une enquête publique sur l'affaire Arar. Selon lui, une telle enquête "porterait atteinte aux aptitudes et aux intérêts opérationnels de la GRC et du SCRS", "saperait également le moral des centaines d'hommes et de femmes (...) qui prennent à coeur la défense de la sécurité du Canada contre le terrorisme international" et "minerait également les relations valables entre les États-Unis et le Canada concernant la coopération contre le terrorisme international." (6)
De l'avis de Marwitz, "les Canadiens font confiance à la GRC pour bien faire les choses et c'est ce qu'elle a fait," conclua-t-il avant d'adopter un ton plus intimidant. "Aller de l'avant avec une enquête dans l'affaire Arar, c'est flirter avec les dangers politiques pour votre gouvernement lors de la prochaine élection," écrivit-il noir sur blanc.
Pour donner davantage de poids à cette menace à peine voilée, Marwitz n'hésita pas à faire un lien entre la défaite des libéraux de Trudeau lors des élections générales de mai 1979 et la mise sur pied de la commission McDonald. "C'est une leçon politique qui fut apprise à la dure lorsque le gouvernement Trudeau a subit la défaite en 1979, en partie parce qu'il avait abandonné la GRC," écrivit Marwitz qui cherchait manifestement à bien se faire comprendre.
Au fait, que s'était-il passé lors des élections générales de 1979 ? Hé bien, le leader de l'opposition officielle et chef du Parti progressiste conservateur, Joe Clark, avait cherché à exploiter la grogne de la GRC à l'égard des libéraux de Trudeau. Clark alla même jusqu'à déclarer que s'il était élu, il permettrait à la police de briser la loi lorsque des "circonstances extraordinaires" le justifiera, en autant que ces gestes illégaux soient sanctionnés par le ministre responsable. (7) La controverse entourant la GRC n'a certes pas été l'enjeu principal de l'élection de 1979. Cependant, comme les résultats furent très serrés, certaines questions d'ordre secondaires pouvaient facilement avoir eu un effet déterminant sur l'issue du vote.
Notons d'ailleurs que les libéraux avaient été défaits même s'ils avaient reçut davantage d'appuis populaires (4 595 319 votes, soit 40 pour cent des suffrages) que leurs adversaires conservateurs (4 111 606 votes, soit 35 pour cent des suffrages). Malgré tout, Joe Clark fut en mesure de former un gouvernement minoritaire puisque les conservateurs avaient obtenus 136 sièges, contre 114 pour les libéraux. La menace de Marwitz de faire subir aux libéraux le même sort que connut Trudeau en 1979 n'a toutefois pas réussi à faire reculer le gouvernement Martin.
La perquisition de la GRC chez la journaliste Juliet O'Neil, du Ottawa Citizen, fut probablement la bourde ultime qui eut raison des dernières réticences d'Ottawa d'instituer une enquête publique sur l'affaire Arar. Critiquée de toutes parts, cette descente policière avait été effectuée le 21 janvier 2004 sous le prétexte d'identifier la source qui avait coulée des informations confidentielles aux médias pour discréditer Arar. Le tollé fut si grand que même le premier ministre Martin cru bon de s'en dissocier publiquement. (8) La création d'une commission d'enquête sur l'affaire Arar présidée par le juge Dennis O'Connor fut annoncée sept jours plus tard. Bien entendu, cette décision n'a pas manquée de contrarier au plus haut point la GRC et le SCRS.
D'ailleurs, ce ne fut pas là la seule commission d'enquête mise sur pied par Martin à cette même époque. Le 10 février suivant, la vérificatrice générale du Canada Sheila Fraser révéla que le programme des commandites avait permis à des agences de publicité proches des libéraux d'empocher plus de 100 millions de dollars. La nouvelle scandalisa profondément l'opinion publique, plus particulièrement au Québec. Le gouvernement Martin réagissa en créant une commission d'enquête présidée par le juge John Gomery dès le lendemain du dépôt du rapport de la vérificatrice générale.
La stratégie de gestion du scandale des commandites par le premier ministre Martin se divisa en deux volets. D'une part, Martin joua les vierges offensées devant les caméras de télévision pour calmer l'opinion publique. D'autre part, il s'assura à ce que le blâme pour le scandale des commandites soit jeté sur le clan de son prédécesseur, Jean Chrétien. Cependant, Martin jouait là un jeu dangereux puisqu'il risquait de se mettre à dos plusieurs des libéraux restés fidèles à Chrétien.
Six mois après son arrivée au pouvoir, Paul Martin décida d'affronter l'électorat canadien. Cette décision n'était pas sans risque puisque la cote de popularité des libéraux était en chute libre au Québec tandis que leurs appuis se fragilisaient en Ontario. De plus, le ressentiment du clan Chrétien à l'égard de Paul Martin ne cessait de croître. Or, Martin semblait en être arrivé à la conclusion que ses chances seraient encore moins bonnes s'il repoussait son rendez-vous avec l'électorat à l'automne. La Chambre des communes fut donc dissoute le 23 mai.
Malgré le ressentiment que suscita la création d'une commission d'enquête sur l'affaire Arar au sein de la GRC, les menaces de nuire aux chances de réélection des libéraux ne se matérialisèrent pas durant la campagne. Deux raisons pouvaient expliquer cette inaction. De un, compte-tenu des dommages politiques causés par le scandale des commandites, la réélection des libéraux semblait loin d'être assurée. Le grand navire libéral ne semblait donc pas avoir besoin de l'aide de la GRC pour faire naufrage.
De deux, le gouvernement fédéral démontra une volonté réelle de faire tout ce qui était en son pouvoir pour protéger les secrets d'État durant l'enquête publique sur l'affaire Arar. Ainsi, la même semaine où furent déclenchées les élections, l'avocate du gouvernement fédéral demanda au juge O'Connor de garder secret le rôle du SCRS dans cette affaire, ainsi que de taire l'identité des membres de la GRC impliqués et de ne pas révéler le nom des services de renseignement étrangers qui avaient partagés de l'information au sujet de Arar. (9)
Certes, l'existence même de la commission O'Connor continuait de représenter une source d'irritation majeure tant pour les officiers de la GRC que pour ceux du SCRS. Néanmoins, il reste que ceux-ci pouvait toujours conserver l'espoir que le gouvernement fédéral arrivera peut-être à limiter les dégâts, d'autant plus que l'enquête publique n'en était qu'à ses tous débuts au moment du déclenchement des élections.
Le 28 juin, Martin remporta son périlleux pari, en arrivant en première place avec 36 pour cent des suffrages. Cependant, les libéraux étaient loin du triomphe. Ils devaient leur victoire en partie grâce à la contre-performance des conservateurs de Stephen Harper. Aussi, avec ses 135 sièges, Martin se retrouva à la tête d'un gouvernement minoritaire. Cela impliquait qu'il allait devoir marchander la survie de son gouvernement avec l'opposition. Les conservateurs arrivèrent quant à eux au second rang, récoltant 99 sièges et 29 pour cent des voix.
Notes et sources:
(1) Le Devoir, "Le cri de Maher Arar ébranle Ottawa", Hélène Buzzetti, 5 novembre 2003, p. A1.
(2) The Wahsington Post, "Help From France Key In Covert Operations", Dana Priest, July 3 2005, p. A1.
(3) La Presse, "Maher Arar demande une enquête sur de présumées fuites de la GRC", Louise Leduc, 13 novembre 2003, p. A7.
(4) STARK, JAMES T. «Cold War Blues: The Operation Dismantle Story», Voyageur Publishing (1991).
(5) Rebaptisé le Conseil canadien international, en 2007.
(6) National Post, "Arar probe will harm RCMP, CSIS, ex-agent warns", Andrew McIntosh, February 2 2004, p. A2.
(7) The Globe and Mail, "Clark accuses Allmand of coverup on Mounties", John King, May 5 1979, p. 1.
(8) Le Devoir, "Affaire Arar - La GRC se trompe de cible, selon Paul Martin", Manon Cornellier, 23 janvier 2004, p. A3.
(9) The Ottawa Citizen, "Government seeks 'cone of silence' on Arar inquiry", Kate Jaimet, May 27 2004, p. A3.
Perdre le contrôle de sa commission d’enquête