Perdre le contrôle de sa commission d’enquête

Publié le par Bureau des Affaires Louches

 

Paul Martin avait été prévenu

La 38ième législature issue de cette élection générale fut profondément marquée par les travaux de la commission Gomery. Durant toute la durée du mandat du gouvernement libéral minoritaire, l'ombre menaçante du scandale des commandites ne cessa de planer au-dessus de la tête de Paul Martin telle une épée de Damoclès pouvant tomber à n'importe quel moment.

 

La commission O'Connor fut beaucoup moins médiatisée. Difficile d'intéresser le grand public à une enquête publique qui n'avait de publique que le nom. En effet, un an après la création de l'enquête sur l'affaire Arar, le juge O'Connor avait tenu cinquante et une journées d'audition, dont quarante-trois qui se tinrent à huis clos et seulement huit qui furent ouvertes au public. (10) Ainsi, le rôle du SCRS fut examiné à huis clos (11) tandis que des haut gradés de la GRC furent interrogés dans le secret. (12) Or, malgré la surenchère de cachotteries qui l'entourait, l'enquête sur l'affaire Arar demeurait dangereuse politiquement pour le gouvernement Martin.

 

En créant la commission O'Connor, le gouvernement Martin avait manifestement cherché à ménager la chèvre et le chou, c'est-à-dire apaiser l'opinion publique qui avait été profondément scandalisée par l'affaire Arar, tout en  ménageant la GRC et le SCRS. Or, le chef libéral semblait oublier qu'il avait confié cette enquête à un magistrat, et non à un politicien, et que c'était à celui-ci et à lui seul que revenait le rôle de prendre les décisions, et ce, selon des critères bien différents de ceux du gouvernement. Si les politiciens veulent plaire au plus grand nombre, les juges eux sont tenus de rendre des décisions en se fondant sur la loi et la doctrine juridique existante.

 

En mettant sur pied cette commission O'Connor, le gouvernement Martin avait donc prit un risque, soit le même type risque qu'avait prit le gouvernement Trudeau durant les années '70 en créant la commission McDonald, c'est-à-dire le risque que l'enquête échappe complètement à son contrôle. Et c'est précisément ce qui arriva dans un cas comme dans l'autre, au grand dam de la GRC.

 

En décembre 2004, un bras de fer s'engagea entre les avocats de la commission O'Connor et ceux du gouvernement fédéral autour de la question délicate des documents qui pourront être rendus publics. Un résumé de la preuve fut divulgué mais il était si lourdement censuré que des pages entières étaient noircies, le tout au nom de la sécurité nationale. Or, selon O'Connor, certaines des informations que le fédéral souhaitait expurger étaient des éléments montrant Arar sous un jour favorable. (13) D'autres étaient des documents déjà accessibles au public, comme des articles de journaux. (14) O'Connor ne vit donc d'autre choix que de traîner devant la cour fédéral ce même gouvernement qui lui avait confié cette enquête afin de s'assurer qu'il pourra mener à bien son mandat.

 

Il devenait de plus en plus clair que O'Connor étaitt bien décidé à diriger sa commission d'enquête comme bon il l'entendait. D'ailleurs, durant l'année 2005, les séances publiques devinrent pratiquement la norme. En mai 2005, O'Connor ordonna à deux hauts gradés de la section de la sécurité nationale de la GRC de témoigner en public, et ce, malgré la vive opposition du gouvernement fédéral. "Le gouvernement a choisi une commission d'enquête et non une enquête privée", tint à rappeler O'Connor en rendant sa décision. (15) "La GRC a joué un rôle central dans les événements qui ont mené à l'enquête actuelle", souligna aussi le juge.

 

Quelques semaines plus tard, le surintendant Mike Cabana, l'un des deux officiers visé par cette ordonnance, fit une requête pour le moins surprenante. Cabana dirigea le Projet A-O Canada, l'enquête de sécurité qui avait amené la GRC à s'intéresser à Arar. Il avait déjà témoigné en long et en large à huis clos devant O'Connor. Or, les règles du jeu devenaient différentes dans le cas d'un témoignage en public. Son avocat, Don Bayne, affirma que Cabana était prêt à dire tout ce qu'il savait mais qu'il n'était pas libre de le faire parce qu'il était muselé par le secret d'État.

 

Bayne plaida qu'il serait injuste pour son client Cabana d'être obligé de retenir certaines informations qui étaient "au coeur de l'enquête". Selon l'avocat, cela risquait de laisser une impression trompeuse quant aux actions de Cabana. "Témoigner avec une main attachée derrière votre dos de sorte que vous ne pouvez pas dévoiler toute la vérité, c'est être dans une position très difficile", indiqua Bayne. (16) "Surtout qu'il y a depuis le début un dessein d'accuser et de diffamer les membres de la GRC à propos de ce que les Américains et les Syriens ont fait à un Canadien à l'extérieur du pays", ajouta Bayne.

 

L'avocat de Cabana proposa donc aux avocats du gouvernement fédéral qu'ils mettent de côté leurs objections fondées sur la sécurité nationale pour permettre à Cabana de témoigner librement. Compte tenu de l'improbabilité évidente que le fédéral acquiesce à une demande aussi inusité, Bayne invita aussi le juge O'Connor à ordonner le cas échéant que la preuve classée secrète touchant directement au rôle de Cabana puisse être divulguée en public, et ce, en dépit des objections du gouvernement.

 

Bien entendu, si elle était accordée, une telle ordonnance aurait immédiatement été attaquée par les avocats du gouvernement devant la cour fédérale, ce qui aurait nécessairement eu pour effet de retarder inutilement le témoignage en public du surintendant Cabana. O'Connor, qui n'était pas tombé de la dernière pluie, ne mordit pas à l'hameçon et rejeta la requête de Cabana. Cette tactique dilatoire désespérée illustrait jusqu'où les responsables de la GRC étaient prêts à aller pour chercher à se soustraire à l'exercice humiliant de répondre de leurs actes en public pour l'affaire Arar.

 

Durant son témoignage, Cabana confirma que la GRC ne considérait pas Arar comme un suspect. En fait, les enquêteurs du Projet A-O ne s'était intéressé à lui seulement qu'à titre de "sujet d'intérêt" qui pouvait savoir des choses à propos de d'autres "sujets d'intérêt." (17) Cabana dû également expliquer pourquoi la GRC avait contrevenu à ses propres directives lorsqu'elle achemina de l'information sur Arar aux États-Unis, comme le révéla un rapport interne. Selon Cabana, les enquêteurs du Projet A-O avaient été avisés par les plus hauts échelons de la GRC qu'ils n'avaient plus à se sentir liés aux lois protégeant la vie privée et aux protocoles normaux requérant des autorisations. Dans le climat d'urgence qui régnait après le 11 septembre 2001, la priorité était désormais à un partage de l'information en mode accéléré.

 

Il s'agissait-là d'une question cruciale puisque les informations canadiennes jouèrent un rôle déterminant dans la décision des autorités américaines de déporter Arar en Syrie. Or, le témoignage de Cabana fut contredit sur ce point par le commissaire adjoint à la retraite Gary Leoppky, qui nia que les enquêteurs du Projet A-O avaient carte blanche pour outre-passer les normes existantes en matière de partage d'informations. (18) L'avocat de Cabana accusa Leoppky de chercher à jeter le blâme sur les échelons inférieurs de la GRC. Cet échange acrimonieux révéla l'existence de tensions entre les membres du Projet A-O et l'état-major de la GRC, ce que viendront confirmer au moins un autre témoignage. (19) Voilà maintenant que la GRC lavait son linge sale en public. C'était du joli !

 

Un autre moment fort de la commission O'Connor fut le témoignage de Bill Graham, qui était ministre des Affaires étrangères du gouvernement Chrétien moment des faits. Graham devint le premier responsable canadien a exprimé publiquement ses regrets à Arar. Il critiqua aussi la GRC et le SCRS en affirmant que les deux organismes l'avait tenu dans l'ignorance lorsque l'affaire Arar devint le sujet de l'heure au Canada. (20) Graham déclara également que la GRC et le SCRS avaient tous deux refusés de signer une lettre adressée aux autorités syriennes indiquant clairement que le gouvernement canadien ne possédait aucune preuve que Arar était membre d'al-Qaïda. À la fin de son témoignage, Graham se leva de son siège et alla serrer la main de Maher Arar qui se trouvait dans la salle d'audience à ce moment-là.

 

Aux yeux de la GRC, il devenait clair que les libéraux faisait preuve d'une ignoble ingratitude à son égard. Était-ce de cette façon que les libéraux comptaient remercier un vieil ami qui avait toujours été là pour leur rendre de loyaux services ? Les libéraux avaient-ils oubliés comment la GRC avait laissé le bureau du premier ministre Chrétien s'ingérer dans ses opérations pour satisfaire les caprices de chefs d'état étrangers qui n'avaient pas particulièrement envie de voir des manifestants qui leur étaient hostiles lors de la conférence de Coopération économique Asie-Pacifique (APEC), à Vancouver, en 1997 ?

 

Ne se rappelaient-ils plus des deux enquêtes aussi coûteuses qu'inutiles qu'avaient menées la GRC contre François Beaudoin, l'ex-président de la Banque de développement du Canada qui s'était fait montré la porte, en 2000, après avoir tenu tête aux pressions de Jean Chrétien pour qu'il autorise un prêt de deux millions de dollars à son copain, le controversé homme d'affaires Yvon Duhaime, propriétaire de l'Auberge Grand-mère de Shawinigan ?

 

En fait, la collusion de la GRC avec les combines libérales était telle qu'elle fut elle aussi éclaboussée par le scandale des commandites lorsque la vérificatrice générale du Canada révéla, en 2004, que près de la moitié des 3 millions de dollars qui avaient été octroyés pour financer les célébrations du 125e anniversaire de la GRC furent empochés par les agences de publicité Lafleur, Gosselin et Média/I.D.A. Vision, une filiale du Groupe Everest. La situation ne manquait pas d'ironie : c'était la fête de la GRC et c'était (encore) les petits amis des libéraux qui se payaient la traite !

 

Ces arrogants libéraux qui se croyaient tout permis et se pensaient tout-puissants semblaient avoir besoin d'une bonne petite leçon d'humilité et de savoir-vivre. Et une bonne façon de le faire était de déployer la capacité de nuisance politique de la GRC dans toute sa puissance. Les libéraux auront le loisir de découvrir lors du prochain rendez-vous électoral que les enquêtes sont un jeu politique qui peut se jouer à deux. Si la GRC plonge, alors elle se fera un devoir d'entraîner ses bons vieux "copains libéraux" avec elle.

 

D'ailleurs, en parlant du scandale des commandites, la GRC passa elle aussi un mauvais quart d'heure à la commission Gomery. Les révélations entourant, par exemple, l'utilisation de fonds publics destinés à la promotion de l'unité nationale pour financer les célébrations du 125e anniversaire ternirent encore davantage le blason de la GRC devant l'opinion publique. La commission Gomery étant elle aussi une création du gouvernement Martin, c'était là une raison supplémentaire de se venger des libéraux.

 

D'ailleurs, à l'instar de la commission O'Connor, ce n'était qu'une question de temps avant que les libéraux perdent à leur tour le contrôle de la commission Gomery. C'est en effet ce qui arriva au printemps 2005, lorsque Jean Brault, le pdg de la firme de publicité Groupaction, décida de briser la loi du silence et de tout déballer devant le juge Gomery au lieu de multiplier les blancs de mémoire comme l'avait fait plusieurs autres témoins avant lui. Son témoignage donna alors lieu aux révélations les plus explosives sur le scandale des commandites.

 

Ainsi, Brault fut le premier à révéler que la section québécoise du Parti libéral du Canada se finançait avec l'argent du programme des commandites. Suite à ces révélations, Harper cru que le moment était bien choisit pour renverser le gouvernement Martin. La démarche du chef conservateur reçut le soutien du Bloc québécois, mais elle restait condamnée à l'échec faute de l'appui du Nouveau parti démocratique (NPD). En fait, ce ne sont pas les commandites mais plutôt l'affaire des fiducies de revenu qui mettra un terme au règne éphémère de Paul Martin à Ottawa...



Notes et sources:

 

(10) Toronto Star, "Very private aspects of the Arar public inquiry", Michelle Shephard, January 29 2005, p. F1.

(11) La Presse Canadienne, "La commission Arar entame des audiences à huis clos sur le SCRS", Jim Bronskill, 8 septembre 2004.

(12) The Globe and Mail, "When oversight is overkill", Hugh Winsor, October 18 2004, p. A4.

(13) The Globe and Mail, "The Arar deletions", December 22 2004, p. A18.

(14) Toronto Star, "Ottawa must let Arar judge do his job", December 22 2004, p. A10.

(15) La Presse Canadienne, "La GRC doit témoigner publiquement à l'enquête sur la déportation d'Arar", Jim Bronskill, 12 mai 2005.

(16) The Ottawa Citizen, "Mountie wants to be free to tell full Arar story", Neco Cockburn, June 14 2005, p. A3.

(17) The Globe and Mail, "9/11 crisis led RCMP to share its secrets", Michael Den Tandt, June 30 2005, p. A1.

(18) Toronto Star, "Ex-Mountie says rules not changed after 9/11", Michelle Shephard, July 28 2005, p. A6.

(19) Toronto Star, "Blame flies for RCMP's 'data dump' after Sept. 11", Michelle Shephard, July 29 2005, p. A4.

(20) The Ottawa Citizen, "'Kafkaesque' Arar case left minister in the dark", Neco Cockburn, May 31 2005, p. A1.

 

Comment les fiducies de revenu devinrent

une patate chaude pour les libéraux

 

 

 

 

 

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G
Suis tombé sur votre site au hasard d'une recherche sur Gilles Baril.<br /> Wow méchant travail d'enquête sur la grc et l'élection d'harper. Vous avez une très bonne vue d'ensemble et ne semblez pas perdre le fil comme moi et la majorité des gens qui suivent l'actualité distraitement. Un plaisir de vous lire.
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