Comment les fiducies de revenu devinrent une patate chaude pour les libéraux

Publié le par Bureau des Affaires Louches



Perdre le contrôle de sa commission d’enquête



Les fiducies de revenu apparurent dans le paysage financier canadien il y a plus de vingt ans. Précisons que le terme fiducie de revenu peut à la fois désigner une entité légale, une structure juridique et fiscale et un véhicule de placement sur le marché des capitaux. Règle générale, on entend par fiducie de revenu une structure juridique contrôlant des actifs générateurs de revenus qui redistribue la quasi-totalité de ses profits à ses actionnaires, appelés ici des fiduciaires.

 

La fiducie de revenu n'est pas une entreprise privée dans le sens classique du terme, mais plutôt une espèce d'hybride offrant aux investisseurs un véhicule financier qui s'apparente à un genre de croisement entre les obligations d'épargne du gouvernement et les actions ordinaires qui s'échangent sur le parquet de la bourse. Au lieu d'émettre et de vendre des actions au public, comme le fait une société à capital-action, la fiducie de revenu vend plutôt des parts de fiducie. Les recettes des ventes sont généralement réinvesties dans l'acquisition de nouveaux actifs, lesquels généreront à leur tour de nouveaux revenus qui seront distribués aux détenteurs de parts.

 

Après l'éclatement de la bulle des titres de haute technologie, au printemps de l'année 2000, les fiducies de revenu devinrent le secteur du marché des capitaux connaissant la plus forte croissance au Canada. En l'espace de seulement six ans, le nombre et la valeur boursière des fiducies de revenu fut multipliée par vingt au Canada, atteignant 209 fiducies dont la valeur combinée s'éleva à 147 milliards de dollars. (21)

 

Cette "fiducie-manie" pouvait s'expliquer d'au moins deux façons. D'abord, les grandes entreprises choisissant de se convertir en fiducie de revenu pouvaient éviter de payer de l'impôt sur leurs bénéfices, l'essentiel de ceux-ci étant redistribués à leurs fiduciaires. En fait, seul le détenteur de parts de fiducie était imposé sur les distributions de revenus. L'évasion fiscale constituait donc la principale raison d'être des fiducies de revenu, permettant à celles-ci de contourner la double imposition sur les gains en capitaux tant décriée par le lobby de la haute finance.

 

L'autre raison était la capacité des titres de fiducies de revenu à offrir des rendements très élevés aux investisseurs, souvent bien supérieurs à ceux des sociétés à capital-actions, et des rentrées d'argent mensuelles pour les épargnants à la recherche d'un revenu régulier. Pour la seule année 2005, les fiducies de revenu distribuèrent près de 11 milliards de dollars à leurs fiduciaires. Précisons que les fiducies de revenu devinrent un véhicule de placement particulièrement populaire auprès des épargnants retraités. Ainsi, sur le million de Canadiens qui étaient propriétaires de parts de fiducies de revenu (22), en 2005, une bonne partie appartenaient au troisième âge.

 

Pendant des années, Ottawa préféra perdre des centaines de millions de dollars en recettes fiscales plutôt que de s'attaquer de front au problème des fiducies de revenu, qui n'a fait qu'empirer en conséquence de cette inaction. Puis, en septembre 2005, le gouvernement Martin se montra soudainement bien décidé à remédier à la situation. Ottawa fut particulièrement préoccupé d'apprendre que trois des grandes banques canadiennes, soit la Banque Royale, la Banque Toronto-Dominion et la Banque Nationale, envisageaient de se convertir en fiducie de revenu. Or, ces trois banques versaient à elles seules près de 20 pour cent de l'impôt sur les bénéfices des entreprises perçu par le fédéral. (23)

 

La "fiducie-manie" était en train de prendre une telle ampleur qu'Ottawa éprouva la crainte que la prolifération des fiducies de revenu d'entreprises ne devienne une menace potentielle pour la santé de l'économie canadienne. Car, en redistribuant l'essentiel de leurs profits, les entreprises convertie en fiducie se privaient des capitaux nécessaires au financement de leur croissance. Ainsi, les libéraux craignaient qu'une "fiduciarisation" de l'économie pourrait avoir pour effet de rendre le Canada moins compétitif sur le marché mondial.

 

Le 19 septembre, le ministre des Finances Ralph Goodale annonça donc la tenue d'une consultation sur les fiducies de revenu, tandis qu'un moratoire sur les décisions anticipées (24) concernant les futures fiducies fut décrété par le ministre du Revenu, John McCallum. La possibilité d'abolir les avantages fiscaux qui faisaient tout le charme des fiducies fut alors ouvertement envisagée, ce qui provoqua une vague d'incertitude sur les marchés boursiers. Ainsi, en seulement deux jours, la valeur boursière des fiducies de revenu chuta brutalement de 9 milliards de dollars. (25) Le 31 octobre, soit six semaines plus tard, les pertes avaient atteint la somme astronomique de 23 milliards de dollars.

 

À Ottawa, les conservateurs voulurent en faire un enjeu politique. Jour après jour, ils utilisèrent une partie de leur temps de parole durant la période des question pour accuser le ministre Goodale de "maltraiter les personnes âgées", d'avoir "anéanti les économies de personnes âgées" et de "laisser les aînés du Canada moisir au fond de leur trou", etc. Par ailleurs, Harper s'engagea à laisser intact le régime fiscal des fiducies de revenu si les conservateurs formaient le prochain gouvernement. (26) Le parti de Harper accordait d'autant plus d'importance à se présenter comme une solution de rechange face aux libéraux puisqu'il anticipait l'imminence d'un nouveau duel électoral.

 

Le 1er novembre, le juge Gomery déposa son rapport sur le scandale des commandites. Gomery conclua que l'aile québécoise du Parti libéral du Canada (PLC) s'était financé à l'aide d'un système de pot-de-vin à même le programme des commandites. Martin fut exonéré tandis que Chrétien et plusieurs proches collaborateurs furent critiqués. À première vue, la stratégie de Martin semblait donc avoir fonctionné à merveille. Cela fut d'ailleurs confirmé par un sondage EKOS réalisé une semaine après le dépôt du rapport Gomery, qui donnait une avance de cinq points aux libéraux (33 pour cent) devant les conservateurs (28 pour cent). (27)

 

Deux semaines plus tard, un nouveau sondage EKOS établissait à 38 pour cent les intentions de vote au PLC, ce qui représentait suffisamment de voix pour former un gouvernement majoritaire. (28) Malgré ces chiffre peu encourageants, Harper vit dans le rapport Gomery un nouveau prétexte pour tenter d'écourter la durée de vie du gouvernement Martin. Les tractations de l'opposition pour présenter une motion de censure contre les libéraux reprirent donc de plus belle à Ottawa.

 

Lorsque le déclenchement de nouvelles élections générales apparu inévitable, le ministre Goodale se mit à multiplier les largesses fiscales à l'égard des contribuables et des entreprises. Le 22 novembre, Goodale affirma qu'il allait faire un énoncé au sujet de la politique qu'il envisageait d'adopter à l'égard des fiducies de revenu. Il précisa que son énoncé serait de nature "intérimaire", laissant ainsi entendre qu'il n'avait pas l'intention d'annoncer une décision finale dans ce dossier. (29)

 

Cependant, le 23 novembre, Goodale attendit après la fermeture des marchés boursiers pour annoncer qu'il mettait fin prématurément à sa consultation sur les fiducies de revenu. Le moratoire visant les nouvelles fiducie de revenu fut également levé. Non seulement les libéraux renonçaient-ils à imposer les fiducies de revenu, mais en plus ils annoncèrent une réduction de 32 pour cent à 21 pour cent du taux d'imposition sur les dividendes que versent les sociétés à capital-actions à leurs actionnaires. Cette mesure visait réduire l'avantage dont jouissaient les fiducies de revenu par rapport aux sociétés distributrices de dividendes, parmi lesquelles figurent les grandes banques canadiennes.

 

L'annonce du ministre Goodale eut évidemment pour effet de propulser la valeur boursière des fiducies de revenu vers du nouveaux sommets. Le marché venait, une fois de plus, d'avoir le dessus sur le politique. Mais les libéraux ne pourront toutefois pas profiter bien longtemps de cet état de grâce. En effet, dès le lendemain, des allégations circulèrent à l'effet que l'annonce de Goodale aurait fait l'objet de fuites. En fait, nul n'avait besoin de chercher bien loin pour trouver des traces de fuites puisque l'annonce avait déjà été coulée sur le site internet de l'agence de nouvelles financières Bloomberg, peu de temps avant la fermeture des marchés, le 23 novembre. (30)

 

Selon Barry Crichtley du Financial Post, plusieurs heures avant que le ministre Goodale ne procède à son annonce, la rumeur circulait déjà parmi les "initiés", des courtiers en valeurs mobilières, des analystes de fiducies, des avocats et des journalistes. (31) Ces allégations furent alimentées par le fait que plusieurs titres de fiducies de revenu, de même que ceux de grandes sociétés versant des dividendes, connurent des volumes de transaction anormalement élevés dans les heures précédant l'annonce du ministre Goodale.

 

Michel Girard, chroniqueur financier à La Presse, insinua que ces mystérieux investisseurs qui s'étaient lancés dans des achats massifs devaient forcément avoir eu la puce à l'oreille que la valeur de ces titres allait monter en flèche. (32) Dans le jargon boursier, celui qui tire un profit avec des informations privilégiées commet un délit d'initié. En Ontario, toute personne trouvée coupable de délit d'initié risque une peine d'emprisonnement maximale de cinq ans par chef d'accusation, ainsi qu'une amende maximale de cinq millions de dollars ou trois fois le profit réalisé.

 

Parmi les cas les plus frappants cités par Girard, mentionnons le volume de transactions sur les titres de la Banque Laurentienne, qui était de 19,8 fois supérieur à la séance boursière de la veille. D'autre cas sont aussi digne de mention, tel les titres du Fond de revenu Aéroplan, dont le volume de transaction connut une hausse de 275 pour cent comparativement à la journée précédente, de même que ceux du Fonds de revenu Pages Jaunes (+230 pour cent), de la société  en commandite TransAlta Power (+200 pour cent), de la société Bell Canada Entreprise (+173 pour cent), du Fonds de placement immobilier RioCan (+106 pour cent), de la Banque Royale (+98 pour cent), etc. (33)

 

Le 27 novembre, les critiques en matière de Finances des partis d'opposition demandèrent une enquête sur la manière dont le ministre Goodale avait procédé à son annonce sur les fiducies de revenu. La députée néo-démocrate Judy Wasylycia-Leis, de Winnipeg, s'adressa à la GRC tandis que le député conservateur Jason Kenney, de Calgary, sollicita l'intervention de la Commission des valeurs mobilières de l'Ontario. Goodale réagissa en niant qu'il y avait eu une fuite à son cabinet et en accusant l'opposition de chercher à ternir sa réputation. (34) Or, les partis d'opposition n'avaient fait que reprendre à leur propre compte des allégations de fuites et de délits d'initiés qui avaient déjà été véhiculées dans les pages de certains des plus importants quotidiens canadiens.

 

Il faut dire que les analystes des marchés ne furent pas  unanimes à crier à la magouille financière. Certains d'entre eux furent d'avis que les niveaux élevés de volume de transactions observés chez les titres de fiducies de revenu pourraient n'être que le résultat de spéculation logique de la part d'investisseurs futés. Surtout que Goodale avait évoqué son intention de faire un énoncé sur les fiducies de revenu la veille de son annonce.

 

Selon eux, comme Goodale avait déjà commencé sa ronde de distribution de nananes pré-électoraux, nul n'avait besoin d'être une "Jojo Savard" de la haute finance pour prédire que le ministre libéral n'allait pas annoncer de mauvaises nouvelles aux détenteurs de parts de fiducie de revenu. D'ailleurs, la Bourse n'a-t-elle pas été comparé plus d'une fois à une sorte de jeu de hasard, où certains misent leur fric en se fiant à leur instinct comme s'ils étaient au casino ? Certains jouent et perdent, alors que les plus chanceux repartent avec les poches pleines de pognon.

 


Notes et sources:

 

(21) Affaires Plus, "La fiducie-manie", Ronald McKenzie, Novembre 2005, p. 17.

(22) La Presse Canadienne, "L'hésitation d'Ottawa au sujet des fiducies de revenu inquiète les marchés", Gary Norris, 10 octobre 2005.

(23) Le Devoir, "Encore les banques", Gérard Bérubé, 22 septembre 2005, p. B1.

(24) Précisons qu'une décision anticipée consiste en un énoncé écrit expliquant au contribuable, ou au promoteur de fiducie de revenu, comment l'Agence Revenu Canada (ARC) prévoit interpréter et appliquer la législation fiscale relativement à un projet ou à des opérations précises qui sont soumises à l'attention de la Direction des décisions de l'impôt. Comme il n'existait aucune disposition dans la législation fiscale permettant d'assurer la conformité d'une structure de fiducie de revenu, les promoteurs devaient solliciter une décision anticipée auprès de l'ARC pour chaque projet de conversion.

(25) La Presse, "Vers un krach dans les fiducies de revenu ?", Michel Girard, 24 septembre 2005.

(26) Les Affaires, "Retour à la case départ pour les fiducies de revenu", Jean Gagnon, 3 décembre 2005, p. 54.

(27) La Presse, "Le PLC reprend le terrain perdu", Joël-Denis Bellavance, 12 novembre 2005, p. A1.

(28) Le Soleil, "Le PLC augmente son avance", Jean-François Cliche, 26 novembre 2005, p. A1.

(29) National Post, "Goodale mulls income trusts update" Greg Quinn, November 23 2005, p. FP6.

(30) http://www.bloomberg.com/apps/news?pid=10000082&sid=a12SRmVFENoo&refer=canada

(31) The Financial Post, "Income trusts : Are they back in favor ?", Barry Crichtley, November 24 2005.

(32) La Presse, "Des gens savaient...", Michel Girard, 25 novembre 2005.

(33) La Presse, "Le gros défi de la GRC", Michel Girard, 31 décembre 2005.

(34) La Presse Canadienne, "Goodale soutient que des députés d'opposition veulent ternir sa réputation", 28 novembre 2005.

 


Transactions louches et argent facile

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
C
Voir Blog(fermaton.over-blog.com)No.23. - THÉORÈME GOMERY. - La loi de la Corruption.
Répondre