Transactions louches et argent facile

Publié le par Bureau des Affaires Louches



Comment les fiducies de revenu
devinrent
une patate chaude pour les libéraux



Le 28 novembre, la Chambre des communes adopta par 171 voix contre 133 une motion de défiance alléguant que le gouvernement Martin avait perdu "l'autorité morale" pour diriger le pays. Le lendemain, le 38ième parlement fut dissout et l'électorat canadien fut convoqué aux urnes pour le 23 janvier 2006. Pour les conservateurs, qui avaient misés dès le départ sur l'effet Gomery pour leur campagne électorale, l'affaire des fiducies de revenu représentait du pain béni tombé du ciel. D'autant plus que les médias découvraient de plus en plus d'éléments accréditant la thèse de la fuite.

 

Par exemple, le réseau CTV révéla que deux messages anonymes mis en ligne sur le site internet Stockhouse.ca durant la journée du 23 novembre prédisaient l'imminence d'une annonce concernant l'imposition des dividendes versés par les sociétés à capital-actions. (35) Plus intéressant encore était le fait que le second message employait une tournure de phrase identique à celle qu'utilisa le ministre Goodale lorsqu'il s'adressa aux médias. Dans les deux cas, on parla d'"uniformiser les règles du jeu" ("level the playing field", en anglais) pour expliquer le raisonnement derrière la décision de réduire le niveau d'imposition des dividendes. Goodale se défendit en affirmant qu'il n'avait fait qu'utiliser une expression couramment employée sur les marchés.

 

Cette révélation fut suivie par une déclaration choc de Bill Gleberzon, un relationniste de l'Association canadienne des individus retraités (ACIR). Gleberzon affirma qu'un important conseiller politique du cabinet du ministre des Finances lui avait téléphoné durant la matinée du 23 novembre pour l'informé en grande primeur que le ministre Goodale allait procéder à une annonce sur les fiducies de revenu. (36)

 

Le 8 décembre, Harper réclama la démission de Goodale, le temps que toute la lumière soit faite sur cette affaire. (37) "Je crois que dans n'importe quel pays le ministre des Finances aurait déjà démissionné au lieu de continuer à nier l'évidence", déclara le chef conservateur. Paul Martin rejeta du revers de la main cette requête, la qualifiant de "médiocre", et se porta à la défense de son ministre des Finances.

 

Le lendemain, Goodale se retrouva à nouveau sur la sellette lorsque les médias révélèrent qu'il s'était entretenu avec six membres du comité exécutif de l'Association canadienne des courtiers en valeurs mobilières (ACCOVAM) pendant une heure, le matin de cette journée fatidique du 23 novembre. (38) Bien que les participants à l'entretien nièrent avoir eu vent avant tout le monde des intentions du ministre à l'égard des fiducies de revenu, il reste que le timing de cette rencontre apparu immédiatement hautement suspect aux yeux de plusieurs observateurs.

 

S'il y a eu délit d'initié, alors les sommes en jeu pourraient être considérables. Les gains que pourraient avoir empochés les initiés sur seulement cinq des nombreux titres qui bénéficièrent de l'annonce du ministre Goodale s'élèveraient à eux seuls à près de 11 millions de dollars, selon une analyse publiée sur le blog américain "Captains Quarters", qui s'était rendu célèbre en brisant l'ordonnance de non-publication de la commission Gomery, au printemps 2005. (39)

 

Richard Nesbitt, le pdg du Groupe TSX Inc, le nom de la compagnie propriétaire de la Bourse de Toronto, fut l'auteur d'une des transactions les plus louches. En septembre 2005, Nesbitt avait annoncé qu'il envisageait de convertir le Groupe TSX en fiducie de revenu. Dans les heures précédant l'annonce du ministre Goodale, Nesbitt, qui gagne un salaire annuel de 500 000 de dollars, investissa 759 242 dollars dans l'achat d'un bloc de 20 000 actions de sa propre compagnie. (40)

 

Notons que c'était la première fois que Nesbitt procédait à l'achat de titres du Groupe TSX depuis qu'il avait accédé à la présidence de cette compagnie, en 2004. Le lendemain, les actions nouvellement acquises par Nesbitt enregistrait un bond en valeur de 10 pour cent, permettant ainsi au pdg de réaliser un profit de près de 100 000 dollars en une seule journée ! Un mois et demi après l’annonce du ministre Goodale, la valeur des titres du Groupe TSX augmenta de 25 pour cent, de sorte que le profit de Nesbitt s'éleva désormais à 190 000 dollars.

 

Des blogueurs perspicaces découvrirent que certaines des fiducies de revenu dont les titres connurent des volumes de transaction hors de l'ordinaire avaient des liens directs avec le premier ministre Martin. Mentionnons à ce titre le Groupe Santé Medisys, l'entreprise dirigée par Sheldon Elman, le docteur personnel de Martin (41), et qui comptait la présence du sénateur libéral Leo Kolber parmi les membres de son conseil de direction. Medisys s'était convertie en fiducie de revenu l'année précédente, mais son titre perdit 30 pour cent de sa valeur après l'annonce du moratoire d'Ottawa sur les futures fiducies de revenu, en septembre 2005.

 

Or, le blogueur M. K. Braaken apprit que le 22 novembre, soit la journée avant l'annonce du ministre Goodale, le volume de transaction sur les titres de Medisys avait été de 3400 pour cent supérieur à celui de la veille. (42) En effet, le nombre de titres de Medisys qui changèrent de propriétaires passa de 5714, le 21 novembre, à 203 953, le lendemain, pour redescendre à 6220, le jour suivant. Dans les semaines qui suivirent l'annonce de Goodale, la valeur du titre de Medisys passa de 11 dollars l'unité pour grimper à plus de 13 dollars.

 

D'autres blogueurs s'intéressèrent au cas de Cargojet, une entreprise d'aviation qui s'était convertie en fiducie de revenu en mai 2005. Cargojet est dirigée par Ajay Virmani, un ardent supporter du PLC. En mars 2005, Virmani prêta sa luxueuse maison située à Oakville, en Ontario, pour la tenue d'un souper bénéfice à 5000 dollars la tête au profit des libéraux auquel participa Paul Martin. (43) Lors des campagnes électorales de juin 2004 (44) et de janvier 2006 (45), Paul Martin loua un des avions de Starjet, une autre compagnie dirigée par Virmani, pour voler d'un bout à l'autre du pays. Pour les circonstances, l'appareil arborait le logo du PLC.

 

Cargojet perdit 15 pour cent de sa valeur après l'annonce du moratoire sur les nouvelles fiducies de revenu. À la mi-novembre, la valeur des parts de Cargojet pataugeait en dessous de 8.50 dollars l'unité. Le 21 novembre, 12 725 unités de Cargojet changèrent de main. Le 22 novembre, le volume de transaction de volume atteignit 39 112 unités, et le 23 novembre, le volume grimpa à 47 157 unités. (46) Ce jour-là, les parts de Cargojet se vendaient à 9.60 dollars l’unité. Le 10 décembre, le titre avait gagné 40 cent de plus.

 

Et ce ne sont là que quelques cas parmi ceux qui attirèrent l'attention. Cependant, l'impact de l'affaire des fiducies de revenu demeura sommes toutes plutôt marginale lors des premières semaines de la campagne électorale, comme en témoigne le fait que les sondages continuaient à accorder une avance aux libéraux. Des enquêtes d'opinion menées à l'échelle nationale en décembre 2005 indiquèrent que l'appui aux libéraux oscillait entre 33 pour cent et 39 pour cent, tandis que les conservateurs recueillirent entre 25 pour cent et 32 pour cent. (47)

 

Cette attitude de la part de l'opinion publique pouvait s'expliquer par deux facteurs. D'une part, les délits d'initiés sont des actes illégaux qui sont beaucoup plus abstraits et moins spectaculaires que les bons vieux scandales de graissage de patte de politiciens, par exemple. D'autre part, plusieurs des révélations sur l'affaire des fiducies de revenu demeurèrent confinées à la blogosphère. Alors que la campagne électorale entrait dans sa troisième semaine, l'affaire des fiducies de revenu avait pratiquement disparue des bulletins de nouvelles.

 

En fait, de l'avis de plusieurs observateurs, la "vraie" campagne n'avait pas encore commencée. Ainsi, les libéraux attendaient après le temps des fêtes pour donner le véritable coup d'envoi à leur campagne, en procédant à de multiples engagements électoraux et d'annonces de politiques. Mais une mauvaise surprise attendait le PLC. Au moment même où la campagne des libéraux devait prendre son envol, la GRC fit son entrée et leur brisa les ailes.

 


Notes et sources:

 

(35) CTV News, "Online posts suggest leak in income trust case", Kathy Tomlinson, December 7 2005.

(36) CTV News, "CARP says it got notice of Goodale announcement", Kathy Tomlinson, December 8 2005.

(37) La Presse, "Harper exige la démission de Goodale", Joël-Denis Bellavance et Gilles Toupin, 9 décembre 2005, p. A9.

(38) The Ottawa Citizen, "Goodale met with dealers", Eric Beauchesne, December 10 2005, p. A3.

(39) http://www.captainsquartersblog.com/mt/archives/006033.php

(40) La Presse, "Le patron du TSX fait 190 000$ grâce à l'annonce de Goodale", Michel Girard, 7 janvier 2006.

(41) CBC News, "MPs cry foul; Paul Martin's doctor runs private clinics", May 7 2004.

(42) http://www.captainsquartersblog.com/mt/archives/005922.php

(43) The Globe and Mail, "Challenger took PM to fundraiser", Bill Curry, August 22 2005.

(44) National Post, "PM envisions future in a plane's cargo hold: Cargojet endorsement", Drew Hasselback, June 18 2005. p. FP2.

(45) The Western Standard, "Martin's media tipping point", Kevin Steel, January 25 2006.

(46) http://angrygwn.mu.nu/archives/142461.php

(47) Selon des résultats de sondages rapportés dans des articles publiés dans le Globe and Mail et le Ottawa Citizen entre le 12 décembre et le 24 décembre 2005.



La GRC fait son entrée

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article