Des libéraux qui répliquent

Publié le par Bureau des Affaires Louches



La police montée contre les libéraux ?



Au début, le PLC s'abstint prudemment de tout commentaire au sujet de la controverse grandissante concernant la conduite de la GRC dans l'affaire des fiducies de revenu. Pour un parti qui accumulait scandale sur scandale, s'en prendre publiquement à la GRC était une entreprise périlleuse politiquement qui pouvait facilement se retourner contre lui. La dernière chose dont les libéraux avaient besoin à ce stade-ci, c'était de se faire accuser d'entrave au travail de policiers enquêtant sur certaines grosses huiles du parti.

 

Ce n'est qu'après que certains chroniqueurs politiques chevronnés comme Don MacPherson et Jeffrey Simpson s'attaquèrent aux agissements de la GRC que les libéraux vinrent à bout de leurs hésitations. Cependant, si le PLC voulait s'exprimer sur cette épineuse question, il se devait de procéder avec le plus grand des doigtés. Cela expliquait sans doute pourquoi la tache délicate de critiquer l'intervention de la GRC dans la campagne fut confiée à deux ex-agents de la Gendarmerie qui se présentaient sous la bannière libérale en Alberta.

 

Dans un entretien avec La Presse Canadienne, Brad Enge, candidat libéral dans la circonscription de Edmonton-Spruce Grove, exprima sa désapprobation à l'égard de l'enquête de la GRC. "Je crois qu'il s'agit d'un manque de jugement", déclara Enge, qui fut membre de la GRC durant de vingt-deux ans où il oeuvra dans la section de l'anti-terrorisme, l'escouade des stups et la division des relations communautaires. (80)

 

Enge alla jusqu'à mettre en doute la raison d'être de l'enquête de la GRC. Selon lui, le parlement fédéral, ou encore la police provinciale de l'Ontario, auraient pu s'en charger. "Lorsqu'une fuite impliquant un ministre ou son bureau survient au Parlement, le président de la Chambre des communes a le pouvoir de faire enquête", plaida Enge, ajoutant que ladite enquête aurait très bien pu attendre après les élections.

 

"Je suis contrarié de voir que la GRC fait des déclarations en pleine campagne électorale", affirma pour sa part Andy Hladyshevsky, qui était candidat libéral dans la circonscription d'Edmonton-Strathcona. Hladyshevsky était lui aussi un ancien membre de la GRC, mais dans une moindre mesure puisque son expérience dans la Gendarmerie se limitait à avoir été agent spécial pendant six mois il y a trente ans dans le grand Nord canadien. Il clama que la GRC avait terni sa propre réputation. Selon lui, le corps policier regrettait probablement ses déclarations publiques sur l'affaire des fiducies de revenu. "Je pense que si on leur demandait aujourd'hui, ils diraient qu'ils auraient mieux fait de se taire et de faire leur travail", affirma Hladyshevsky.

 

Enfin, un troisième candidat libéral critiqua publiquement lui aussi l'enquête de la GRC. Wes Penner, qui se présentait dans la circonscription de Provencher, au Manitoba, déclara sur les ondes de la station de radio AM1250/Mix 96 News que la façon de procéder de la GRC était extrêmement inhabituelle. (81) Penner alla jusqu'à se demander tout haut si la GRC n'avait pas un parti pris contre son parti.

 

Bien que Penner n'avait jamais été membre de la GRC, il pouvait néanmoins se targuer d'en avoir été un proche collaborateur. Ainsi, le 22 décembre 2005, le candidat libéral se vit remettre le prix "Community Service Award" par le détachement de la GRC de Steinbach. La GRC honora Penner pour sa contribution au programme de délation citoyenne "Crimestoppers." Membre du conseil d'administration de "Crimestoppers" depuis trois ans, Penner rémunérait personnellement les mouchards. "Je rencontrais les dénonciateurs anonymes dans des champs ou dans des cages d'escaliers", raconta-t-il sur sa page web. (82) "Quand ils me donnaient le bon mot de passe, je leur remettais un sac d'argent."

 

L'incrédulité à l'égard de la conduite de la GRC était telle qu'elle transcenda même les allégeances politiques. En effet, un ancien ministre du défunt Parti progressiste-conservateur du Canada joignit sa voix pour s'indigner de l'intervention de la GRC dans campagne électorale. Avocat et lobbyiste, Ron Atkey représenta une circonscription de Toronto durant les années '70. Il fut également membre l'éphémère gouvernement de Joe Clark à titre de ministre de l'Emploi et de l'Immigration.

 

De 1984 à 1989, Atkey présida le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSARS), un organisme dont le mandat consiste à avoir le SCRS à l'oeil. Fait particulier, Atkey joua aussi un rôle lors de l'enquête publique sur l'affaire Arar. Le mandat de Atkey consistait alors à conseiller le juge O'Connor sur les questions de divulgation de documents gouvernementaux pouvant avoir une incidence sur la sécurité nationale.

 

"La GRC aurait pu demeurer silencieuse et ne pas injecter ça dans la campagne électorale", affirma Atkey au Globe and Mail, en faisant référence à l'enquête sur l'affaire des fiducies de revenu. (83) Atkey alla même plus loin que les libéraux dans sa dénonciation de la Gendarmerie. "Il y a eu beaucoup de spéculation à l'effet qu'un changement de gouvernement ne dérangerait pas la GRC", allégua-t-il. En effet, Atkey n'était pas le seul à se poser de telles questions.

 

"Il est difficile d'imaginer que la GRC n'avait pas réalisée les dommages qu'elle était en train de causer", écrivit le chroniqueur Sean Durkan du magazine Embassy, d'Ottawa. (84) "Il est également difficile d'imaginer que la GRC serait malheureuse de voir les conservateurs accéder au pouvoir compte tenu de leurs positions en faveur de la loi et de l'ordre et de la probabilité qu'ils augmenteront le financement de la police", poursuivit Durkan. "L'annonce de l'enquête était-elle un geste calculé ? Peut-être ne le saurons-nous jamais, mais c'est une théorie de la conspiration qui a ses mérites."

 

Certains libéraux continuèrent à dénoncer l'enquête de la GRC jusqu'à la toute fin de la campagne. La veille du scrutin, John Duffy, un influent conseiller très proche du premier ministre Martin, critiqua lui aussi cette "enquête ridicule de la GRC" lors de son passage à l’émission "Question Period" sur le réseau CTV. Lobbyiste chez la firme Strategy Corp Inc, Duffy avait travaillé pour Paul Martin lors de sa première course au leadership du PLC, en 1990.

 

Après avoir capitalisé sur l'enquête policière sur l'affaire des fiducies de revenu, les conservateurs se posèrent en défenseurs de la GRC lorsque la conduite de celle-ci fut critiquée dans les rangs des libéraux. Dans un communiqué de presse émis plus tard durant la campagne, le parti de Harper repris les propos de Duffy et des candidats Enge, Hladyshevsky et Wenner pour accuser les libéraux de "blâmer la GRC pour leurs échecs de campagne." (85) "Le jeu du blâme a commencé dans le camp libéral et les premiers désignés sont les hommes et les femmes de la GRC.", dénonça le communiqué.

 

Il n'en demeurait pas moins que l'affaire des fiducies de revenu joua un rôle d'une importance cruciale dans la campagne. On a pu le constater lorsque le quotidien La Presse, réputé pro-libéral, annonça qu'il donnait formellement son appui au Parti conservateur du Canada. Parmi les différentes raisons évoquées par l'éditorialiste André Pratte pour expliquer ce revirement, on retrouvait le fait que de "nouvelles allégations sont venues hanter le PLC" en plein campagne électorale. (86) "On ne peut pas bien gouverner quand on nage constamment dans les odeurs du scandale, réel ou présumé", écrivit Pratte.

 

Lorsque la campagne commença à tirer à sa fin, de plus en plus d'observateurs politiques s'entendirent pour accorder à l'enquête de la GRC sur l'affaire des fiducies de revenu un rôle majeur dans cette élection. "S'il y a eu un moment où le vent tourna durant cette campagne, ce fut entre noël et le nouvel an, lorsque la GRC annonça qu'elle enquêtait sur le ministère des Finances au sujet de possibles fuites criminelles concernant la question des fiducies", écrivit le commentateur politique Rex Murphy dans le Globe and Mail. (87)

 

"Lorsque l'annonce de la GRC a été faite, ce fut une intrusion brute et dramatique", poursuivit Murphy avec son style loquace. "Dans cette période post-Gomery, toute enquête impliquant les libéraux, en tant que parti ou gouvernement, devenait une grosse nouvelle. Mais qu'une telle annonce survienne au beau milieu d'une course serrée d'un calme plat, cela lui assurait de devenir un coup de trompette politique. La sonnerie fut amplifiée du fait que l'enquête ciblait le ministère de Ralph Goodale. Même soigneusement enveloppée d'assurances que la GRC n'avait aucune preuve que le ministre avait enfreint la loi, sa résonance fut séismique."

 

Pour Murphy, il ne fit aucun doute que le "coup de trompette" eut un effet salutaire sur la campagne des conservateurs. "Avec toutes ses annonces quotidiennes, Harper n'avait pas réussit à charmer l'électorat canadien", rappela-t-il "Il avait énoncé suffisamment de politiques pour remplir un petit classeur mais le support national des conservateurs plafonnait encore à 28 pour cent. Bien que ces 28 pour cent représentait un niveau décent dans une campagne, en l'absence d'une trouvaille extraordinaire, les conservateurs semblaient destinés à demeurer à cette basse altitude."

 

"Le possible scandale des fiducies de revenu fut le moment clé de la campagne jusqu'à présent", nota Murphy, à dix jours du scrutin. "Il changea la psychologie des deux plus importantes campagnes, ravigota les énergies des conservateurs et sapa celle des libéraux. Ce fut le doigt qui donna le petit coup sur la poutre horizontale entre les "conservateurs qui font peur" et les "libéraux tortueux." Le momentum des conservateurs remonte à ce moment", conclua-t-il.

 

Cette analyse fut partagée par deux enseignants en sciences politiques. Pour le politicologue Alain G. Gagnon, de l'UQAM, l'enquête de la GRC sur l'affaire des fiducies de revenu fut "le point tournant de la campagne". (88) Comme Goodale demeura en poste, "le Canada anglais, qui pouvait accepter beaucoup de choses pour imposer l'unité nationale, a vu là l'arrogance des libéraux et leur système de copinage", affirma Gagnon. "Les conservateurs avaient besoin d'un scandale, et l'affaire Goodale a été un événement majeur. Ils ont été chanceux, ils avaient la baraka quelque part", ajouta son collègue Christian Dufour, de l'ENAP.

 

L'ex-chef de cabinet de Joe Clark et stratège conservateur Goldy Hyder n'hésita pas à décrire l'enquête de la GRC sur l'affaire des fiducies de revenu comme un "cadeau" pour le parti de Harper. (89) Le NPD tira également profit de la controverse puisque l'enquête de la GRC aida les néo-démocrates à recevoir des appuis qui autrement seraient allés aux libéraux. "Cela rappela aux gens tout ce qu'ils n'aiment pas au sujet des libéraux", observa le directeur de campagne du NPD Brian Topp. C'était là une situation qui ne manquait pas d'ironie quand on sait que les néo-démocrates avaient été des défenseurs de la première heure de la cause de Maher Arar. À tel point que Monia Mazigh, l'épouse de Arar, se présenta même comme candidate pour le NPD dans la circonscription d'Ottawa-Sud durant cette élection.



Sources :

 

(80) La Presse Canadienne, "Deux libéraux et ex-agents de la GRC dénoncent l'enquête sur les fiducies", Jim Macdonald, 10 janvier 2006.

(81) http://www.conservative.ca/EN/2459/40200

(82) http://en.wespenner.ca/content/view/4/2/

(83) The Globe and Mail, "Timing of probes just a matter of independence, Mounties say", Timothy Appleby, January 14 2006.

(84) Embassy, "If Ridicule's Any Measure of Political Fortunes, the Liberals Are Toast", Sean Durkan, January 18 2006.

(85) http://www.conservative.ca/FR/2459/40202

(86) La Presse, "Pour un gouvernement conservateur", André Pratte, 17 janvier 2006, p. A16.

(87) The Globe and Mail, "A Tory gift from left field", Rex Murphy, January 14 2006, p. A23.

(88) Le Soleil, "Les trois campagnes perdues des libéraux", Raymond Giroux, 21 janvier 2006, p. D1.

(89) Sudbury Star, "Researcher set time bomb for Grits", January 23 2006, p. A6.



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