Et le grand gagnant est... Stephen Harper

Publié le par Bureau des Affaires Louches



Les fantômes d'Option Canada reviennent hanter les libéraux



Le 23 janvier 2006, l'électorat canadien rendit son verdict après cinquante-cinq jours de campagne. Le Parti conservateur  fut couronné vainqueur avec 36 pour cent des suffrages et Stephen Harper devint le nouveau premier ministre du Canada. Toutefois, avec ses 124 sièges à la Chambres des communes, le gouvernement conservateur allait être minoritaire. Le Parti libéral dû se contenter de 30 pour cent des voix, ce qui se traduisait par 103 sièges au parlement et faisait de lui l'Opposition officielle.

 

L'affaire des fiducies de revenu n'affecta pas la popularité de Ralph Goodale auprès de ses électeurs puisqu'il fut réélu haut la main dans sa circonscription de Wascana, qu'il représentait depuis 1993, en récoltant 7500 voix de plus que son plus proche adversaire. Pierre Pettigrew et Liza Frulla, les deux ministres libéraux dont les noms avaient été associés à l'affaire Option Canada, eurent moins de chances car ils furent tous deux défaits. Les candidats libéraux Enge, Hladyshevsky et Wenner qui avaient critiqués publiquement l'enquête de la GRC dans l'affaire des fiducies de revenu n'ont pas été élus.

 

L'élection d'un gouvernement conservateur ne fut pas le seul événement majeur de cette journée de scrutin. Lorsqu'il s'adressa à ses partisans pour concéder la défaite, Paul Martin annonça du même souffle qu'il démissionnait de la chefferie du PLC, ce qui signifiait que les libéraux allaient devoir se trouver un nouveau leader au cours des mois à venir. L'ex-ministre des Affaires étrangères Bill Graham fut nommé chef du parti à titre intérimaire. Le paysage politique canadien venait d'être transformé de fonds en comble en l'espace d'une seule soirée.

 

L'enquête de la GRC sur l'affaire des fiducies de revenu ne fut pas oubliée dans l'analyse des résultats électoraux. Un texte du Richard Blackwell publié dans le Globe and Mail au lendemain de ce scrutin historique nota que toutes les enquêtes d'opinion importantes menées par les principales firmes de sondage du Canada indiquèrent que le point tournant de la campagne survint lors du temps des fêtes. (107) C'est durant cette période que survinrent deux événements qui menèrent au déclin des libéraux de Paul Martin dans les intentions de vote et la montée des conservateurs de Stephen Harper dans les sondages.

 

Le premier événement mentionné fut la fusillade lors du Boxing Day sur Yonge Street, une importante artère commerciale du centre-ville de Toronto, qui coûta la vie à une jeune fille âgée de quinze ans. La médiatisation de cette tragédie amena l'opinion publique à se montrer plus ouverte au discours sécuritaire de la droite conservatrice. Quant au deuxième événement, il s'agissait bien évidemment de la révélation à l'effet que la GRC avait lancée une enquête criminelle concernant une possible fuite au ministère des Finances au sujet d'une annonce relativement au régime fiscal des fiducies de revenu, en novembre 2005.

 

Toujours dans le Globe and Mail, le chroniqueur Jeffrey Simpson commenta une nouvelle fois la controverse entourant le rôle de la GRC durant la campagne. "Trop de variables sont réunies pour qu'une seule d'entre elles puissent expliquer la victoire que les conservateurs ont remporté de justesse", nota-t-il. (108) "Toutefois, le consensus parmi les partis est que l'enquête de la GRC contribua au moment critique de la campagne, si elle ne l'a pas entièrement créé."

 

Simpson prit soin de souligner que les libéraux commirent eux-mêmes de nombreux faux pas tandis que les conservateurs purent compter sur des publicités électorales bien pensées. Il rappela aussi que l'écart entre les deux partis avait commencé à se rétrécir peu avant que la GRC ne fasse les manchettes avec son enquête sur l'affaire des fiducies de revenu. Il n'en insistait pas moins sur le rôle que cette enquête joua durant la campagne. "Outre cette enquête, aucun autre événement ne fit basculer si rapidement les chiffres en faveur des conservateurs. Rarement a-t-on déjà vu, en tenant pour acquis que cela se soit déjà produit, une campagne durant laquelle un parti se mit à bondir en tête si rapidement comme les conservateurs l'ont fait immédiatement après noël."

 

Pour le chroniqueur, la conduite de la GRC semblait s'apparenter à une sorte de mystère insoluble. Ainsi, Simpson rejeta autant les explications avancées par la GRC que les théories de la conspiration. "Dans les circonstances, elles ne peuvent être écartées, mais aucune d'elles ne semblent crédibles", écrivit-il à ce sujet sans élaborer davantage. "Quelle qu'en soit la raison, en s'impliquant dans la campagne, la GRC ébranla la foi que certains d'entre-nous avions dans son jugement", conclua-t-il. "Nous ne regarderons plus la GRC tout à fait de la même façon à l'avenir."

 

Goodale lui-même commenta publiquement la controverse entourant l'enquête de la GRC sur l'affaire des fiducies de revenu, en disant qu'elle avait "clairement eue un impact" sur l'issue du scrutin. (109) Goodale précisa toutefois qu'il ne ressentait aucune rancune à l'égard de la GRC, qu'il dépeignit comme "la meilleure force policière de toute la Terre." Néanmoins, Goodale se montra davantage critique envers ses adversaires des autres partis, en soulignant que l'enquête policière fut "utilisée par l'opposition pour infliger le maximum de dommages politiques."

 

Le 31 janvier, lorsque Harper rencontra le commissaire de la GRC Giuliano Zaccardelli pour la première fois depuis l'élection, les médias notèrent que les deux personnages évitèrent toute discussion concernant l'enquête sur l'affaire des fiducies de revenu. (110) Zaccardelli s'éloigna des journalistes lorsque l'un d'eux posa une question à ce sujet tandis que Harper disparu à l'intérieur de sa voiture de service. Il ne fallait tout de même pas s'attendre à ce que Harper remercia publiquement la GRC d'avoir fait déraillé la campagne de ses adversaires libéraux !

 

La controverse entourant l'enquête de la GRC sur l'affaire des fiducies de revenu continua à refaire surface sporadiquement dans l'actualité politique canadienne durant le reste de l'année 2006. Lors d'un reportage diffusé au bulletin de nouvelles de Radio-Canada, l'ex-ministre et députée libérale Lucienne Robillard estima que la décision de Zaccardelli d'annoncer le déclenchement d'une enquête criminelle en pleine campagne électorale était surprenante. (111) Selon elle, il n'y avait pas urgence d'agir. Dans ce même reportage, Alain-Robert Nadeau, qui avait été avocat à la GRC durant les années '90, affirma qu'il était d'avis que Zaccardelli devait certaines explications.

 

Cette opinion fut partagé par l'ex-vice premier ministre John Manley, qui avait quitté la vie politique dans les mois qui suivirent l'accession de Martin au poste de premier ministre. Zaccardelli "devrait certainement s'expliquer", affirma Manley lors d'une entrevue sur le réseau CPAC, une station de télévision d'Ottawa. (112) Pour Manley, il ne faisait aucun doute que la GRC "avait influencée les résultats de l'élection", ce qui constituait "une première." L'affaire était également prise au sérieux par l'ex-ministre libéral John McCallum. "Au minimum, c'était intriguant, et l'on pourrait même aller jusqu'à dire que c'était choquant", commenta-t-il au Toronto Star. (113)

 

L'un des critiques les plus féroces de Zaccardelli fut l'ex-ministre libéral Wayne Easter, qui avait notamment été solliciteur général du Canada, c'est-à-dire patron politique de la GRC et du SCRS. "Vous ne lancez pas une enquête durant une campagne électorale à moins que cette enquête soit parfaitement solide", s'indigna Easter. "Ça peut influer sur la réputation d'individus comme cela arriva à M. Goodale... Ça peut influencer une élection." (114)

 

Selon Easter, le gouvernement Martin aurait dû montrer la porte à Zaccardelli dès que sa lettre à la néo-démocrate Wasylycia-Leis fut rendue publique. "Appeler à une enquête durant une élection, envoyer une lettre à un des partis d'opposition, c'est un motif de congédiement", affirma-t-il catégoriquement. Mais Anne McLellan, qui était la ministre responsable de la GRC au moment de la campagne, n'était pas convaincue pas que cela aurait été la bonne chose à faire. "De quoi est-ce que ça aurait eu l'air ?", demanda-t-elle. (115) Par contre, McLellan indiqua qu'elle aurait lancée une enquête sur la manière de procéder de la GRC si les libéraux avaient été réélus.

 

Les critiques contre l'intervention de la GRC durant la campagne électorale ne venaient pas que des rangs libéraux. Dans son livre intitulé "In The Long Road Back: Conservative Journey, 1993-2006", Hugh Segal n'hésita pas à exprimer des inquiétudes au sujet de la conduite de la GRC. Aujourd'hui sénateur, Segal est un des plus importants stratèges politiques de la grande famille conservatrice canadienne. Lors des élections générales de 2005-2006, il fut le co-président de la campagne nationale du Parti conservateur. Son implication dans la politique partisane remontait aux années '70, où il se présenta sous la bannière du défunt Parti progressiste-conservateur lors des élections générales de 1972 et de 1974, sans succès. Il occupa de nombreux postes importants, dont celui de chef de cabinet du premier ministre Brian Mulroney.

 

"La décision de divulguer qu'une enquête était en cours bien avant que qu'il ne soit déterminé qu'il existait quelque chose ressemblant à une preuve suffisante pour porter une accusation m'a frappé comme étant extraordinaire", écrivit Segal. (116) "Cela eut pour effet de déplacer le spectre de la corruption de Chrétien au camp de Martin. Dit simplement, cela alimenta la sous-thématique 'il est temps d'un changement' qui peut si facilement menacer n'importe quel gouvernement. Le précédent de la GRC s'engageant dans cette voie devrait inquiéter tout le monde, que cela ait été perçu ou subi de façon négative ou positive, sans égard aux intentions innocentes de la GRC. Bien ou mal, c'est arrivé et ce fut d'une aide immense pour les conservateurs."

 

Lors d'un entretien avec le quotidien Ottawa Citizen, Segal chercha à ménager la GRC. Le sénateur conservateur prétendit qu'il ne croyait pas que la Gendarmerie était intervenue "délibérément" durant la campagne électorale. (117) Selon lui, la GRC aurait "omis de comprendre que le simple fait de confirmer une enquête criminelle en cours sans un brin de preuve pour porter des accusations" pouvait créer une impression de malhonnêteté. Segal maintenait qu'il y avait matière à inquiétude, et ce, pour tous les partis puisque aucun gouvernement ne pouvait être totalement à l'abri de telles incursions policières dans le processus électoral. "Nous devrions tous nous sentir inconfortables parce que si un jour ça peut arriver au gouvernement-A, alors ça peut arriver au gouvernement-B", soutint-il.

 

Sources :

 

(107) The Globe and Mail, "Holidays marked start of Tory surge in polls", Richard Blackwell, January 24 2006.

(108) The Globe and Mail, "RCMP leak stories just don't wash", Jeffrey Simpson, January 28 2006, p. A23.

(109) StarPhoenix, "Goodale warns Tories about reversing income tax cuts", Sandra Cordon, January 31 2006.

(110) The Canadian Press, "Harper and RCMP boss sidestep talk about Mounties' role in election", Alexander Panetta, January 31 2006.

(111) Radio-Canada, "De plus en plus de citoyens demandent à la GRC de s'expliquer", 3 février 2006.

(112) National Post, "Embattled RCMP commish has questions to answer", Jack Aubry, September 23 2006.

(113) Toronto Star, "Liberals see RCMP skulduggery", Les Whittington, December 7 2006, p. A7.

(114) The Canadian Press, "What ever happened to... the RCMP income trust probe ?", Jim Brown, December 25 2006.

(115) The Ottawa Citizen, "We should have fired RCMP boss: ex-minister", Juliet O'Neill, December 7 2006, p. A4.

(116) SEGAL Hugh, "The long road back - Conservative Journey, 1993-2006", Harper Collins (2006), p. 215.

(117) The Ottawa Citizen, "RCMP probe during election helped Tories, senator says", Jack Aubry, October 20 2006, p. A8.


Course à la chefferie libérale et volte-face conservateur

 

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