Quand Harper dénonçait la police... électorale
Pour une formation politique vieille de moins de cinq ans (9), le Parti conservateur du Canada (PCC) n'aura pas tardé à se mettre les pieds dans les plats et à multiplier les embrouilles avec Élections Canada, une agence fédérale indépendante relevant du Parlement canadien, et non pas du gouvernement.
En juin 2006, soit à peine six mois après l'arrivée au pouvoir des conservateurs, John Baird, alors président du Conseil du Trésor du gouvernement Harper, avait reconnu lors de son passage devant un comité sénatorial que le PCC avait omis de déclarer à Élections Canada des contributions politiques s'élevant à près de 2 millions de dollars. (10)
Baird, qui est actuellement ministre à l'Environnement, avait alors affirmé que les conservateurs estimaient que les frais déboursés par les participants au congrès du PCC qui s'était tenu à Montréal, en mars 2005, n'étaient pas des contributions politiques au sens où l'attendait la loi électorale. À l'époque, le congrès avait suscité la participation de 2679 personnes, moyennant des frais de 600 dollars chacun. Certains participants purent toutefois profiter de rabais sur les frais d'inscription.
Or, la loi fédérale sur le financement électoral stipulait clairement que les frais de participation à un congrès politique constituaient une contribution à un parti "au sens où la personne s'acquittant de ces frais ne reçoit aucun produit ou service ayant une valeur commerciale."
Naturellement, les conservateurs s'entêtèrent à insister sur leur innocence. Toutefois, leur seule défense consista à prétendre qu'ils faisaient une lecture différente du texte de loi. Selon eux, puisque leur congrès de 2005 ne généra aucun profit, alors la loi ne les obligeait pas à comptabiliser les frais d'inscription sous la rubrique des contributions politiques.
Mais il y avait plus. Les formulaires d'inscription au congrès du PCC indiquaient que les conservateurs avait même facturé jusqu'à 750 dollars aux groupes professionnels et associations diverses, lesquelles étaient représentées par des lobbyistes pour la plupart.
Le formulaire d'inscription indiquait que les frais pouvaient être réglés par carte de crédit ou par chèque d'entreprise. Cela signifiait donc que certaines de ces contributions pourraient être illégales puisque les nouvelles dispositions législatives sur le financement électoral en vigueur depuis 2004 interdisait aux partis politiques fédéraux de recevoir des dons d'entreprises.
Réagissant à ces révélations, le Directeur général des élections (DGÉ) du Canada, Jean-Pierre Kingsley, fit savoir qu'il aimerait bien jeter un coup d'oeil aux livres du PCC. (11) Dans un communiqué envoyé au lendemain du témoignage de John Baird, Élections Canada déclara que "la population a le droit de savoir précisément ce qui s'est passé", tout en précisant que l'agence fédérale "n'est pas habilité par la loi à vérifier les livres d'un parti enregistré, ni à en exiger la production."
La prise de position de Kingsley déplu royalement au gouvernement conservateur. Un porte-parole du premier ministre Harper affirma que le communiqué du DGÉ le laissait "perplexe." Ces premières frictions marquèrent le début d'un bras de fer qui opposera ouvertement le DGÉ aux conservateurs. En fait, ce n'était pas d'hier que le chef conservateur ne portait pas particulièrement dans son coeur le grand patron d'Élections Canada, qui avait été nommé par le gouvernement progressiste conservateur de Brian Mulroney, en 1990.
Harper avait eu l'occasion de croiser le fer avec Kingsley à plusieurs reprises durant la période où il était le président d'un groupe de pressions très à droite, le National Citizens Coalition, entre 1998 et 2002. À l'époque, la National Citizens Coalition avait affronté Kingsley devant les tribunaux lors d'une longue bataille légale visant l'abolition des plafonds de dépenses qu'Élections Canada voulait imposer aux groupes d'intérêt désireux de participer à des campagnes électorales.
"Jean-Pierre Kingsley réagit davantage comme un policier plutôt qu'un fonctionnaire", avait écrit Harper dans un communiqué de presse lorsque le DGÉ avait évoqué la possibilité de rendre le vote obligatoire, en décembre 2000. (12) "Que fera-t-il ensuite ? La police de Kingsley va-t-elle utiliser la liste électorale pour aller de maison à maison afin de forcer les gens à se rendre aux urnes ou les arrêter ? C'est tout simplement bizarre. Le Parlement devrait réfléchir soigneusement afin de savoir si l'approche de ce type-là à l'égard de l'administration électorale est adéquate pour une démocratie du 21e siècle."
Cinq ans plus tard, Harper ne semblait pas être revenu à de meilleurs sentiments envers Kingsley. La seule différence était que maintenant, c'était désormais lui qui avait le gros bout du bâton. De son côté, Kingsley ne semblait pas particulièrement disposé à vouloir de faire de cadeau aux conservateurs.
Ainsi, en septembre 2006, Kingsley témoigna à son tour devant un comité sénatorial et rejeta l'interprétation de la loi électorale que faisait le parti de Harper au sujet des frais d'inscription à leur congrès. D'après Kingsley, "tous les frais payés pour participer à une manifestation politique d'un parti enregistré équivalent à une contribution au parti, sauf dans les cas où les participants en tirent des avantages concrets ayant une valeur commerciale." (13)
À court d'arguments, le gouvernement Harper sembla forcé de reconnaître, tacitement à tout le moins, que son interprétation de la loi était erronée. C'est ainsi qu'en novembre 2006, les conservateurs proposèrent d'amender la Loi fédérale sur la responsabilité de façon à ce que les frais d'inscription au congrès d'un parti politique ne soient plus considérés comme une contribution politique. (14)
Rappelons que la Loi sur la responsabilité se voulait la réponse des élus fédéraux aux recommandations qu'avait formulé le juge John Gomery afin de prévenir la répétition d'un scandale comme celui des commandites. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il y avait quelque chose de profondément tordu, pour ne pas dire carrément scandaleux, de la part des conservateurs d'essayer d'utiliser une loi destinée à assainir les moeurs politiques fédérales afin de couvrir leurs propres manquements à la législation électorale en vigueur.
Le porte-parole du Conseil du trésor, Mike Van Soelen, expliqua qu'un besoin de "clarification" était apparu en prétextant que les partis interprétaient différemment l'obligation de déclarer à Élections Canada les frais d'inscription au congrès. Or, dans les faits, le PCC était le seul parti fédéral qui soutenait que la loi électorale n'assimilait pas les frais d'inscription à un congrès à des contributions politiques.
N'ayant pas réussi à faire amender la loi, les conservateurs durent se résoudre à déclarer forfait. Le 21 décembre, le PCC déposa un rapport financier révisé pour l'année 2005, dans lequel il déclarait les revenus générés par les frais d'inscription au congrès de Montréal. (15) En calculant les frais d'inscription comme des dons, le PCC fit une découverte embarrassante : trois délégués au congrès, incluant le premier ministre Harper lui-même, avaient dépassés la limite du montant maximal de 5000 dollars que les particuliers pouvaient verser en contributions à un parti politique. Le PCC a donc dû rembourser 456 dollars à Harper et aux deux autres délégués qui avaient fait preuve d'une générosité excessive.
Mais ce n'était pas là la seule surprise qui attendait Élections Canada. En effet, dans son rapport financier révisé, le PCC divulgua pour la première fois un montant additionnel de 1.45 millions de dollars en revenus, soit 539 915 dollars en dons et 913 710 dollars sous la rubrique "autres revenus." Le rapport révéla également l'existence de 1.45 millions de dollars à titre d'"autres dépenses", sans apporter de plus amples précisions à ce sujet.
C'est alors qu'un nouveau coup de théâtre survint. Le 22 décembre, soit le lendemain du dépôt du rapport financier révisé du PCC, Kingsley annonça soudainement sa démission de son poste de directeur général d'Élections Canada qu'il occupait depuis les dix-sept dernières années. (16) La lettre de démission de Kingsley ne fournissait aucunes explications à son geste.
Le communiqué laconique émis par le bureau du premier ministre Harper n'apportait pas davantage de précisions. "Au cours de sa longue carrière dans l'administration publique, M. Kingsley a toujours servi la population canadienne de son mieux", pouvait-on lire. "Le gouvernement du Canada lui est reconnaissant de sa riche contribution et lui souhaite bon succès dans tout ce qu'il entreprendra."
Mais les éloges de Harper ne dupait personne, surtout pas l'opposition libérale, qui réagissa à cette nouvelle en exigeant que toute la lumière soit faite autour de ce départ inattendu. "Quel que soit le gouvernement en place, M. Kingsley n'hésitait pas à le ramener à l'ordre", déclara le leader parlementaire du Parti libéral du Canada, Ralph Goodale. "Nous devons aller au fond des choses pour voir si des pressions indues ont été exercées contre M. Kingsley parce qu'il a eu le courage d'alerter la population sur les finances du (Parti conservateur)", ajouta-t-il.
Le soudain départ de Kingsley laissa de nombreuses questions sans réponses car l'ex-DGÉ, naguère si volubile, resta muet comme une carpe à ce sujet. L'explication se trouvait peut-être dans le fait que Kingsley avait commencé à fourrer son nez dans une affaire qui était beaucoup plus dommageable politiquement pour les conservateurs que l'histoire des contributions non-déclarées. Une affaire si explosive qu'elle mena à une perquisition de la GRC au bureau national du PCC. C'est à tout le moins ce que suggérait un article publié à la une du quotidien The Ottawa Citizen, plus de seize mois après la mystérieuse démission de Kingsley. (17)
Sources :
(9) Le Parti conservateur du Canada qui est actuellement au pouvoir à Ottawa a été créé par la fusion entre les deux principaux partis de la droite canadienne, soit l'Alliance canadienne et le Parti progressiste-conservateur du Canada, en décembre 2003.
(10) La Presse Canadienne, "Les conservateurs auraient reçu 2 millions $ en dons illégaux", Joan Bryden, 28 juin 2006.
(11) La Presse Canadienne, "Le directeur général des élections veut vérifier les livres des conservateurs", Joan Bryden, 29 juin 2006.
(12) The Canadian Press, "Harper was scathing in criticism of elections boss who's now resigning", December 29 2006.
(13) La Presse Canadienne, "Kingsley réfute les arguments des conservateurs pour justifier une omission", 19 septembre 2006.
(14) Le Droit, "Les conservateurs proposent une échappatoire à la loi sur la responsabilité", Bruce Cheadle, 18 novembre 2006, p. 36.
(15) La Presse Canadienne, "Le Parti conservateur a reçu des dons sans les divulguer", Joan Bryden, 26 décembre 2006.
(16) La Presse Canadienne, "Démission du directeur d'Elections Canada", Alexander Panetta, 28 décembre 2006.
(17) The Ottawa Citizen, "Kingsley asked for files now central to 'in-and-out' probe", Glen McGregor, April 25 2008, p. A1.