Au diable les (limites de) dépenses !

Publié le par Bureau des Affaires Louches

Jean-Pierre Kingsley était peut-être parti mais les démêlés du Parti Conservateur du Canada avec la loi électorale ne faisaient que commencer. Ce que le public ne savait pas encore à ce moment-là, c'est qu'un différend opposait le PCC à Élections Canada relativement aux demandes de remboursement des dépenses de publicités électorales de plusieurs dizaines de candidats conservateurs. Le litige s'envenima jusqu'à ce que l'affaire éclate au grand jour, donnant lieu à l'un des plus grands scandales politiques des conservateurs depuis l'arrivée au pouvoir de Stephen Harper.

 

Voici comment l'affaire commença. Moins d'un mois avant l'annonce de sa démission, Kingsley avait envoyé des lettres demandant aux agents officiels de quatorze candidats conservateurs, dont six québécois, de produire au plus tard le 15 janvier 2007 des documents relatifs à leurs dépenses électorales. (18) Aux yeux du DGÉ, les rapports de campagne de ces candidats pour l'élection du 23 janvier 2006 étaient incomplets au chapitre des dépenses de publicité électorale.

 

Les demandes du DGÉ portaient plus spécifiquement sur la facture que les organisateurs de la campagne de ces candidats avaient soumises au Fonds conservateur Canada, l'agent officiel du PCC, avec la mention suivante : "Candidate share of media buy costs and candidate share of advertising production" (Traduction : part du candidat aux coûts d'achat de publicité médiatique et part du candidat à la production de publicité).

 

Comme cette pièce justificative laissa Élections Canada sur sa faim, le DGÉ exigeait donc des agents officiels visés qu'ils lui soumettent une copie du contrat ou de tout autres accords écrits entre l'annonceur et le parti concernant la dépense précitée, de même qu'une copie de l'annonce elle-même, un document précisant la date de présentation de l'annonce et un document précisant la date à laquelle l'agent officiel avait autorisé la dépense.

 

Les lettres de Kingsley énonçaient également les conséquences possibles qui guettaient les candidats en cause qui n'obtempéraient pas à ses demandes. Ainsi, le versement de la dernière tranche du remboursement des dépenses électorales du candidat ne pourra être effectué tant que les documents n'auront pas été soumis, prévenait le DGÉ. Précisons que tout candidat recevant au moins 10 pour cent des suffrages a droit de se faire rembourser jusqu'à 60 pour cent de ses dépenses électorales.

 

Les répercussions pouvaient devenir encore plus fâcheuses pour les députés conservateurs Sylvie Boucher et Ron Cannan, qui étaient les deux seuls candidats élus parmi les quatorze qui étaient visés par les demandes du DGÉ. Dans ses lettres, Kingsley cru bon de leur rappeler que la loi prévoit que le candidat élu qui omet de produire un document ne peut continuer à siéger et à voter à titre de député à la Chambre des communes.

 

Le 15 janvier 2007, soit la journée même de la date limite pour la production des documents exigés, Michael Donison, alors directeur général du PCC, envoya une lettre à Élections Canada pour l'informer qu'il n'existait pas de document contractuel unique entre les candidats, ou le parti, et le Groupe Retail Media, la firme torontoise qui était responsable de l'achat de temps d'antenne pour le compte des conservateurs à l'échelle canadienne lors de la campagne électorale de 2005-2006. (19) Donison demanda également une extension de délai pour produire les autres documents demandés.

 

Dix jours plus tard, Ann O'Grady, cheffe de la direction financière pour le Fonds conservateur du Canada, envoya une lettre à Élections Canada dans laquelle elle donna un aperçu de l'ampleur du programme d'achats de publicité dite régionale via le Groupe Retail Media. (20) Ainsi, O'Grady révéla que le Fonds conservateur avait avancé des fonds à soixante-sept candidats conservateurs désireux de participer au soi-disant programme. (On en apprendra éventuellement davantage au sujet de ces soixante-sept candidats, dont vingt-sept s'étaient présentés au Québec et dix-sept ont été élus à la Chambre des communes.)

 

Dans sa lettre, O'Grady précisait également que le coût total des achats de publicité régionale s'élevait à 1.2 millions de dollars tandis que le coût de production associé au programme totalisait 121 000 dollars. Enfin, la lettre de O'Grady était également accompagnée de divers documents au sujet de la publicité électorale des conservateurs, incluant une lettre du Groupe Retail Media expliquant sa relation avec le PCC, l'horaire de diffusion des publicités radiophoniques et télévisées, une copie de la facture de Retail Media pour l'achat de publicité par les candidats concernés, etc. Comme nous le verrons ci-dessous, ces révélations seront lourdes de conséquences pour le PCC.

 

Le 21 février, la Chambre des communes approuvait à l'unanimité la nomination de Marc Mayrand à titre de nouveau directeur général des élections du Canada. Auparavant, Mayrand avait été surintendant aux faillites et professeur de droit civil à l'Université de Ottawa.

 

À ce moment-là, des dizaines de candidats conservateurs n'avaient toujours pas reçu le remboursement de leurs dépenses électorales auquel ils estimaient avoir droit. Les achats de publicités dites régionales constituaient la principale pomme de discorde qui retardaient le versement du remboursement des dépenses électorale. En fait, Élections Canada était encore loin d'être convaincu que ces publicités régionales devaient être rangées dans la catégorie des dépenses électorales d'un candidat local.

 

Les hésitations d'Élections Canada reposaient notamment sur le fait que ces publicités dites régionales s'étaient démarquées de celles diffusées au niveau national uniquement par l'inscription, en petits caractères, à la toute fin du message, d'une liste des candidats ayant contribué à leur financement. Élections Canada semblait juger que cet apport était insuffisant pour que ces publicités puissent correspondre aux critères d'une publicité électorale locale, celle-ci devant a priori faire directement la promotion du candidat ou à tout le moins s'en prendre à ses adversaires.

 

Il faut aussi noter que cette distinction entre publicité locale et nationale avait une incidence financière. En effet, Élections Canada se montre plus généreux lorsqu'il s'agit de rembourser des dépenses électorales effectuées dans le cadre de la campagne locale d'un candidat plutôt que celles qui sont faites pour le compte de la campagne nationale d'un parti politique enregistré. Ainsi, le candidat éligible aura droit à un remboursement pouvant aller jusqu'à 60 pour cent de ses dépenses électorales, alors que dans le cas d'un parti, le taux de remboursement ne s'élève qu'à 50 pour cent, soit une différence de 10 pour cent.

 

Dans le cas qui nous occupe, seuls deux candidats sur soixante-sept ne parvinrent pas à obtenir le plancher de 10 pour cent de suffrages qui leur aurait permis de se rendre éligibles au remboursement de leurs dépenses électorales. Quant aux soixante-cinq autres candidats, leurs demandes de remboursement atteignaient la somme totale de 777 000 dollars.

 

Mais ce n'était pas tout. La méthode de financement de ces publicités posait également problème à Élections Canada. Le PCC avait transféré des sommes totalisant plus d'un million de dollars à soixante-sept de ses candidats lorsque ceux-ci savaient que leurs dépenses électorales resteraient en-dessous de la limite permise. Le stratagème impliquait généralement des candidats n'ayant à peu près aucune chance d'être élus ou, au contraire, ceux dont la victoire était assurée.  Dans le cas qui nous occupe, les sommes transférées aux candidats allaient de 2000 dollars à 52 000 dollars.

 

Les soixante-sept candidats qui reçurent les fonds du parti retournèrent ensuite l'argent au PCC, qui lui s'en servit pour financer l'achat des publicités régionales. Puis, une fois l'élection terminée, le PCC s'attendait à ce qu'Élections Canada rembourse l'achat de publicité électorale qui avait été effectué au nom du candidat, mais avec l'argent du parti.

 

Dans les faits, l'argent du parti avait servi à financer l'achat de publicité électorale destinée, non pas à promouvoir les candidats au niveau local, mais bien à la campagne nationale du parti. Pourtant, sur papier, c'était bien le candidat qui assumait le coût d'achat de ces publicités. Bref, tout portait à croire que le PCC avait eu recours à une combine comptable surnommée la "méthode in and out." Le stratagème est parfois aussi appelé le système "aller-retour" ou "entrée-sortie."

 

La conséquence de ce stratagème était double. D'une part, il permit au PCC de diminuer ses dépenses électorales sur papier, de manière à donner l'impression qu'il avait respecté la limite des dépenses électorales permises. Notons à ce sujet que le plafond des dépenses pour la campagne nationale du PCC avait été fixé à 18 278 278 dollars lors de la campagne de 2005-2006. Il en avait d'ailleurs fallut de peu pour que le PCC défonce le plafond des dépenses électorales permises. En effet, les dépenses du PCC avaient totalisées 18 019 179 dollars, ce qui incluait 9 174 392 dollars en publicités, soit seulement 259 099 dollars en-dessous de la limite autorisée.

 

D'autre part, la manoeuvre avait aussi pour effet de gonfler artificiellement les dépenses électorales des candidats locaux, de sorte que ceux-ci purent réclamer à Élections Canada des remboursements plus copieux que s'ils avaient été faits au nom du parti. Comme il s'agissait ici de fonds publics, les contribuables auraient été floués, n'eut été de la vigilance d'Élections Canada.

 

Pendant qu'Élections Canada était en train de découvrir le pot aux roses, l'attente du remboursement des dépenses électorales commença à devenir franchement agaçante pour les conservateurs, surtout que la totalité des sommes en jeu s'élevaient à plus d'un million de dollars. Susan Kehoe, la nouvelle directrice générale intérimaire du PCC, décida donc de prendre les choses en main en se montrant plus insistante auprès du nouveau DGÉ, Marc Mayrand.

 

Dans une lettre de quatre pages datée du 12 avril, Kehoe fit valoir l'urgence de la situation. Elle affirma que le temps que mettait Élection Canada à rembourser les dépenses électorales devenait de plus en plus préoccupant pour certaines associations conservatrices de circonscription. (21) Dans de telles conditions, il n'était pas possible pour celles-ci de dresser un budget en vue du prochain scrutin, déplora Kehoe.

 

Selon Kehoe, une publicité devait être considérée comme étant locale en autant qu'elle ait été payée et autorisée par l'agent officiel d'un candidat local "sans égard au contenu 'local' ou 'national'." "Quand les candidats ont été invités à participer au concept d'achat médiatique régional, chacun a indiqué un degré de participation financière auquel il s'engageait", écrivit Kehoe. "En tout respect, ce n'est pas à Élections Canada de décider si cette méthode de répartition des coûts partagés est plus raisonnable qu'une autre", ajouta-t-elle. Enfin, Kehoe plaida qu'il n'y avait rien dans la loi qui interdisait les transferts de fonds de la campagne nationale aux caisses électorales des candidats.

 

La lettre de Kehoe n'eut pas beaucoup de succès. Non seulement ses arguments restèrent sans effets auprès du DGÉ, mais en plus Élections Canada demanda au commissaire aux élections fédérales, William Corbett, d'intervenir dans le dossier, au cours du même mois d'avril. Autrefois responsable de la division du droit criminel au Service fédéral des poursuites du ministère de la Justice, Corbett avait été nommé au poste de commissaire aux élections par Kingsley quelques mois avant qu'il n'annonça sa démission.

 

Le seul fait que le commissaire Corbett ait été appelé à examiner les dépenses électorales des conservateurs était lourde de sens en soi. En effet, c'est au commissaire aux élections fédérales que revient la décision de déclencher une enquête et, le cas échéant, intenter des poursuites devant les tribunaux.

 

Le litige opposant le PCC à Élections Canada venait de donc prendre une toute nouvelle dimension. Après tout, si le PCC avait dépensé plus qu'il n'en avait le droit lors de la campagne électorale de 2005-2006, cela pouvait soulever des questions plutôt gênantes sur la validité de sa victoire du 23 janvier 2006. Bref, le PCC se trouvait dans un bien beau pétrin...

 

Entre-temps, le DGÉ décida de ne pas rembourser les dépenses électorales douteuses de cinquante candidats conservateurs. Si les dix-sept autres participants au programme d'achat de publicité régionale eurent droit aux remboursements, c'était parce qu'Élections Canada avait commencé à éprouver des doutes seulement après l'envoi du chèque, comme ce fut le cas pour la candidate Josée Verner, aujourd'hui ministre au sein du gouvernement Harper.

 

Au mois de mai suivant, les conservateurs contestèrent la décision du DGÉ devant la Cour fédérale. En tout, trente-sept   agents officiels qui avaient représentés au moins une quarantaine de candidats conservateurs lors de la campagne électorale de 2005-2006 étaient partie prenante dans ce recours judiciaire contre la décision d'Élections Canada.

 

Toutefois, la décision d'affronter le DGÉ devant un tribunal   public posait un risque politique pour les conservateurs : les pièces déposées au dossier (la correspondance entre les responsables du PCC et Élections Canada, des rapports financiers documentant le modus operandi du stratagème "in and out", etc.) allaient devenir accessibles au public et alimenter tôt ou tard les manchettes des journaux. C'est d'ailleurs ce qui finira par arriver.

 

Sources :

 

(18) Annexe 7 de la dénonciation justifiant la délivrance d'un mandat de perquisition au bureau national du Parti conservateur du Canada. Les documents relatifs au mandat de perquisition peuvent être consultés sur la page web suivante : http://www.thestar.com/News/Canada/article/414652

(19) Annexe 10 de la dénonciation précitée.

(20) Annexe 8 de la dénonciation précitée.

(21) Annexe 12 de la dénonciation précitée.

 

 
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