Que celui qui n'a jamais enfreint la loi électorale lance la première pierre
Depuis le début de l'affaire du financement des dépenses électorales, une des principales lignes de défense des conservateurs consistait à dire que les autres partis politiques s'adonnait au même type de combine comptable que celle qui leur était reprochée. Ils utilisaient notamment cet argument pour ralentir les travaux des comités parlementaires jusqu'à ce que l'opposition accepte que les dépenses de tous les partis, et pas seulement les leurs, soient scrutées à la loupe.
"Tous les autres partis politiques d'envergure ont également recours à cette même pratique", écrivit le député conservateur Christian Paradis dans une lettre ouverte publiée dans Le Devoir. (47) Ils le ferait même "depuis des générations", a surenchérit son collègue, le député Pierre Poilièvre.
Toutefois, une source très au fait du dossier à Élections Canada ne voyait pas tout à fait les choses de la même façon. "Jamais nous n'avons vu quelque chose d'aussi flagrant que cette fois-ci", affirma au Devoir cette source sous le couvert de l'anonymat.
Qui est-ce qui disait vrai dans cette histoire ? La pratique était-elle aussi généralisée que voulait le faire croire les élus conservateurs ? Ou était-ce plutôt les conservateurs qui avaient battus tous les records dans ce domaine, comme semblait le suggérer la source d'Élections Canada ? Un petit retour en arrière ne serait peut-être pas inutile pour trancher de façon satisfaisante ces questions.
Par le passé, un seul parti politique fédéral avait déjà été éclaboussé publiquement pour avoir eu recours au stratagème connut sous le nom de "la méthode in and out" et c'était le Bloc québécois. En avril 2003, le quotidien National Post avait en effet révélé que le Bloc avait utilisé ce procédé lors des élections générales de novembre 2000. (48) À l'époque, Élections Canada remboursait 50 pour cent des dépenses électorales de tous les candidats qui recevait au moins 15 pour cent des suffrages dans leur circonscription.
Voici comment fonctionnait la méthode au Bloc. Dans un premier temps, le parti faisait mine de verser un salaire à ses travailleurs d'élection habituellement bénévoles. Ensuite, les militants versaient le montant de leur pseudo rémunération dans la caisse électorale du Bloc. Enfin, les salaires bidons étaient comptabilisés comme une dépense remboursable dans les livres du parti. Selon le Post, le stratagème avait permit au Bloc de gonfler artificiellement ses dépenses remboursables.
En fait, la méthode fut si payante qu'Élections Canada versa plus de 150 000 dollars au Bloc en remboursement de dépenses de type "in and out." De plus, des vingt candidats aux élections de 2000 ayant déclaré le plus haut niveau de dépenses électorales, quatorze étaient bloquistes, rapporta le Post. Voilà qui n'était pas peut dire pour un parti qui ne présenta que soixante-quinze candidats sur les 1000 et plus qui avaient brigués les suffrages à travers le Canada lors de cette élection. Enfin, les bénévoles du Bloc y gagnaient aussi au change puisque ceux qui avaient versé un "don" bénéficiaient d'un crédit d'impôt pouvant atteindre la somme de 500 dollars.
Bien entendu, les têtes dirigeantes du "parti propre au Québec" la trouvèrent moins drôle lorsque leur petite combine fit la une du National Post. Lorsque des journalistes le questionnèrent à ce sujet, le chef bloquiste Gilles Duceppe insista sur le caractère "tout à fait légal" de la méthode. (49) "C'est l'une des rares fois où je vois qu'on reproche à des gens de respecter la loi de A à Z" lança Duceppe, qui avait visiblement du mal à cacher sa mauvaise humeur.
Et que disait au juste le DGÉ de l'époque, Jean-Pierre Kingsley, de tout ceci ? "Je dois admettre qu'à mon avis, ça ne va pas dans le sens de l'esprit de la loi", déclara-t-il en entrevue téléphonique avec La Presse Canadienne. (50) "Mais si on prend chaque geste séparément, ça respecte les dispositions de la loi", ajouta-t-il cependant. Kingsley rappela qu'il avait recommandé, en 1996, la disparition de cette pratique de financement et de d'autres méthodes similaires. "Mais, on n'a pas retenu ma suggestion", expliqua-t-il à La Presse. (51)
À Ottawa, les autres partis fédéraux assurèrent qu'ils n'avaient pas recours à de telles pratiques. Stephen Harper, qui était alors le chef de l'Alliance canadienne, s'engagea lui-même à ne pas utiliser de tels procédés, et ajouta que le gouvernement Chrétien devrait remédier à la situation en empêchant quiconque d'autre d'exploiter une telle faille dans la loi électorale. "Cela ressemble très certainement à une faille que nous voudrions refermer. Ce n'est pas ainsi que nous nous attendons à ce que les deniers publics soient versés", affirma-t-il.
Comme l'affaire tomba en pleine campagne électorale québécoise, à deux semaines du scrutin du 14 avril 2003, les trois grands partis politique furent interpellés sur cette question. À plus forte raison parce que celui-là même qui fut identifié comme étant le cerveau de la combine, l'ex-député bloquiste Pierre Brien, portait les couleurs de l'Action démocratique du Québec (ADQ) lors de cette élection, où il se présentait dans le comté de Rouyn-Noranda-Témiscamingue. (52) La méthode "in and out" avait même été surnommée la "formule Brien" au sein du Bloc.
Le Parti québécois (PQ), alors au pouvoir à Québec, fut également mis sur la sellette en raison des liens étroits qu'il entretenait avec le Bloc. Ainsi, le National Post allégua que le candidat péquiste dans Mercier, Daniel Turp, aurait généré environ 30 000 dollars en transactions de type "in and out" lorsqu'il avait été candidat du Bloc québécois.
Le premier ministre Bernard Landry reconnut que la pratique existait aussi au sein du PQ, mais chercha du même souffle à en minimiser la portée et la gravité. "Mes conseils juridiques disent que ce n'est pas illégal", déclara-t-il. (53) "C'est une pratique rarissime chez nous, qui n'est pas encouragé, et moi-même, franchement, je n'étais pas au courant", ajouta-t-il ensuite.
Le leader libéral Jean Charest ne nia pas lui non plus que son parti pouvait avoir recours à cette méthode, mais il se montra beaucoup plus prudent dans ses déclarations publiques à ce sujet. "À ma connaissance, ce n'est pas une pratique qui a été instaurée, décrétée chez nous", affirma Charest, qui avait dirigé le Parti progressiste conservateur du Canada avant de faire le saut sur la scène provinciale. "Quand on est chef de parti, on ne contrôle pas tout ce qui se passe dans les 125 comtés", a-t-il cependant tenu à préciser.
Enfin, on retrouva la même attitude défensive du côté de l'ADQ. "Il n'y a pas de mot d'ordre, il n'y a rien d'érigé en système", souligna Jean-Luc Benoît, l'attaché de presse du chef de l'ADQ, Mario Dumont. La controverse ravivait d'ailleurs de biens mauvais souvenirs pour l'ADQ, qui avait eu maille à partir avec le DGÉ du Québec à la suite des élections générales de novembre 1998. Le DGÉ avait ouvert une enquête après que l'ADQ eut déclaré des dépenses électorales de l'ordre de 800 000 dollars, dont certaines étaient plutôt douteuses. L'ADQ était allée jusqu'à rétribuer des militants pour "surveiller" des pancartes électorales. (54)
L'enquête du DGÉ avait permit d'établir que l'ADQ avait gonflé indûment le montant de ses dépenses électorales, lesquelles étaient remboursées à 50 pour cent par des fonds publics. En mars 2000, quatorze d'accusations avaient été déposées contre cinq personnes, incluant trois dirigeants adéquistes. (55) L'année suivante, les accusations les plus graves furent retirées après que trois des accusés eurent accepté de plaider coupables à des infractions mineures. (56)
(Soit dit en passant, Pierre Brien ne parvint pas à se faire élire lors du scrutin d'avril 2003, à l'instar de l'écrasante majorité des candidats adéquistes. Notons toutefois que l'ADQ, qui forme aujourd'hui l'Opposition officielle à l'Assemblée nationale, invita récemment Brien à reprendre du service au printemps dernier. C'est ainsi que le père de la "formule Brien" occupe la fonction de chef de cabinet du leader parlementaire de l'ADQ, Sébastien Proulx depuis le printemps dernier. (57))
Il n'en demeurait pas moins que l'argument des conservateurs à l'effet qu'ils faisaient comme les autres partis avait quelque chose d'inusité dans le sens où les politiciens cherchent habituellement à insister sur ce qui les différencient de leurs adversaires. Mais le PCC semblait si convaincu de l'efficacité de cette ligne de défense qu'il décida de tenter de la tester devant la cour fédérale, en novembre 2007.
C'est ainsi que l'avocat du PCC déposa un affidavit signé par Geoff Donald, un agent du Parti conservateur, alléguant que tous les partis fédéraux d'opposition et des dizaines de leurs candidats auraient eux aussi recours à la méthode "in and out", lors de la campagne de 2005-2006.
Selon le document, le Parti libéral du Canada aurait transféré 1.7 million de dollars à ses candidats régionaux pour leur facturer ensuite divers services (téléphone, design, brochures, règles administratives) pour la somme de 1.3 million de dollars. (58) Parmi les candidats pointés du doigt, on retrouvait le chef libéral Stéphane Dion, le porte-parole libéral dans le dossier du financement électoral, Dominic Leblanc, et la leader adjointe de l'Opposition à la chambre des communes, Marlene Jennings.
Le document conservateur n'épargnait pas non plus les deux autres grands partis. On y alléguait que le NPD avait transféré environ 884 000 dollars à divers candidats locaux et les avait facturé pour la somme de 545 000 dollars. Quant au Bloc québécois, il aurait effectué 732 000 dollars de transferts à ses candidats locaux et leur factura par la suite la somme de 820 000 dollars.
Le PCC se plaignit qu'Élections Canada ne voyait pas ces transactions comme des dépenses électorales illégales et alléguait même que l'achat de publicité au contenu national payée par des candidats locaux avait été remboursé aux autres partis. "Pourtant, Élections Canada a apparemment accepté ces dépenses libérales/néo-démocrates sans poser de question alors qu'il remet en question celles des candidats du Parti conservateur", déplorait le document. (59)
En fait, Geoff Donald alléguait qu'Élections Canada n'avait jamais fait la distinction entre contenu local et contenu national pour aucun candidat, "mis à part les candidats du Parti conservateur." Pour le PCC, il s'agissait-là d'un "changement abrupt" d'interprétation de la loi.
Les députés conservateurs Pierre Poilièvre et Tom Lukiwski préféraient quant à eux parler d'un changement "arbitraire" d'interprétation de la loi. "J'espère que ce message ce rendra à Élections Canada. Nous ne laisserons pas une agence fédérale décider ce qu'on peut dire dans une publicité parce que nous vivons dans une démocratie", déclara Poilièvre devant un comité parlementaire. "Élections Canada devrait se faire à l'idée parce que cela ne changera pas", ajouta-t-il.
Fait intéressant, Mario Dumont avait eu le même réflexe de crier à la persécution de la part de l'agence chargée de l'application de la loi électorale lorsque le DGÉ déposa une série d'accusations contre des têtes dirigeantes de son parti, en 2000. Cette réaction similaire, ajoutée à de nombreuses affinités sur le plan idéologique, fait aujourd'hui en sorte que l'ADQ est de plus en plus perçu comme un espèce de pendant provincial du parti conservateur de Harper.
Les arguments des conservateurs en laissèrent plusieurs perplexes. "Le PC manque carrément de retenue dans les circonstances", dénonça Maurice Cloutier, rédacteur en chef du quotidien La Tribune, de Sherbrooke. (60) "Il se comporte comme un fraudeur qui se fait attraper par les policiers et qui les blâme de l'avoir débusqué lui plutôt que son voisin. Lorsqu'une personne ou une entreprise commet une faute, elle ne peut se défendre en prétextant que d'autres font comme elle. Ce n'est pas sérieux. En plus de chercher à banaliser cette pratique abusive, les conservateurs ont le culot d'attaquer l'intégrité de l'agence qui fouille cette affaire."
Le 14 janvier 2008, ce fut au tour d'Élections Canada de livrer sa version des faits. Un affidavit de cinquante-cinq pages signé par Janice Vézina, dirigeante principale des finances à Élections Canada, fut déposée à la cour fédérale. À divers endroits dans le document, Vézina réfuta les allégations conservatrices : citations attribuées à tort à Élections Canada, référence à un mauvais document, comparaisons boiteuses, etc.
Quant aux échantillons de publicités électorales libérales fournis par le PCC, ils n'ébranlèrent pas la position d'Élections Canada, au contraire. "Il est clair en consultant le script radiophonique que la publicité en question invite spécifiquement les électeurs à voter pour un candidat en particulier", était-il écrit. (61)
Par ailleurs, il ne faisait aucun doute aux yeux d'Élections Canada que les publicités dites régionales du PCC n'avait aucun contenu local puisqu'elles ne faisaient pas la promotion d'un candidat précis, seulement celle du parti. "Les publicités elles-mêmes n'ont pas réussi à dissiper nos doutes que ces dépenses n'avaient pas vraiment été celles des candidats", écrivit Vézina.
Élections Canada avait des motifs encore plus sérieux de soupçonner que le Parti conservateur d'avoir enfreint la loi électorale. Dans une région donnée, expliqua Vézina, le PCC procédait à l'achat d'un bloc publicitaire et les candidats participants se partageaient ensuite la facture. Or, répartition de la facture était bien inégale.
Le document offrait l'exemple de trois candidats conservateurs de Toronto. "Le coût imparti aux trois campagnes a été de 49 999,88 $, 19 999,95 $ et 39 999,91 $ respectivement. Élections Canada n'a trouvé aucun document qui aurait pu expliquer une telle variation entre les coûts impartis aux candidats pour ce qui semble être des publicités à fréquence identique", indiquait Élections Canada.
En fait, c'était un aveu venant de la bouche même d'un agent officiel d'une candidate conservatrice de Vancouver qui confirma les soupçons d'Élections Canada. "Je crois que nous avons contribué à la campagne nationale de publicités télévisées. Nous n'allions pas être capables de dépenser le maximum permis par la loi, alors le parti nous a demandé si nous pouvions aider", raconta cet agent à un enquêteur d'Élections Canada.
De plus, un grand nombre de candidats locaux ayant participé aux achats publicitaires de groupe furent incapables de fournir une quelconque pièce justificative, et ce, même si la dépense pouvait parfois atteindre les 50 000 dollars. "On s'attendrait d'être capable de recevoir de la part d'un agent officiel plus de détails pour une dépense d'une telle ampleur", s'étonna Vézina.
En fait, c'était toujours le PCC qui géra cette affaire par la suite, fournissant même aux agents officiels une lettre-type, avec du papier à en-tête du parti, pour répondre aux questions d'Élections Canada.
Sources :
(47) "Le Devoir, "Des omissions", Christian Paradis, 28 août 2007, p. A6.
(48) National Post, "How Bloc boosted federal funds", April 1 2003, Andrew McIntosh, p. A1.
(49) La Presse Canadienne, "Ottawa demande à Elections Canada de se pencher sur des stratagèmes du Bloc", Sylvain Larocque, 1 avril 2003.
(50) La Presse Canadienne, "Le stratagème du Bloc québécois viole l'esprit de la loi, dit Kingsley", Sylvain Larocque, 2 avril 2003.
(51) La Presse, "Les "stratagèmes" du Bloc sont tout à fait légaux", Gilles Toupin, 2 avril 2003, p. A10.
(52) Le Devoir, "Le Bloc fait entrer et sortir l'argent pour se financer", Hélène Buzzetti, 2 avril 2003, p. A4.
(53) Le Devoir, "Le PQ aussi a recours au «in and out»", Tommy Chouinard, 4 avril 2003, p. A3.
(54) La Presse, "L'ADQ généreuse pour ses donateurs", Denis Lessard, 23 mars 2000, p. B1.
(55) La Presse, "Le DGE dépose 14 constats d'infraction", Denis Lessard, 30 mars 2000, p. B1.
(56) La Presse Canadienne, "Les accusations de manoeuvres frauduleuses contre des adéquistes sont retirées", Norman Delisle, 23 février 2001.
(57) La Presse Canadienne, "Les élections complémentaires risquent d'être catastrophiques pour l'ADQ", Martin Ouellet, 30 avril 2008.
(58) La Presse, "Les conservateurs contre-attaquent en Cour fédérale", Gilles Toupin, 13 novembre 2007, p. A21.
(59) Le Devoir, "Les conservateurs accusent Élections Canada de partialité", Hélène Buzzetti, 14 novembre 2007, p. A3.
(60) La Tribune, "Manque flagrant de retenue", Maurice Cloutier, 23 novembre 2007, p. 14.
(61) Le Devoir, "Élections Canada contredit le PC", Hélène Buzzetti, 16 janvier 2008, p. A1.