La GRC chez les conservateurs
Le 15 avril 2008 pourrait fort bien passer dans l'histoire pour la journée où le ciel tomba sur la tête du Parti conservateur du Canada. Ce jour-là, des enquêteurs du commissaire aux élections fédérales accompagnés de membres de la GRC menèrent une perquisition au bureau national du PCC, au centre-ville d'Ottawa. Le but de cette visite surprise consistait à saisir certains documents liés aux dépenses des conservateurs lors des élections fédérales de 2005-2006.
Des caméras de réseaux de télévision étaient présentes sur les lieux pour filmer cet événement hors de l'ordinaire. Des stratèges libéraux qui se mêlèrent aux journalistes apportèrent leurs propres caméras vidéo pour s'assurer d'immortaliser la scène.
Cette perquisition spectaculaire créa une onde de choc d'un bout à l'autre du Canada. À partir de ce moment, il deviendra impossible pour les grands médias écrits québécois de continuer à négliger l'importance politique de l'affaire du financement électoral des conservateurs comme ils l'avaient fait depuis le début de la controverse, à l'exception du Devoir.
Les conservateurs eurent fort à faire pour minimiser une situation aussi incroyablement embarrassante. En fin d'après-midi, le PCC diffusa une brève déclaration dans laquelle on mentionna que "Élections Canada" avait visité son quartier général, mais en passant sous silence la présence de la GRC. (62) L'omission de ce "détail" ne passa évidemment pas inaperçu aux yeux de l'opposition.
De leur côté, les autorités se montrèrent peu loquaces. La dénonciation faite sous serment en soutien à la demande de mandat de perquisition était gardée sous scellés au tribunal. Le commissaire aux élections fédérales souhaitait que tous les document se rapportant au mandat de perquisition demeurent sous scellés pendant les trois prochains mois, et ce, "pour ne pas compromettre la nature et l'étendue de l'enquête."
Naturellement, la question qui était sur toutes les lèvres était de savoir ce qui avait amené la GRC aux bureaux du PCC. "Ce n'est pas une enquête de la GRC. Nous sommes ici pour aider seulement", se contenta de dire le caporal Jean Hainey. (63) "Le Commissaire aux élections fédérales a demandé à la GRC d'aider le commissaire à exécuter un mandat de perquisition", précisa pour sa part John Enwright, porte-parole à Élections Canada. (64)
Le premier ministre Harper tenta tant bien que mal de présenter l'affaire comme un simple différend entre le PCC et Élections Canada sur l'interprétation de la loi électorale. "Le Parti conservateur a donné à Élections Canada tous les documents qu'il réclamait", prétendit le chef conservateur à qui voulait bien le croire.
Harper chercha aussi à jeter un doute sur les véritables motivations qui animait l'agence responsable de la loi électorale dans ce dossier. "Il n'est pas clair dans notre esprit pourquoi Élections Canada a posé un tel geste aujourd'hui. Ses employés devaient être interrogés demain par nos avocats", lança Harper, en insinuant la possibilité d'un lien avec la perquisition.
Explications aussitôt rejetées par l'opposition. "Il essaie de se présenter comme victime, mais c'est lui qui a mené une campagne électorale contre le scandale des commandites des libéraux", rappela le chef du NPD, Jack Layton. "Il a promis un gouvernement plus blanc que blanc et on voit maintenant qu'il essaie de blâmer Élections Canada ou la GRC qui font des efforts pour obtenir la vérité."
"Ça révèle que M. Harper a beaucoup à cacher", commenta de son côté le député libéral Dominic LeBlanc. "Si le Parti conservateur était transparent, la GRC n'aurait pas été obligée de défoncer la porte de leur quartier de campagne aujourd'hui", ajouta-t-il. (65) "C'est un gouvernement qui fait exactement le contraire de ce qu'il prônait alors qu'ils étaient dans l'opposition", observa pour sa part Gilles Duceppe. (66)
Bien entendu, l'événement déclencha un véritable déluge de mauvaise presse contre les conservateurs. "Les conservateurs sont dans de sales draps. Et ils ne voient pas comment faire disparaître la grosse tache que représente le dépassement de leurs dépenses électorales lors du dernier scrutin", nota Pierre-Paul Noreau, éditorialiste au quotidien Le Soleil. (67)
"Les conservateurs, comme bien d'autres, ne peuvent résister à la tentation de potentiellement abuser du système quand ils en ont les moyens", écrivit de son côté Manon Cornellier, chroniqueuse politique au Devoir. (68) "L'image du chevalier de la transparence de Stephen Harper est ternie", souligna le politologue Christian Dufour. (69)
À la Chambre des communes, la perquisition au quartier général du PCC monopolisa une bonne partie de la période des questions. (70) Refusant d'apporter le moindre éclaircissement sur la situation, les conservateurs voulurent plutôt faire accroire qu'ils étaient dépassés par les événements face à une opposition incrédule.
De plus, Harper et son leader parlementaire au Parlement, Peter Van Loan, ne manquèrent jamais une occasion de rappeler que "le Parti conservateur lui-même a intenté des poursuites devant les tribunaux" dans cette affaire. "Notre position juridique est en béton", insista même Harper.
Le député LeBlanc ne se montra toutefois guère impressionné par le surplus d'assurance déployé par le premier ministre. "Pendant huit mois, les conservateurs ont fait obstruction à un comité parlementaire chaque fois qu'il tentait d'enquêter sur le scandale des transferts", rappela-t-il. "Les conservateurs ont même poursuivi Élections Canada dans une tentative bidon en vue de retarder cette enquête. Finalement, les conservateurs ont fait de l'obstruction pendant tellement longtemps que le commissaire aux élections a dû faire appel à la GRC."
Malheureusement pour les conservateurs, leur calvaire ne faisait que commencer car les perquisitions se poursuivirent pour une seconde journée d'affilée à leur bureau national. En fait, le mandat de perquisition autorisait les enquêteurs à fouiller les bureaux des conservateurs durant une période de 72 heures. En cette deuxième journée, la journaliste Hélène Buzzetti du Devoir se rendit elle-même sur lieux, question de pouvoir rapporter ce qui s'y passait.
"Un gardien de sécurité était posté devant la porte des bureaux conservateurs", écrivit-elle. (71) "Deux agents de la GRC sont entrés avec leur veste pare-balles, l'un d'eux tenant une caméra numérique à la main. Plus tard, deux agents sont partis avec trois grosses valises noires et deux mallettes en plastique moulé plus petites contenant leur 'matériel'. (...) Six personnes sont sorties peu de temps après, dont au moins deux ont été identifiées comme travaillant pour Élections Canada. Elles poussaient un chariot sur lequel se trouvaient cinq boîtes de carton et un attaché-case en cuir."
Les membres de l'opposition revinrent à la charge de plus belle à la période des questions pour exiger les explications qu'ils n'avaient pas obtenu la veille. Gilles Duceppe demanda à Harper de rendre public le mandat de perquisition tout en critiquant l'attitude qu'affichait le chef conservateur dans toute cette affaire.
"Avec ses réponses arrogantes et ses attaques envers cette institution démocratique, le premier ministre me fait penser à Jean Chrétien, l'ex-premier ministre du Canada, qui ne se gênait pas pour attaquer la crédibilité du juge Gomery lors du scandale des commandites", lança le chef bloquiste. (72) "C'est le même comportement. On sent que le vieux fond réformiste refait surface."
Mais ce fut sans doute le député néo-démocrate Charlie Angus qui se montra le plus dur dans ses propos contre les conservateurs. "Les conservateurs avaient promis à la population canadienne qu'ils mettraient la barre plus haute que les vieux libéraux corrompus. Pourtant, ils leur ressemblent en maudit", fit-il remarquer. Les propos d'Angus déplurent d'ailleurs au président des Communes, qui rappela le député à l'ordre.
De leur côté, les conservateurs continuèrent à faire le procès de l'agence responsable de la loi électorale fédérale. "Élections Canada ne vise que le Parti conservateur", clama Peter Van Loan. "C'est pour cette raison que nous avons intenté une poursuite contre Élections Canada", indiqua-t-il ensuite. Puis, Van Loan lança cette petite remarque pleine de sous-entendus : "Je me demande aussi pourquoi le Parti libéral du Canada était sur les lieux, comme par hasard, accompagné d'une équipe de tournage."
Les conservateurs cherchaient vraisemblablement à amener le public à soupçonner que la perquisition pourrait avoir été arrangée avec le gars des vues, voire qu'il y avait peut-être collusion entre Élections Canada et les libéraux. La journaliste Buzzetti rapporta toutefois dans Le Devoir que les libéraux étaient arrivés seulement après que les médias commencèrent à diffuser la nouvelle de la perquisition en cours. (73)
La même semaine, les journalistes de la colline parlementaire apostrophèrent le DGÉ Marc Mayrand, qui comparaissait devant un comité sénatorial. "Pas de commentaire. Je vais vous laisser juger de la situation", leur dit-il. (74) Lorsqu'une journaliste lui demanda s'il ne ressentait pas une certaine frustration d'être ainsi accusé de partialité, Mayrand répondit : "Ça fait partie du territoire, je dirais, à l'occasion... malheureusement."
En fait, les accusations que lançaient les conservateurs en direction Élections Canada étaient si grossières qu'elles commencèrent même à se retourner contre eux. Pierre-Paul Noreau du Soleil n'hésita pas à ridiculiser le parti de Harper : "Élections Canada est coupable de faire de la petite politique partisane au détriment du Parti conservateur. Pardon ? Attendez, ce n'est rien. L'organisme indépendant se livre en plus à de l'abus de pouvoir en utilisant des tactiques d'intimidation à l'égard du gouvernement parce celui-ci ose contester une de ses décisions devant les tribunaux... Non mais vraiment, y a-t-il une personne sensée au pays prête à avaler un scénario aussi tordu ?" (75)
Le 18 avril, un juge ontarien ordonna la levé des scellés sur les documents qui avaient été déposés à la cour en soutien à la demande de mandat de perquisition. La décision tomba un vendredi et les autorités judiciaires firent savoir que les documents seront disponibles au public au plus tôt le lundi suivant. Ce qui laissait aux conservateurs une fin de semaine complète pour peaufiner une stratégique de relations-publiques de limitation des dégâts.
cette fin de semaine-là, l'éditorialiste André Pratte de La Presse signa un texte qui exprimait davantage de doutes à l'égard de la démarche d'Élections Canada plutôt qu'envers les conservateurs. "L'affaire étant à la fois floue et délicate, on se demande ce qui a poussé le Commissaire aux élections fédérales (l'enquêteur d'Élections Canada) à prendre une mesure aussi draconienne que la perquisition", écrivit Pratte. (76)
"On a l'impression d'assister désormais à une épreuve de force entre Élections Canada et le PC plutôt qu'à un débat juridique", ajouta-t-il. C'était-là pratiquement faire écho aux propos des conservateurs qui, depuis le début, voulait présenter l'affaire de cette façon aux yeux du public.
Bien entendu, si l'éditorialiste de La Presse avait envie de ramer à contre-courant, libre à lui de le faire. Ce qu'il y avait d'étrange dans sa façon de procédé, cependant, c'était qu'il n'avait pas attendu que les documents de cour soient rendus public avant d'écrire que "l'illégalité des gestes des organisateurs conservateurs n'est pas évidente."
Comment pouvait-elle être évidente dans un contexte où ni lui, ni le reste de la population, n'avaient encore tous le faits en main ? En fait, les seuls qui connaissaient le motif exact de la perquisition, c'était les conservateurs eux-mêmes, mais ceux-ci avaient choisi de garder le secret. "Il vaut mieux réserver notre jugement sur ce scandale... qui n'en est pas encore un", conclua Pratte, qui semblait bien décidé à accorder le bénéfice du doute aux conservateurs.
Quand on mettait les choses en perspective, la position éditoriale de Pratte n'avait rien de particulièrement étonnante en soi. En effet, depuis le tout début de l'affaire de financement électoral, La Presse avait été l'un de ces grands médias qui mirent des gants blancs pour traiter de cette controverse, et ça, c'était lorsqu'il daignait écrire à ce sujet.
Ce choix n'était peut-être pas étranger au fait que les conservateurs ont la réputation de récompenser les médias qui savent se montrer "compréhensifs" à leur égard. D'ailleurs, le jour même où La Presse publia le texte de Pratte, le PCC se livra justement à une petite démonstration de favoritisme médiatique.
En effet, une poignée de médias triés sur le volet furent conviés à une rencontre avec de hauts responsables conservateurs incluant le directeur de campagne Doug Finley, le principal responsable des relations avec les médias, Ryan Sparrow, et l'avocat Paul Lepsoe, dans une chambre d'hôtel du centre-ville d'Ottawa, en soirée. Les conservateurs voulaient ainsi faire connaître leur version des faits avant que le tribunal ne divulgue le mandat de perquisition et les autres documents s'y rapportant.
Durant la réunion, un dirigeant influent du parti ayant requis l'anonymat qualifia d'abusives la perquisition et les saisies, soulignant que dix-sept boîtes avaient été emmenées à l'extérieur des bureaux du PCC et que les disques durs de tous les ordinateurs avaient été copiés. (77) Les médias qui eurent le privilège d'être sélectionnés par les conservateurs reçurent en primeur un CD-Rom contenant une partie des documents qui étaient sur le point d'être rendus publics.
Bien entendu, les conservateurs n'avaient pas oublié d'inviter La Presse. Quant aux autres médias choyés, il s'agissait du quotidien The Toronto Star et les réseaux CTV et TVA.
Le Ottawa Citizen, qui avait fait éclater l'affaire l'année précédente, ne figurait pas au nombre des invités, ni aucun des autres journaux de la chaîne CanWest. Idem pour Le Devoir, qui fut le premier quotidien québécois à couvrir l'affaire, ni même Radio-Canada, qui avait été le premier à révéler la perquisition au quartier général des conservateurs. "Dans cette dispute entre Élections Canada et le Parti conservateur, il y a deux camps. Semble-t-il, aux yeux des conservateurs, Radio-Canada fait pas partie du bon", commenta la journaliste Emmanuelle Latraverse lors du Téléjournal. (78)
Toutefois, les choses n'allèrent pas comme prévue lorsque des journalistes qui n'étaient pas sur la liste d'invités se retrouvèrent dans le hall d'entrée de l'hôtel pour questionner leurs collègues. (79) Agacés par la façon de faire des conservateurs, des représentants des médias se rassemblèrent à l'extérieur de la chambre pour obtenir des explications. Un journaliste de la CBC tenta même de s'inviter à l'intérieur avec un caméraman, mais ils se firent rapidement montrer la porte.
L'opération de "damage control" était en train de virer au fiasco. Lorsqu'ils réalisèrent qu'ils étaient en train de perdre complètement la face devant les caméras de télévision, les dirigeants conservateurs prirent leur courage à deux mains et fuyèrent les journalistes par une sortie de secours.
"Cela renforce l'image de culpabilité des conservateurs", commenta le leader parlementaire du Parti libéral, Ralph Goodale. "Ils font des efforts extraordinaires pour créer le bon message, le faire avaler à la population, le contrôler... Mais en fin de compte, ils ne parviennent qu'à se rendre ridicules."
Sources :
(62) La Presse Canadienne, "La GRC perquisitionne les bureaux d'Ottawa du Parti conservateur du Canada", Isabelle Rodrigue, 15 avril 2008.
(63) La Presse, "Élections Canada conteste certaines dépenses électorales", Joël-Denis Bellavance, 16 avril 2008, p. A8.
(64) Le Devoir, "Perquisition au Parti conservateur - Élections Canada intensifie son enquête sur des dépenses électorales douteuses", Hélène Buzzetti, 16 avril 2008, p. A1.
(65) Radio-Canada, Le Téléjournal, 15 avril 2008.
(66) Le Soleil, "La GRC investit le QG des conservateurs", Raymond Giroux, 16 avril 2008, p. 7.
(67) Le Soleil, "Aberrante défense", Pierre-Paul Noreau, 18 avril 2008, p. 24.
(68) Le Devoir, "Le brouillard conservateur", Manon Cornellier, 16 avril 2008, p. A3.
(69) Le Journal de Québec, "La transparence d'Harper ternie", 18 avril 2008.
(71) Le Devoir, "Les conservateurs ne décolèrent pas", Hélène Buzzetti, 17 avril 2008, p. A3.
(73) Op. cit.
(74) Le Devoir, "Marc Mayrand reste au-dessus de la mêlée", Hélène Buzzetti, 18 avril 2008, p. A2.
(75) Op cit.
(76) La Presse, "Un scandale équivoque", André Pratte, 20 avril 2008, p. A14.
(77) La Presse, "Les conservateurs tentent de prévenir les coups", Hugo De Grandpré, 21 avril 2008, p. A1.
(78) Radio-Canada, Le Téléjournal, 20 avril 2008.
(79) La Presse Canadienne, "Le PCC veut limiter les dégâts au sujet de la perquisition de la GRC", Jim Brown, 20 avril 2008.