Les conservateurs ont-ils acheté les élections ?
La divulgation des documents liés au mandat de perquisition donna lieu à une nouvelle série de révélations extrêmement accablantes pour les conservateurs. Le public pu prendre connaissance de la dénonciation sous serment signée par Ronald Lamothe, un enquêteur adjoint au commissaire aux élections fédérales. Avec les annexes, ce document très étoffé s'élevait à plus de 600 pages.
Le document fit notamment état du manque collaboration des conservateurs à l'enquête. Ainsi, seize des dix-huit candidats ou agents conservateurs à qui ils avaient demandé des entrevue refusèrent de rencontrer les enquêteurs du commissaire.
Le document permettait aussi de comprendre pourquoi le commissaire avait fait appel à la GRC pour la perquisition, qui aura duré trois jours en tout. Ainsi, le commissaire aux élections ne disposait que de quatre enquêteurs dans ce dossier, et aucun d'eux n'avait une connaissance assez approfondie en informatique pour mener à bien ce type de perquisition. (80) L'aide des spécialistes informatiques de la GRC fut donc sollicitée, de même que celle d'un juricomptable privé.
Mais surtout, on y confirmait les motifs qui avaient incité le commissaire à s'adresser à la Cour supérieure de l'Ontario pour obtenir un mandat de perquisition lui permettant de fouiller les bureaux du PCC et de saisir des quantités considérables de données informatiques et documentaires.
Lamothe y soutenait que les dépenses publicitaire des Conservateurs avaient permis au parti "de dépenser plus de 1 million $ au-delà de limite légale de 18 millions $." Notons que toute personne trouvée coupable d'avoir excédé le plafond des dépenses électorales est passible d'une amende maximale de 1000 dollars et d'une peine d'emprisonnement maximale de trois mois.
On savait déjà qu'Élections Canada soupçonnait le PCC d'avoir en quelque sorte "pelleté" son surplus en budget publicitaire dans la cour de ses candidats les moins dépensiers. On découvrait maintenant que cette thèse était largement accréditée par certains courriels compromettants obtenus par Élections Canada et reproduits dans les annexes à la dénonciation.
Ainsi, une communication par courriel datée du 8 décembre 2005 entre David Campbell et Andrew Kumpf était particulièrement incriminant. Campbell et Kumpf travaillaient tous deux pour le Groupe Retail Media, la firme torontoise de placement de publicités avec qui le PCC avait fait affaire pour procéder aux achats de temps d'antenne durant la campagne de 2005-2006.
Dans son courriel, Campbell rapportait une conversation qu'il avait eu avec Irwin Gerstein, le président du Fonds conservateur du Canada, l'agent officiel du parti : "Ils ont peut-être atteint leur limite légale de dépenses. Ils pensent à déplacer vers les circonscriptions certains blocs de temps d'antenne. J'ai cru comprendre que c'était afin de légalement porter au maximum les dépenses de publicité." (81)
La suite des choses semblait donner raison au publicitaire Campbell dans l'interprétation qu'il faisait des propos qu'avait tenu Gerstein. En effet, dès le lendemain, le PCC entra en contact avec les différents réseaux télévisés avec lesquels il avait retenu du temps d'antenne pour faire changer la classification des publicités prévues : de nationales, elles devraient désormais être rangées dans la catégorie des publicités "régionales."
Mentionnons aussi ce courriel tout aussi suspect, daté du 15 décembre 2005, qu'envoya Michael Donison, alors directeur général du PCC, au publicitaire Kumpf : "Les 25 candidats que tu as choisis au Québec à qui assigner une partie de l'achat de publicités ont presque déjà atteint leur limite de dépenses - seulement trois ou quatre ont encore une marge de manoeuvre de dépenses pour participer."
Certains courriels illustrait que l'avocat Paul Lepsoe, celui-là même qui représentait le PCC devant la Cour fédérale, semblait avoir eu son mot à dire dans la mise en place du stratagème, comme celui-ci envoyé le jour même par Donison au publicitaire Kumpf : "J'ai parlé avec Paul Lepsoe. Il m'a suggéré de prendre des circonscriptions mitoyennes à celles sur notre liste - pourquoi pas celles sur la rive Sud de Montréal ? Aucun de ces candidats ne pourra ou ne voudra dépenser beaucoup. Ils pourraient mettre leur plafond à notre disposition."
Mais ce n'était pas tout. Si le PCC avait dépassé la limite des dépenses autorisées, cela signifiait nécessairement qu'il avait aussi tenté de camoufler ce manquement à la loi lorsqu'arriva pour lui le temps de soumettre son compte de dépenses à Élections Canada.
C'est ce qu'alléguait Lamothe dans sa dénonciation. Selon lui, le Fonds conservateur avait déclaré des dépenses en sachant qu'elles "contenaient des informations fausses ou des informations qui pouvaient induire en erreur", ce qui constituait une seconde infraction à la loi électorale. Dans ce cas-ci, la loi prévoyait des peines encore plus sévères, soit une amende maximale de 5000 dollars et une sentence d'emprisonnement maximale de cinq ans.
Lamothe soupçonnait plus précisément le PPC d'avoir produit de fausses factures en utilisant l'entête du Groupe Retail Media, en décembre 2006. (82) Notons que lesdites factures avaient été soumises à Élections Canada en réponse à une demande écrite que le DGÉ de l'époque, Jean-Pierre Kingsley, avait adressé à quatorze candidats du parti quelques semaines avant sa démission, vers la fin de l'année 2006.
Lamothe découvrit que ces fausses factures comportaient toutes la même faute de frappe ("nvoice" au lieu de "invoice", qui est le mot facture en anglais). "Je crois qu'elles ont été altérées par le Fonds conservateur du Canada ou le Parti conservateur du Canada parce qu'elles ne sont pas conformes aux factures émises par Retail Media au Parti conservateur du Canada ou au Fonds conservateur du Canada pour ce qui est de l'achat de temps d'antenne durant les 39es élections fédérales", écrivit Lamothe dans sa dénonciation.
En fait, l'enquêteur estimait avoir de bonnes raisons de croire que les factures auraient été préparées par les dirigeants du parti et non pas par Retail Media. Lamothe en vint à cette conclusion après avoir interrogé les représentants de Retail Media, dont Marilyn Dixon, la PDG de l'entreprise.
Ainsi, Dixon affirma que les factures soumises par les candidats locaux n'avaient pas été produites par son entreprise. De son côté, le publicitaire Kumpf déclara qu'il n'avait jamais envoyé de factures aux candidats locaux et que toutes les transactions avaient été effectuées avec les dirigeants du parti, à Ottawa.
Voilà qui, en soi, en disait déjà beaucoup. En effet, depuis le début de l'affaire, les conservateurs s'étaient tués à répéter, tels des perroquets hypnotisés, que les autres partis politiques avaient eux aussi eut recours à la fameuse méthode "in and out." Toutefois, au vu des allégations du commissaire aux élections fédérales, l'impertinente de cette ligne de défense devint manifeste.
Ainsi, à proprement parler, ce n'était pas le stratagème de transfert de fond des conservateurs en lui-même qui avait donné lieu à la perquisition au bureau national du PCC. En fait, si le parti de Harper était sous enquête, c'était parce qu'Élections Canada avait des motifs de croire qu'il pouvait avoir enfreint la loi électorale en excédant le plafond des dépenses autorisées et en produisant des déclarations qu'il savait être fausses ou trompeuses. Or, personne n'avait allégué que les autres partis politiques pouvaient avoir commis de telles infractions à la loi électorale. Pas même les conservateurs.
Voilà donc qui pouvait expliquer pourquoi Élections Canada n'avait pas embêté les autres partis même si ceux-ci avaient peut-être employé une combine comptable similaire à celle des conservateurs, quoique dans une moindre mesure. Les conservateurs n'avaient donc qu'eux-mêmes à blâmer s'ils se retrouvaient dans un pareil pétrin.
Mais, de toute évidence, cela aurait été trop leur en demander que de faire amende honorable. D'autant plus qu'une telle admission n'aurait pas été sans entacher leur victoire électorale du 23 janvier 2006, avec toutes les conséquences politiques que l'on peut facilement imaginer.
D'une façon ou d'une autre, les adversaires des conservateurs n'attendirent pas un improbable mea culpa pour se prononcer sur cette question. "Si un parti a dépensé plus d'argent qu'il n'est permis, cela peut influencer le résultat d'une élection", déclara le chef du NPD, Jack Layton.
Selon lui, lorsqu'un parti dépense en trop 1 million de dollars en publicité électorale, cela "ne permet pas d'avoir des élections équitables menées à armes égales." Le député néo-démocrate Pat Martin alla même jusqu'à affirmer que les élections du 23 janvier 2006 devraient être déclarées "nulles et non avenues" en raison de la tricherie présumée du PCC.
Les libéraux étaient eux aussi d'avis que les dépenses excessives des conservateurs aient pu influer sur l'issue des dernières élections générales fédérales. Ils firent plus particulièrement valoir qu'il aurait suffi que 50 000 voix passent des conservateurs aux libéraux pour remporter quelques sièges de plus et ainsi faire pencher la balance en leur faveur.
Au Bloc québécois aussi on n'hésitait pas à faire le lien entre les douteux transferts d'argent et la victoire de certains candidats conservateurs à l'échelle locale. Ainsi, le député bloquiste Michel Guimond remis en question la légitimité de la victoire de trois candidats conservateurs dans la région de Québec, soit Sylvie Boucher, Daniel Petit et Luc Harvey. (83)
Notons que Harvey avait été élu avec une avance de seulement 231 votes dans Louis-Hébert, alors que Boucher battit son adversaire bloquiste de 820 voix dans Beauport-Limoilou tandis que Petit gagna Charlesbourg par 1372 votes.
"La lutte aurait peut-être été un peu plus égale si on n'avait pas envahi la région de publicité nationale déguisée en publicité locale", soutint Guimond, qui allégua que les trois députés conservateurs avaient été élus grâce à de l'"argent sale." Dans le cas de Sylvie Boucher, la somme versée puis retirée de son compte par le PCC fit une différence incontestable puisqu'elle représentait 81 pour cent de toutes ses dépenses de campagne. (84)
Les propos de Guimond piquèrent au vif les trois députés conservateurs qui parlèrent d'"une attaque mensongère, voire diffamatoire," dans une réplique publiée dans les pages du Soleil. (85) Le député Petit alla même jusqu'à intenter une poursuite en dommage de 200 000 dollars contre Guimond deux semaines plus tard. (86)
L'ancien député bloquiste dans Mégantic-l'Érable, Marc Bouliane, affirma pour sa part que "l'argent qui a circulé a certainement eu un impact dans les comtés lors de l'élection." (87) Bouliane, qui avait été défait par le conservateur Christian Paradis, aujourd'hui ministre aux Travaux publics, suggéra que des élections devraient être reprises dans les circonscriptions où l'on découvrira des preuves de malversations.
Sources :
(80) Radio-Canada, "Une enquête sur les conservateurs", Maurice Godin, 23 avril 2008.
(81) Le Devoir, "Harper a acheté l'élection, dit l'opposition", Hélène Buzzetti, 22 avril 2008, p. A1.
(82) La Presse, "Les conservateurs ont produit de fausses factures, affirme Élections Canada", Joël-Denis Bellavance, 22 avril 2008, p. A1.
(83) Le Soleil, "Élus avec de l'argent 'sale'?", Raymond Giroux, 23 avril 2008, p. 8.
(84 Le Devoir, "Harper promet de respecter toute 'nouvelle' interprétation de la loi", Hélène Buzzetti, 23 avril 2008, p. A1.
(85) Le Soleil, "Élus avec de l'argent sale ? Rien de plus faux !", Daniel Petit, Sylvie Boucher et Luc Harvey, 25 avril 2008, p. 23.
(86) Le Soleil, "Poursuite contre le bloquiste Michel Guimond - Le député Petit estime avoir été diffamé", Richard Hénault, 7 mai 2008, p. 12.
(87) La Tribune, "Gary Caldwell en règle avec Élections Canada", Claude Plante, 26 avril 2008, p. 23.