Perdre sa virginité quand on est conservateur
Les critiques contre les conservateurs fusèrent dans les médias d'un bout à l'autre du pays. Pour Randy Burton, chroniqueur du quotidien Star-Phoenix, de Saskatoon, "les conservateurs fédéraux font de leur mieux pour paraître coupables." (89) "L'image de probité de cette formation est irrémédiablement ternie. Le premier ministre Stephen Harper ne pourra plus jouer les purs face au Parti libéral", écrivit de son côté l'éditorialiste du Devoir Bernard Descôteaux. (90)
Même les éditorialistes du National Post, un des quotidiens canadiens qui a le plus d'affinités idéologiques avec les conservateurs, ne furent d'aucun secours. Bien qu'ils étaient d'avis que les limitations au niveau des dépenses électorales étaient à la fois stupides et "antidémocratiques", il n'en demeurait pas moins que ces règles faisaient partie intégrante de la loi et qu'elles devraient être respectées tant et aussi longtemps qu'elles seront en vigueur. (91) "Les conservateurs connaissaient les règles et doivent maintenant démontrer qu'ils les ont suivis ou acceptés d'être punis", firent-ils valoir.
Les conservateurs étaient en train de perdre la bataille de l'opinion publique, comme en témoignait un sondage La Presse Canadienne/Harris-Décima réalisé par téléphone auprès de 1000 personnes entre les 24 et 28 avril. (92) Les résultats laissaient entendre que 58 pour cent des personnes sondées doutaient de l'innocence des conservateurs dans cette affaire. De plus, 33 pour cent des répondants étaient d'avis que ces dépenses électorales en litige pouvaient expliquer la victoire des conservateurs lors du scrutin du 23 janvier 2006.
La premier ministre Harper était assez intelligent pour sentir que le vent était en train de tourner. Réalisant que l'heure n'était plus à mener des procès d'intention contre Élections Canada, le chef conservateur s'employa donc à adoucir un peu le ton.
"Nous avons respecté la loi telle que nous la comprenons", affirma Harper alors qu'il se trouvait en Louisiane où il participait à une rencontre avec ses homologues mexicains et américains. (93) "Lors de la dernière élection, nous avons respecté la loi telle qu'elle avait été interprétée dans le passé, et si cette interprétation change, nous nous y conformerons évidemment, mais nous nous attendrons à ce que les règles soient les mêmes pour tous les partis."
Capitalisant sur le momentum, l'opposition se mit sur le mode offensif. Les libéraux exigèrent la suspension de Michael Donison, conseiller spécial auprès du ministre Peter Van Loan, et du ministre des Transport et lieutenant de Harper au Québec, Lawrence Cannon, le temps que toute la lumière soit faite sur cette affaire. (94)
Il n'est pas inutile de rappeler que Cannon avait occupé des fonctions de la plus haute importance au sein du PCC lors de la campagne de 2005-2006. Il avait en effet été en charge de la stratégie électorale conservatrice au Québec ainsi que responsable de la nomination des candidats qui se présentèrent dans des circonscription de la Belle province.
Les libéraux appuyèrent leur demande en soulignant que les courriels dont faisait mention le dossier de la cour illustrait en long et large que Donison avait été au coeur du stratagème "in and out." Quant au ministre Cannon, son adresse apparaissait dans chaque courriel déposé en guise de preuve par Élections Canada.
Il ressortait aussi que Donison avait sollicité les conseils de Cannon à chaque fois qu'il avait à réquisitionner des candidats locaux pour prendre part au processus de pelletage des dépenses du PCC. Les demandes libérales furent évidemment rejetées par les conservateurs.
La crédibilité de Cannon en prit néanmoins pour son rhume lorsqu'il fut pressé de questions par des journalistes au sujet de la répartition des coûts de la publicité en Outaouais, région où se situait la circonscription de Pontiac qu'il représentait aux Communes.
Bien que ces publicités prétendument régionales achetées selon le système "in and out" devaient logiquement profiter à chacun des cinq candidats de l'Outaouais, deux d'entre eux versèrent près de 45 000 dollars chacun alors que Cannon n'avait eu qu'à payer seulement 6100 dollars.
Cannon s'avoua incapable d'expliquer ces importantes variations dans une même région. "Je n'ai pas la formule de répartition", répondit le ministre. (95) "Non, je ne la connais pas. Cette information-là pourra être connue au moment où nous déposerons la preuve."
Les propos de Cannon furent tournés en dérision par Gille Duceppe. "Un organisateur en chef qui ne s'occupe pas des dépenses, qui ne s'occupe pas des publicités, qui ne lit pas les courriels lui étant adressés, il fait quoi, comme organisateur en chef, lui? Il porte des médailles?", lança le chef bloquiste. (96)
À la même époque, le Bloc québécois tendit un véritable piège à ours aux conservateurs. Il déposa une motion demandant à ce que la Chambre des communes "exprime sa pleine et entière confiance envers Élections Canada et le Commissaire aux élections fédérales." "S'ils votent en faveur de la motion, ils devront cesser de faire ces critiques disant qu'Élections Canada est partiale", jugea Duceppe. (97) Et s'ils votaient contre, continua-t-il, alors Élections Canada viendrait rejoindre la magistrature, la fonction publique fédérale et les médias sur la liste des institutions apparaissant suspectes aux yeux des conservateurs.
Ce fut d'ailleurs au ministre Cannon que revint le rôle de plaider les arguments des conservateurs contre la motion du Bloc. Le lieutenant québécois de Harper expliqua que les conservateurs avaient toujours confiance en Élections Canada, mais qu'ils n'arrivaient pas à s'entendre sur l'interprétation de certaines dépenses électorales. "Nous avons de très sérieuses réserves sur ses agissements récents dans le différend qui nous oppose au sujet des dépenses électorales de la dernière élection et nous voulons que les tribunaux se penchent là-dessus", déclara Cannon. (98)
(90) Op. cit.
(91) National Post, "Conservatives knew the rules", April 22 2008, p. A14.
(92) La Presse Canadienne, "Les Canadiens pensent que les conservateurs ont dépensé plus qu'il se doit", 30 avril 2008.
(93) La Presse, "Harper assure qu'il n'a rien à se reprocher", Joël-Denis Bellavance, 23 avril 2008, p. A19.
(94) Le Devoir, "Cannon doit se mettre sur la touche, selon le PLC", Hélène Buzzetti, 25 avril 2008, p. A2.
(95) Le Devoir, "Cannon plaide l'ignorance", Hélène Buzzetti, 3 mai 2008, p. A1.
(96) Le Devoir, "Harper ne peut pas plaider l'ignorance, croit l'opposition", Hélène Buzzetti, 6 mai 2008, p. A3.
(97) Le Devoir, "Le Bloc force la tenue d'un vote de confiance à l'égard d'Élections Canada", Hélène Buzzetti, 29 avril 2008, p. A3.
(98) Le Droit, "Cannon s'emporte contre la motion du Bloc", Louis Lafortune, 30 avril 2008, p. 21.