La veuve et le Rocker qui voulaient se sauver l'un et l'autre

Publié le par Bureau des Affaires Louches



L'avocat, l'ex-flic, le shylock et le chum de Julie Couillard



Lorsque Julie Couillard rencontra Stéphane Sirois, en juin 1997, celui-ci était membre des Rockers, un club-école des Hells Angels. Lorsqu'elle l'épousa, trois mois plus tard, il ne l'était plus. Que s'était-il passé ? La réponse variera dépendamment de la personne qui répondra à la question. Couillard affirme que c'est elle qui exigea que Sirois quitte les Rockers alors que celui-ci raconte que c'est Maurice «Mom» Boucher qui l'obligea à choisir entre sa dulcinée et son appartenance au club-école. Lorsque le couple divorça, Sirois replongea dans le milieu des motards, cette fois-ci à titre d'agent-source. Il témoigna ensuite pour la couronne aux mégaprocès des Hells. Sirois vit aujourd'hui sous une autre identité dans un endroit tenu secret en vertu du programme de protection des témoins. Couillard, qui ne semble pas avoir conservé de bons souvenirs de Sirois, affirma récemment qu'elle accordait peu de valeur aux dires de son ancien époux. «En ce qui me concerne, ce que Stéphane Sirois a dit à mon sujet n'a aucune crédibilité», lança-t-elle. (72) «Elle est attirée par ceux qui ont de l'argent et du pouvoir», répliqua de son côté Sirois.


Commençons par le début. C'est vers l'âge de 17 ans que Sirois débuta sa carrière criminelle en tant que petit revendeur de drogue dans l'est de Montréal. Au début, il n'avait pas d'associés comme tel, seulement quelques contacts comme Jean-Guy Bourgoin et André Chouinard, qui faisaient alors tous deux partis des Chiefs, un gang aujourd'hui défunt. Bourgoin et Chouinard se joindront éventuellement aux Rockers, un club-école fondé le 26 mars 1992. Les Rockers constituent alors un pied-à-terre officiel en sol montréalais pour les Hells Angels. Bien que l'organisation des Hells comptait un «chapitre de Montréal», auquel «Mom» Boucher faisait d'ailleurs parti à l'époque, il reste que son local était basé physiquement à l'extérieur de la métropole, soit à Sorel (aujourd'hui appelée Sorel-Tracy), une ville de Montérégie. Notons qu'un passage dans un club-école, aussi appelés clubs affiliés, est généralement un apprentissage obligé pour toute personne désireuse de porter un jour les couleurs des Hells.


Chaque nouveau club-école est parrainé par un membre en règle d'un chapitre de l'organisation. Dans le cas des Rockers, c'est «Mom» Boucher qui joua ce rôle, du moins au début. Selon Sirois, les Rockers étaient ni plus ni moins que la création personnelle de «Mom». «Si je devais décrire ce que les Rockers représentent, je dirais qu'ils sont l'image de Mom Boucher. Nous étions la fierté de Mom», de dire Sirois lors d'un de ses témoignages. (73) À l'origine, les nouvelles recrues n'étaient acceptées qu'à l'issue d'un vote unanime des membres, lesquels s'appelaient «frères» entre eux. Mais peu à peu, «Mom» s'était mit à imposé de nouveaux éléments au sein du groupe. (74) «Dans ce temps-là, Maurice Boucher était la seule personne qui pouvait proposer des choses ou prendre des vraies décisions», raconta Sirois. Selon lui, les Rockers seraient même devenus une sorte de vache à lait pour «Mom». «À un moment donné, les Rockers devaient donner 500 $ à Maurice Boucher pour chaque kilo de coke vendu», affirma-t-il. (75)


Durant l'été 1994, une longue et sanguinaire de guerre de gangs éclata entre, d'une part, les Hells Angels et leurs clubs affiliés, et, d'autre part, une coalition appelée l'Alliance regroupant les Rock Machine, les Dark Circle et des petits clans de narcotrafiquants soucieux de préserver leur indépendance. L'explication généralement retenue quant à l'origine de ce conflit est celui d'une bataille pour le contrôle des territoires de vente de drogues. Les affrontements meurtriers vont éventuellement s'étendre à la ville de Québec. Désormais, les narcotrafiquants indépendants comme Sirois devaient choisir leur camp. «J'ai vite compris que c'était assez sérieux, ça tombait d'un bord et de l'autre. Quand j'ai su ce qui se préparait, je me suis dit qu'il valait mieux être du côté des Hells Angels», relatera-t-il plus tard en cour. (76) Sirois fut introduit aux Rockers par un dénommé Bruno Bandiera, lequel perdit la vie dans un attentat à la voiture piégée, à Longueuil, le 5 décembre 1994. Dans l'un de ses témoignages, Sirois raconta que la mort de Bandiera avait pesée dans sa décision de se joindre aux Rockers car il se souciait désormais de sa protection. (77)


Vers la fin de l'année 1994, Jean-Guy Bourgoin proposa aux membres du club-école que Sirois soit accepté en tant que «hangaround», ce qui fut approuvé par les autres Rockers. Sirois expliqua à la cour la signification qu'avait chacun des trois échelons hiérarchiques existant au sein du club : «Le hangaround, c'est celui qui fait les jobs de cochon, les jobs sales que les autres ne veulent pas faire: le ménage du local, les commissions, conduire des membres. Le striker a des fonctions un peu plus définies, mais sa vie sociale disparaît. Il faut toujours qu'il soit prêt quand on l'appelle, par exemple pour servir de garde du corps. Il doit faire les deux: la business (de drogue) et le club. Un full patch a un peu plus de temps libre, il participe aux messes (réunions), et il a le droit de vote à la table.» (78)


En mars 1995, le local fortifié des Rockers, rue Gilford, fut la cible de deux attentats à la bombe, et ce, à une semaine d'intervalle. À chaque coup, Sirois se trouvait sur les lieux, mais il eut la chance de ne pas être blessé. Le sang-froid qu'il démontra à ces deux occasions laissa d'ailleurs une forte impression auprès des Rockers. Après avoir fait suffisamment ses preuves, Sirois fut donc promu an rang de «striker», lors de la fête d'anniversaire du club-école plus tard durant le même mois. Un an plus tard, il devint membre à part entière, ou «full patch». C'est d'ailleurs André Chouinard qui lui remit ses couleurs en mains propres.


Sirois fut éventuellement intégré à l'«équipe de base-ball» des Rockers, dont le mandat consistait, selon ses propres termes, à «donner des tapes sur la yeule aux autres, fracasser une couple de clubs, intimider». (79) C'était à ce titre qu'il prit part au saccage d'un bar de Saint-Sauveur à coups de batte de base-ball, en 1995, parce que le propriétaire s'opposait à la vente de drogue dans son établissement. Sirois raconta aussi au tribunal qu'il avait participé à administrer une sévère raclée à deux types qui auraient «sali» l'image du club-école. «Ils sont tombés en convulsions sur le plancher, on les a réanimés avec la hose, à l'eau froide», précisa-t-il. (80) À un certain moment, Sirois fut même placé dans l'«équipe de football» des Rockers, qui elle était chargée de liquider les membres du camp adverse. Il affirma être parti à la «chasse» à quelques reprises, mais ne jamais avoir appuyé sur la gâchette en tant que tel. Cela n'empêcha pas Sirois de reconnaître qu'il a autant de sang sur les mains que n'importe quel autre de ses «frères» motards. «J'ai contribué à chaque meurtre qui ont été fait par les H.A. (Hells Angels) et les Rockers», avoua-t-il.


Pendant ce temps, Sirois poursuivait ses activités de narcotrafiquant sur le territoire qui lui revenait, soit Anjou et Tétreaultville. Selon son témoignage, Chouinard était alors sa seule source d'approvisionnement en cocaïne. Sirois parvenait à écouler en moyenne de un à deux kilos de coke par mois et une quantité équivalente de haschisch. Il se lança éventuellement dans le commerce d'ecstasy. Ses gains, qui variaient de 16 000 $ à 24 000 $ par mois, Sirois les partageait «moitié-moitié» avec un autre membre des Rockers. Il devait aussi versé «10 % de tout profit de toute activité criminelle» au trésorier du gang, au même titre que tous ses autres «frères» Rockers. Malgré son niveau d'activité criminelle, Sirois réussissa à ne jamais se faire traîner devant les tribunaux tout au long de ses trois années de service parmi les Rockers.


Entre-temps, la structure organisationnelle des Hells connut un important changement avec la création du chapitre des Nomads par «Mom» Boucher et d'autres motards influents, en juin 1995. Les Nomads étaient perçus comme le club-élite des Hells car ceux qui en étaient membre jouissaient de divers privilèges. Par exemple, ils n'étaient pas soumis à un territoire d'activités criminelles prédéfinis, contrairement aux membres des autres chapitres. Mais aussi, les Nomads devinrent collectivement les parrains des Rockers, de sorte que ceux-ci leur devait une obéissance absolue.


Dans une entrevue accordée récemment au magazine 7 Jours, Julie Couillard relata les circonstances dans lesquelles elle fit la connaissance de Sirois, en juin 1997 : «Un an après le meurtre de Gilles, j'ai rencontré Stéphane Sirois. Je ne sortais jamais, je travaillais tout le temps. Une copine m'a secouée en m'invitant à sortir... et je suis tombée sur lui. Il savait qui j'étais. Il m'a demandé si j'étais la veuve de Gilles Giguère. Je ne m'étais pas remise de la perte de Gilles lorsque je l'ai rencontré. Il était clean cut, il ne faisait pas bum du tout. Il n'a pas caché le fait qu'il était membre des Rockers. Je lui ai dit que je ne fréquentais pas de motard. J'avais eu ma leçon. Une semaine plus tard, je l'ai recroisé à un autre endroit. Je ne crois pas que c'était par hasard...»


Cette façon de présenter les choses sembla laisser Sirois quelque peu perplexe. Une semaine après que Couillard étala ses états d'âme dans le magazine 7 Jours, le Globe and Mail publia une longue entrevue avec Sirois lors de laquelle l'ex-Rocker raconta à sa façon sa première rencontre avec Couillard, dans un bar du nord de Montréal. «On faisait la fête. Ce club était connut pour être un repaire de motards. Pourquoi était-elle allée là si elle ne voulait pas rencontrer de motards?», se demanda-t-il tout haut. (81) Toujours est-il que lui et Couillard buvèrent et dansèrent ensemble ce soir-là. Quelques jours plus tard, ils allèrent au casino de Montréal. Peu après, Sirois, qui était l'un des rares Rockers à être bilingue, dû s'envoler à Vancouver pour prendre part à une fête donnée par un club affilié aux Hells. «Julie savait que j'y était allé pour le club et elle était venu me prendre à l'aéroport à mon retour», raconta Sirois.


«On commençait à devenir proches, moi et elle. Je me suis mis à m'attacher à cette fille», continua Sirois. «Elle était différente. J'étais habitué aux danseuses, aux barmaids. Elle était plus raffinée et élégante. Elle avait plus de classe», déclara-t-il. Lorsque leur relation commença à devenir plus sérieuse, Couillard lui posa ses conditions. «Je lui ai dit que, s'il voulait qu'on se fréquente, il fallait qu'il sorte de là», relata Couillard en faisant référence aux Rockers. «J'avais trop peur de vivre une histoire rocambolesque comme avec Gilles». Le moment semblait d'autant mieux choisi que Sirois «laissait entendre qu'il voulait changer de vie», selon elle. «Je n'avais pas pu sauver Gilles, je voulais sauver Stéphane», résuma-t-elle. Là où ça se complique, c'est que Sirois prétend à l'inverse que c'était plutôt lui qui aurait sauvé Julie Couillard...


Sirois prétendit au Globe and Mail qu'il n'apprit que plus tard qu'elle avait été la conjointe Gilles Giguère, et non le soir de leur première rencontre comme l'affirma Couillard au magazine 7 Jours. En apprenant cela, Sirois aurait alors ressenti le besoin d'aller voir «Mom» Boucher. «Je savais que Giguère avait été vraiment proche de Mom», expliqua-t-il. À ce moment-là, les médias avaient déjà prit l'habitude de «Mom» présenter comme le «chef guerrier des Hells». Dans l'un des procès, Sirois avait décrit «Mom» comme quelqu'un qui était «facilement approchable», mais ajouta qu'«il fallait avoir une bonne raison de lui parler». Sirois se disait justement qu'il venait d'en avoir une.


Lorsque Sirois rencontra «Mom», celui-ci aurait été estomaqué d'apprendre que Julie Couillard était devenue sa nouvelle flamme. Le Nomad se mit ensuite à le mitrailler de questions: comment l'avait-il rencontré, de quoi avaient-ils discutés, quelles questions avaient-elles posées ? «C'était comme une inquisition», de dire Sirois. «C'est quoi que tu veux que je fasses, que je la laisse tomber ?», demanda-t-il à «Mom». «Non, pour le moment, garde-là proche de toé», répondit «Mom», ajoutant: «Je te reviendrais là-dessus». Sirois n'aura effectivement pas finit d'en entendre parler... Pour bien comprendre la réaction de «Mom», il serait probablement utile de revenir sur son arrestation pour port d'arme prohibée, en mars 1995. Car c'est à partir de cet événement que «Mom» Boucher se mit à développer une véritable obsession au sujet de l'infiltration policière.


La hantise de «Mom» débuta lorsqu'un enquêteur de la SQ eut l'imprudence de se vanter devant lui que la police avait un informateur infiltré au coeur des Hells. (82) Lors de son séjour derrière les barreaux, «Mom» Boucher eut amplement le loisir de méditer sur la question du fond de sa cellule. Il repassa dans sa tête le fil des arrestations et des saisies policières qui touchèrent son organisation au cours des derniers mois. Après mûre réflexion, il en vint à la conclusion que le policier ne bluffait pas. C'était la saisie d'une minifourgonette bourrée de dynamite durant l'hiver qui l'en avait convaincu. Selon lui, jamais la police n'aurait pu réussir un coup pareil sans l'aide d'une source bien placée à l'intérieur des Hells. «Mom» Boucher ne s'était d'ailleurs pas trompé car son intense remue-méninges se rendit jusqu'aux oreilles de la GRC... grâce à la source codée C-2994, alias Dany Kane.


Depuis octobre 1994, Kane avait décidé de trahir ses compagnons motards parce qu'il n'acceptait pas que ceux-ci le laissent poiroter au bas de l'échelle de la hiérarchie criminelle malgré ses années de loyaux services. À l'époque, Kane fut un participant des plus dévoués dans la guerre contre l'Alliance, de sorte qu'il avait toujours une impressionnante quantité d'informations de première main à offrir, au grand bonheur de ses contrôleurs de la GRC. Ni «Mom», ni les autres membres des Hells n'arriveront à démasquer Dany Kane à temps. Ce pourquoi la question de l'infiltration demeura entière pendant bon nombre d'années dans la tête de «Mom». De nouvelles mesures de sécurité seront d'ailleurs prises pour dissuader les nouveaux venus de se mettre au service de la police. Ainsi, les aspirants Nomads durent fournir aux Hells des coordonnées détaillées, dont les adresses et les numéros d'assurance-sociale, sur leur conjointe et les membres de leur famille. (83)


Quelques jours après sa première rencontre avec «Mom», Sirois fut convoqué au bureau du Nomad sur la rue Bennett, dans Hochelaga-Maisonneuve. Cette fois-ci, «Mom» fit clairement comprendre à Sirois que Couillard le rendait «très nerveux», lui et l'usurier Bob Savard. «Ils soupçonnaient qu'elle avait joué un rôle dans le revirement de Gilles. Qu'elle avait été une informatrice de police et qu'elle pourrait remettre ça. La sonnerie d'alarme venait d'être déclenchée. Maintenant, elle était de retour», déclara Sirois. Durant la conversation, «Mom» aurait mimé une arme à feu avec ses doigts en faisant référence à Giguère. «Je savais exactement ce qu'il voulait dire – il l'avait fait tué, point à la ligne. Il m'a dit que quand Gilles est mort, elle était pour y passer, elle devait être la prochaine», relata Sirois. «Il était vraiment nerveux, et ça me faisait flipper. Je ne voulais pas savoir tout ça mais c'était trop tard – il me l'a dit et maintenant je connaissais ce secret», commenta-t-il.


Dans un autre article paru récemment dans le Globe and Mail, une source proche de «Mom» Boucher affirma au quotidien torontois que l'influent motard s'était mis à soupçonner Couillard dès 1996 d'être elle-même de mèche avec la police. (84) Selon la source, Bob Savard lui avait conseillé de se tenir loin d'elle après que lui et l'ex-caporal de la SQ Gaétan Rivest eurent appris de source policière que Couillard aurait été une informatrice. Il n'en fallut pas plus pour que «Mom» devienne persuadé que Couillard cherchait à pénétrer son cercle intime en développant des liaisons amoureuses, d'abord avec Giguère et ensuite avec Sirois. Toujours selon cette même source, «Mom» n'aurait jamais cesser de penser que Couillard est une informatrice, et ce, même encore aujourd'hui.


Fait particulier, «Mom» aurait aussi acquis la certitude que le contrôleur de Couillard à la SQ était nul autre que le sergent Guy Ouellette, aujourd'hui à la retraite. Lors des sept dernières années de sa carrière, Ouellette avait fait parti de Carcajou et des escouades régionales mixtes qui menaient la lutte aux groupes de motards. Il témoigna en cour à de nombreuses reprises à titre d'expert sur les groupes de motards, notamment à l'enquête de cautionnement de Giguère et de Savard, en 1996. Régulièrement cité dans les médias au sujet des motards, Ouellette a aussi co-écrit avec le journaliste Normand Lester un livre sur la vie de «Mom» Boucher, paru en 2005. À l'instar de Julie Couillard, Ouellette s'intéressa à la politique après avoir goutté au monde des motards. Ainsi, lors des élections québécoises de mars 2007, l'ex-policier se présenta dans la circonscription de Chomedey, à Laval, sous la bannière du Parti libéral du Québec. Durant la campagne, Ouellette avait lancé à la blague que les Hells allaient probablement voter pour lui parce qu'ils préféraient le voir en politique plutôt que témoigner contre eux en cour. (85) L'ex-policier siège aujourd'hui à l'Assemblée nationale et occupe la fonction d'adjoint parlementaire du ministre de la Sécurité publique, Jacques Dupuis.


«Mom» et Sirois se rencontrèrent une troisième fois pour discuter de «l'affaire Julie Couillard», cette fois-ci à la résidence du Nomad, à Contrecoeur. «Il m'a officiellement dit de la laisser tomber», raconta Sirois. «Flush-là», lui aurait ordonné «Mom». Sirois sorti secoué de cette rencontre. «Je marchais sur des oeufs. Je devais donner l'impression qu'avec «Mom», tout était 'oui, monsieur'. Je devais veiller à ce qu'il soit heureux, mais la laisse était courte. Si elle commençait à parler, j'étais mort», se disait-il. C'est alors Sirois se mit à imaginer une porte de sortie pour se déprendre de cette situation de plus en plus inconfortable. Il allait marier Julie Couillard et quitter les Rockers, de sorte que cette femme qui rendait certains caïds si nerveux ne fasse plus parti du décor. «Si je renonce à mes patches, elle croiera que je l'ai fait pour elle. Mom pensera que je l'ai fait pour lui. Je laisserait une bonne impression sur les deux fronts», pensait Sirois qui croyait avoir eu un éclair de génie.


Un quatrième et dernier face-à-face se tint entre «Mom» et Sirois, cette fois-ci sur un terrain vague protégé par des sbires qui faisait le guet. Sirois comprit alors assez vite que «Mom» était loin d'être enchanté par son projet de mariage. «Ça fait un crisse de frette entre toé pis moé», lui lança le Nomad. «Inquiète-toé pas, elle parlera pas», rétorqua Sirois, qui cherchait désespérément à se faire rassurant. Mais il en fallait beaucoup plus pour apaiser «Mom». «C'est quoi qui va arriver si elle se met à ramener les choses du passé pis à faire des vagues ? C'est quoi qui va arriver si elle se met à brasser de la marde par rapport à Gilles ?», demanda-t-il. «Ça arrivera pas», s'empressa de répondre Sirois. «Pis si ça arrive ?», insista «Mom». «Je ferai ce que j'aurai à faire», promis alors Sirois. «Cela signifiait que s'il fallait qu'elle y passe, j'allais devoir m'en occuper moi-même. Cela n'a jamais été mon intention, mais il fallait que «Mom» le croit», précisa Sirois au Globe and Mail. «Okay, c'est entre toé pis moé, parles-en jamais à personne d'autre», conclua «Mom», qui indiqua à Sirois que tout irait bien s'il respectait l'entente. Sirois semblait avoir remporté son périlleux pari.


Quant à Guy Ouellette, qui n'avait pas daigné retourner les nombreux appels que lui avait laissé le Globe and Mail, il fut bien obligé de sortir de son mutisme lorsque le quotidien torontois publia l'article traitant des doutes de «Mom» au sujet de Julie Couillard. Lors d'un entretien avec La Presse Canadienne, l'ex-policier démentissa formellement tout lien avec Julie Couillard en affirmant ne l'avoir jamais rencontré. (86) Il ajouta de même qu'il serait «très, très surpris» d'apprendre que Couillard aurait été une informatrice rémunérée. Durant son entrevue avec le Globe and Mail, Sirois tint lui-même à préciser qu'il était personnellement persuadé que Couillard n'avait jamais travaillé pour la police. «Je suis sûr qu'elle n'a jamais été une informatrice, mais je suis sûr que tout le reste des gens pensaient qu'elle en était une», confia Sirois.


«Ce n'est pas important si elle était une informatrice ou non», s'empressa-t-il d'ajouter. «Ce qui compte, c'est le fait que «Mom» et sa gang croyaient qu'elle l'était – c'était là le danger», insista Sirois. Pourtant, le simple fait que Couillard était encore vie mettait du plomb dans l'aile de cette théorie. Guy Ouellette ne cacha pas son scepticisme quant aux menaces qui auraient pesées sur la vie de Couillard. «S'il y avait vraiment eu un contrat, elle ne serait plus là», opina-t-il de façon catégorique. Il est vrai que quatorze mois s'étaient écoulés entre le meurtre de Giguère et le premier flirt entre Sirois et Couillard, ce qui était bien plus de temps qu'il n'en fallait pour rayer cette femme de la surface de la terre. Même en admettant que l'idée de mettre un contrat sur la tête de Couillard ait effleuré l'esprit de «Mom», il reste que le passage à l'acte ne s'était jamais matérialisé. Comment Sirois expliquait-il cela ? «Je suppose que ça n'en valait plus la peine», spécula Sirois. «Maurice Boucher avait de plus gros poissons à frire plutôt que de s'inquiéter de Julie», ajouta-t-il. Peut-être bien.


Peut-être existe-t-il une autre explication. Avec le bénéfice du recul, «Mom» a peut-être réalisé que Couillard n'a jamais représenté une véritable menace, ni pour lui, ni pour les Hells. Même si l'on retient l'hypothèse non-prouvée où Couillard aurait décidé d'offrir des informations à la police, on a du mal à imaginer ce qu'elle aurait bien pu leur apprendre de plus que Giguère ne leur aurait pas déjà dit. Après tout, c'était Giguère qui était vraiment proche de «Mom», et non elle. Que «Mom» ne la trouva pas digne de confiance est une chose. Ordonner son assassinat en est une autre. Bref, rien ne prouve que Julie Couillard aurait été en danger de mort si Sirois ne l'avait pas épousé. Au contraire, il apparaît plutôt vraisemblable que «Mom» cessa de se soucier d'elle... jusqu'au jour où Sirois décida d'aller lui parler de Couillard !


En fait, il y aurait peut-être lieu de s'interroger sur la responsabilité que portait Sirois dans toute ce mélodrame. N'était-ce pas lui qui fit d'abord monter d'un cran la paranoïa de «Mom» en allant lui causer de Julie Couillard ? N'était-ce pas lui qui désobéissa ensuite à «Mom» en refusant de la «flusher» comme le Nomad le lui avait pourtant ordonné de le faire ? Et enfin, n'était-ce pas encore lui qui joua avec le feu en décidant de marier cette même femme qui, d'après les croyances de «Mom», aurait poussé Giguère dans les bras de la police ? Dans un contexte pareil, comment «Mom» pouvait-il faire autrement que de s'imaginer qu'il était en train d'assister à une répétition du même scénario qui était survenu dans le cas Giguère ?

Enfin, on ne peut écarter la possibilité que Sirois puisse avoir lui-même exagéré quelque peu le danger qu'aurait courut Couillard, soit parce qu'il était lui-même devenu un peu paranoïaque, soit parce que cela aurait servit ses propres intérêts. Ainsi, peut-être y avait-il du vrai quand Sirois aurait laissé entendre à Couillard qu'il voulait changer de vie, comme celle-ci l'a prétendu à 7 Jours. N'oublions pas que c'était une époque périlleuse pour porter des couleurs. Peut-être Sirois voyait-il dans son idylle avec Couillard un prétexte idéal pour quitter ce milieu honorablement... et en vie. Bien entendu, tout ceci ne reste qu'une hypothèse parmi d'autre.



Sources:

(72) The Globe and Mail, «Woman who dated Bernier had links to biker gang», Tu Thanh Ha, Julian Sher and Daniel Leblanc, May 8, 2008, p. A7.

(73) CHERRY Paul, «Les procès des motards», Les Éditions de l'Homme (2005), p. 199.

(74) Cherry, p. 204

(75) Cherry, p. 205

(76) La Presse, «Un autre délateur témoigne», André Cédilot, 7 octobre 2003, p. A18.

(77) Cherry, p. 203.

(78) La Presse, «Un procès orphelin», Christiane Desjardins, 27 juillet 2002, p. A8.

(79) Le Devoir, «Point final avec de gros poings», Brian Myles, 16 juillet 2002, p. A3.

(80) La Presse, «Saccage de bars et bâtons de baseball», Christiane Desjardins, 16 juillet 2002, p. E1.

(81) The Globe and Mail, «'If I didn't marry you, you'd be dead'», Julian Sher, June 6, 2008, p. A14.

(82) «La route des Hells», p. 74, 75.

(83) The Gazette, «Jail guards and judges were targets, trial told», Lisa Fitterman, November 19, 1998, p. A3.

(84) The Globe and Mail, «Bikers weighed killing Couillard as suspected police informant», Rhéal Séguin, May 31, 2008, p. A10.

(85) The Canadian Press, «Biker expert jokes about getting Hells Angels votes in Quebec election», Nelson Wyatt, March 8, 2007.

(86) La Presse Canadienne, «Julie Couillard n'était pas une source de la police», Jocelyne Richer, 31 mai 2008.



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